La paix des hommes
La paix des hommes
Conte de Noël
À toi, Blanche parmi la neige.
En ce matin du vingt-cinq décembre, le silence tombait avec la neige sur le chemin bordant les vignes de Clarenjaux. On n’y voyait pas plus loin que le bout de son pas, tant la blancheur en ce jour particulier recouvrait le monde. Il n’y avait que le ruisselet filant entre les murets, bordant le cimetière qui, malgré le givre, donnait l’impression que quelque pauvre hère survivait toujours dans la nature.
Ce matin donc, Christine s’était levée selon son habitude, enfin presque, vous comprendrez plus tard de quoi il en retournât.
Par la fenêtre de sa chambre, elle avait aperçu des paquets multicolores guignant sous les branchages du sapin, curiosité toute enfantine qui l’avait piquée à vif.
Le beau gardien de la propriété se trouvait au dehors, en retrait, bien abrité, avec des épines denses et chatoyantes. Il ne finirait certes pas son existence dans un salon étroit, car il avait grandi en plein air, au fil des saisons, en liberté et concordance avec la nature environnante.
En raison de cela, père avait construit à nos intentions un petit jardin d’hiver, en lequel nous nous réfugiions le reste de l’année et que nous utilisions aussi pour célébrer Noël.
Une fois la fête survenue, on décorait notre sapin jusqu’à mi-hauteur, car ensuite il devenait impossible de joindre les branches plus élevées qui en ce jour bravaient courageusement l’intempérie natale, transperçant les nues d’une sommité efflanquée.
Cela n’était pas grave qu’il ne fût pas plus garni que cela; de loin il ressemblait à une grande crinoline dont les volants seuls se retrouvaient sertis de boules, guirlandes et chandelles. C’était original et, de plus, un Saint-Nicolas de passage n’aurait nullement besoin de s’échiner en se contorsionnant dans un mince boyau de cheminée pour y délivrer ses présents!
Mais il se passait un étrange phénomène en ce jour de Nativité.
Que la neige recouvrât tout, c’était indubitable, mais que les maisons semblassent désertées de leurs habitants, c’était déjà drôlement plus original!
– Va bien, se disait Christine en poursuivant sa marche. Ça devait arriver, je le savais. Tout est normal. On finira sûrement par rencontrer quelqu’un, c’est pas possible autrement!
Sur les routes et les chemins, la neige s’amoncelait toujours, il semblât aussi que pas un diable – retenez bien ça – ne se donnait la peine de déblayer sa propriété. La voirie devait être, elle aussi, abandonnée car le relief habituel s’engloutissait, il ne restait de toutes ces sentes et de es chemins qu’un vaste champ uniforme, les monticules créant un léger relief n’étant autres que haies, clôtures et murets ensevelis sous un désert blanc.
– Eh là! Eh là!
Il y a quelqu’un par ici?
Point de réponse.
– Eh, là, Eh là! Il y a quelqu’un par là?
Dites-moi, c’est une mauvaise farce… Ce n’est pas sage d’agir ainsi le jour de Noël!
Toujours aucune rumeur, ni âme qui vive.
– J’aurais au moins pensé qu’un adulte soit épargné…
Christine contourna quelques villas, entre les Colondalles, le Côteau de Belmont et la descente du Châble piquant en ligne droite sur l’avenue Eugène Rambert.
À peine arrivés au sol, les flocons proches de la fillette se mirent à scintiller; en fait des myriades d’étoiles s’illuminaient dans un jour blanc, le givre s’y employait aussi, nimbant étrangement, comme s’il y eût des cierges l’éclairant de l’intérieur.
L’odeur caractéristique d’un air hivernal léchant l’enveloppe neigeuse embaumait ce divin coton, tandis que les pas de Christine crépitaient solitaires sur la poudreuse.
Vers certaines demeures, s’égayant en enfilades, on pouvait lorgner par les fenêtres, on voyait des ajourés béant contre un ciel en vis-à-vis mais lointains, sans qu’aucune forme humaine ou autre silhouette ne se déplaçât dans les pièces adjacentes.
Christine n’avait pourtant guère peur.
Elle comprenait pourquoi la crainte ne l’assaillait pas, même les sentiments habituels traversant la vie courante devenaient soudainement caducs.
La petite fille qu’elle était s’estompait progressivement au profit de ce qui lui incombait d’atteindre, mais sans contrainte, sans malaise ni peine d’aucune sorte.
Elle était tout simplement devenue ainsi, rien qui ne la tourmentât plus outre mesure.
Décidément, pas un diable ne circulait – retenez bien ça – si ce n’est, comme elle arrivée vers Belmont, deux ou trois bambins qui la hélèrent, lui firent moult signes de convivialité, chargés de mitaines se percevant à des lieues à la ronde. Eux aussi ne montraient pas la moindre inquiétude. On se saluait simplement de manières distinctives et puis c’est tout.
Rien ne venait à manquer aux besoins quotidiens; avant de quitter le logis, il y avait eu tout ce dont on pouvait souhaiter sur la table du petit déjeuner, il y aurait même de quoi tenir plusieurs mois s’il le fallait, d’ailleurs…
D’ailleurs, c’est vrai ça, quand on y pense…
Où donc étaient-ils passés, les parents?
Les parents aussi s’évanouissaient avec le reste des habitants, de tous les passants, de tout ce qui constituait la vie civile et l’existence de chacun.
Noël fraisait l’humanité sous une énorme chape immaculée; encres et graphite, tableaux noirs, circulations, fanfarons, feux rouges, institutions omniprésentes, plus rien.
Rien ne subsistait, tout demeurait sans voix et borgne.
Les viennoiseries, le pain et toutes sortes de gâteaux ou bûches garnissaient encore les présentoirs des boulangeries, on pouvait se servir soi-même de tout mais sans âme qui vive pour vous contredire, vous interdire les sucreries, c’était vraiment chouette!
Avait-on déjà vu ça auparavant?
Il ne demeurait que le lac, entrebâillé tel un grand édredon afin que le ciel y couchât de tout son long, et c’est bien là ce qu’il survenait. Entre les rives encapuchonnées, les constellations neigeuses s’épandaient sans une plainte sur les flots, avant de sombrer en un profond mutisme.
On pouvait s’entendre respirer, se voir pousser des ailes, se sentir léger, flotter au-dessus du sol: c’est ce qui survint à Christine ainsi qu’à quelques autres tout petits enfants, mais vraiment si minuscules qu’il fallait se pencher bas pour les entrevoir.
La parenté?
On ne s’en voulait pas, c’était devenu confus et disparate.
Même les cadeaux sous le grand sapin gisaient superflus au milieu de nulle part. Les cadeaux oui, mais pas le grand sapin qui demeurait un être cher à part entière, érigé en patriarche veillant sur la faune.
Culte de Midi.
Les cloches du Temple de Clarens carillonnèrent à l’étouffée.
Paix.
Sérénité sur les hommes, mutisme total de la haine et des envies, on redevenait blanc avec la blancheur, les cristaux, les vitraux glacés du ruisseau du Châtelard.
La paix des hommes était descendue en angélus mais sans les hommes, seulement avec certains enfants légers qui se mettaient à s’élever dans les airs, rappelez-vous on avait dit de ne pas l’oublier: il n’y avait bel et bien aucun diable ni dans les rues ni dans les maisons, parce que cela ne se pouvait désormais plus, c’était juste devenu tout simplement impossible.
Je pense que tout le monde a d’ores et déjà saisi que la petite Christine ne fût autre qu’un être chérubin. Ne vous en étonnez point, cela arrive chez certaines fillettes, les vingt-cinq décembre, vers l’âge de quatre ans, surtout après une grave maladie, c’est pour cela qu’elles ne s’en font jamais lorsqu’elles se retrouvent soudainement devant un monde différent.
Elles sont juste parvenues maintenant saines et sauves dans le village d’à côté.
Noël étant toujours le plus fort sur la vindicte et les méchants.
© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Noël”, “La paix des hommes”, décembre 2017 – Tous droits de reproduction réservés.