La neutralité suisse? Déjà mise à l’épreuve…
Le train Kastner: de Budapest en passant par Bergen-Belsen jusqu’à Caux sur Montreux
Le 1er février 1944 devait certainement changer le cours de la politique d’asile Suisse pendant la 2ème guerre mondiale.
Les préparatifs du débarquement allié du 6 juin 1944 vont bon train, de nombreuses divisions américaines sont postées en Angleterre et s’entrainent pour le futur ‘jour J’, de même que les anglais et toutes les nations alliées.
En Suisse, les services de renseignements de la Confédération s’inquiètent désormais beaucoup moins d’une éventuelle invasion des troupes du 3ème Reich, que de la tournure que vont prendre les événements: est-ce que les troupes alliées, une fois la tête de pont effectuée dans le nord-ouest de la France, vont passer sur le Rhin pour entrer et combattre les nazis sur l’Allemagne, ou est-ce que, dans un grand mouvement en arc de cercle, ils vont entrer en, rejoints bientôt par les troupes US débarquées en Provence le 15 août 1944, utilisant le plateau depuis un axe Genève-Bâle, à l’abri derrière le jura, pour entamer la bataille suprême contre les forces de l’axe?
C’est dans ce contexte lourd que des informations commencent à percer à Berne, en particulier sur les exactions subies par les Juifs dans de nombreux pays du centre de l’Europe.
Il s’agit de prendre désormais des décisions, qui peuvent être lourdes de conséquence pour notre pays: sauver des enfants, des personnes des griffes de l’Allemagne nazie, tout en gardant l’esprit, du moins stratégique, de neutralité.
Mais est-ce que la neutralité peut se substituer au devoir moral humanitaire ? Telle est la question que s’est posée le conseiller fédéral Pilet-Golaz (originaire d’ Essertines sur Rolle VD, auteur du fameux discours très décrié du 25 juin 1940)
Il nomme sa politique de concept de «neutralité active»; créant ainsi une polémique telle que cela le pousse à la démission, le 7 novembre 1944.
Il n’en reste pas moins que le 31 octobre 1944 Marcel Pilet-Golaz propose devant les 6 autres sages réunis à Berne d’accueillir 8000 juifs, ce que le conseil fédéral accepte.
Qu’est ce qui a bien pu motiver une telle action de la Suisse et pourquoi a-t-elle pu se concrétiser, dans un contexte où le 3ème Reich, conscient de sa future perte, ouvre ou agrandit des «centres de traitement» un peu partout dans les pays de l’Europe occupée, avec les desseins funestes que l’on connaît?
Il est connu que le comité international de la Croix Rouge à Genève avait des négociations quasi abouties pour faire entrer plus de 1000 juifs en Suisse. En particulier, on sait qu’au cours de l’été et automne 1944, sous la pression des nazis, le gouvernement hongrois occupé a durci sa politique antisémite de manière très forte, faisant craindre aux représentations suisse et suédoise, ainsi que la Croix Rouge sur place, un nouveau ghetto de Varsovie..
Dans l’abondant courrier entre Berne et la légation suisse à Budapest, on peut relever la citation suivante du 12 juillet 1944: «Les nouvelles parvenues en Suisse ont profondément bouleversé l’opinion publique, et provoqué une vague croissante de réprobation et d’indignation. Des manifestations furent organisées dans les milieux politiques et religieux. Des résolutions furent votées, la presse s’en empara sans que nous ayons pu l’en empêcher» (…)
Ainsi, le chef de la division de police, Mr Rothmund, prie instamment le conseil fédéral de «sortir de son silence à ce sujet, et d’intervenir avec vigueur». Ses propos vibrent de l’indignation populaire, et le département politique de justice et police doit céder. Résultat, le même jour, une circulaire émanant de la division de police émet de nouvelles instructions sur l’admissibilité des réfugiés en situation illégale, admettant de facto les Juifs persécutés en tant que menacés dans leur vie.
C’est un véritable virage dans la politique d’asile suisse d’alors, mais à la condition qu’un autre principe fondamental émanant du Conseil fédéral soit mis en vigueur: l’asile devait rester provisoire, et le collège se disait plus compréhensif si on «pouvait obtenir des garanties quand à l’émigration ultérieure des réfugiés entrant en Suisse».
On admettait désormais que l’urgence du péril primait sur le risque de surpopulation étrangère.
Mais Mr Rothmund raisonne et agit déjà dans la perspective d’une victoire des Anglo-Saxons… à plus forte raison qu’il avait ses entrées parmi les relations diplomatiques concernées au niveau local.
Les garanties
Le 22 janvier 1944, le Président des Etats-Unis Théodore Roosevelt crée le WRB, le War Refugee Board. Le 1er février arrive à l’ambassade des Etats-Unis pour la Suisse à Berne Mr Roswell Mc Clelland, représentant pour l’Europe du WRB.
A travers lui, les Etats-Unis peuvent donner des garanties au gouvernement que les futurs réfugiés accueillis en Suisse émigreront ultérieurement «soit dans leur pays d’origine, soit ailleurs». De fait, le gouvernement américain s’engageait dès début août 1944 à seconder la Suisse si elle voulait accueillir des Juifs hongrois. Ceux-ci, écrivait Mc Clelland, «seraient évacués aussi rapidement que possible dans un territoire des Nations Unies, et en attendant cela, mon gouvernement se préparera à prendre des dispositions pour leur entretien en Suisse.»
D’autres sources mentionnent aussi que les Etats-Unis se seraient engagés en contre-partie à protéger la Suisse en cas de retournement de situation à la frontière nord du pays. Cela n’est jamais arrivé, puisque la dernière offensive des allemands s’est effectuée beaucoup plus au nord-est en décembre 1944 dans les Ardennes belges, contrée par les troupes américaines du Général Patton.
C’est ainsi que la légation suisse et la Croix Rouge à Budapest, appuyées par les Etats-Unis, peuvent organiser un convoi de Juifs partant de la capitale hongroise, passant par le camp de concentration de Bergen-Belsen en Allemagne, pour arriver à la frontière suisse, avant d’être finalement accueillis à Caux.
Le convoi
Le train de Kastner était composé de 35 wagons à bestiaux qui ont quitté Budapest le 30 juin 1944, pendant l’occupation allemande de la Hongrie, transportant 1’701 juifs en sécurité en Suisse.
Le train a été nommé en l’honneur de Rudolf Kastner, un avocat et journaliste juif hongrois, membre fondateur du Comité d’aide et de sauvetage de Budapest, un groupe qui a fait sortir clandestinement des Juifs de l’Europe occupée pendant l’Holocauste. Kastner avait négocié avec Adolf Eichmann, officier SS allemand chargé de la déportation des Juifs hongrois à Auschwitz, en Pologne occupée, pour permettre à plus de 1600 Juifs de s’échapper en échange d’or, de diamants et d’argent.
Le train a été organisé lors des déportations à Auschwitz de mai à juillet 1944 de 437’000 Juifs hongrois, dont les trois quarts ont été envoyés dans les chambres à gaz. Ses passagers ont été choisis parmi un large éventail de classes sociales et incluait environ 273 enfants, dont beaucoup étaient orphelins.
A noter que les 150 passagers les plus riches ont payé chacun 1’000 $ pour couvrir leur propre fuite et celle des autres personnes.
Le terrible voyage
Le train est arrivé à la frontière austro-hongroise. Suite à des altercations et vu la situation délicate du convoi, il a d’abord été aiguillé en direction d’Auschwitz, en Pologne. Pendant la manœuvre, des personnalités influentes ont réussi de soudoyer les autorités. Il fallait prendre alors une moins pire décision: soit partir en direction de l’est et de la mort, soit partir en direction du nord-ouest de l’Allemagne vers le camp de concentration de Bergen-Belsen. Ce qu’ils firent. Le train a traversé l’Autriche jusqu’à Linz, où il fut arrêté et inspecté, ses passagers envoyés dans un centre «médical» nazi, leurs parties intimes rasées soi-disant pour éviter des poux, les femmes soumises également à des examens intimes: Bergen-Belsen n’avait pas le même dessein qu’Auschwitz, et ses camps étaient composés en partie de personnes employées de force pour alimenter le contexte militaro-industriel nazi.
Plusieurs personnes crurent alors que les douches se seraient avérées être des chambres à gaz, la communauté Juive hongroise étant au courant des faits d’Auschwitz après l’évasion de ce camp par des ressortissants hongrois, dès août 1943.
Il est impossible d’imaginer la peur de ces personnes, et ce qu’elles ont du ressentir durant ce trajet infernal.
Le train est arrivé le dimanche 9 juillet au camp de Bergen-Belsen, proche de Hanovre. Ses occupants ont alors été dirigés vers une section spéciale, nommée «Ungarnlager», soit ‘camp hongrois’ où ils ont été retenus durant des semaines, et parfois des mois. Il est préférable de ne pas citer leurs conditions de détention.
17 personnes qui, par peur de représailles, s’étaient annoncés de nationalité roumaine (pays pro-axe), ont été retenues définitivement à Bergen-Belsen, car le Roi Michel de Roumanie, renversant Ion Antonescu, avait déclaré désormais que la Roumanie se posait aux côtés des alliés.
Caux sur Montreux
Après un voyage de plusieurs semaines, 31 passagers sont décédés, 318 passagers survivants ont atteint Montreux le 29 août 1944, après que la Gestapo ait laissé le convoi à l’abandon le 22 août en gare de Weil am Rhein, côté allemand, à 3 km de la gare de Bâle, et acheminé jusqu’à la frontière grâce à des cheminots suisses sous le couvert de la Croix Rouge. L’autre partie du convoi et ses 1352 passagers arrivera en gare de Montreux le 8 décembre 1944.
A Caux, ces personnes ont logé à l’hôtel Regina pour les Juifs Orthodoxes (ex-Grand Hôtel), et les autres à l’hôtel Esplanade (ex Caux-Palace), établissements réquisitionnés à cet effet. Le 6 février 1945, un petit – et dernier – convoi d’enfants arriva à St-Gall, sans être acheminé sur la Riviera.
En février 1945, Berne a mis sur pied la première assise des réfugiés en Suisse à Montreux en compagnie du CICR, des Etats-Unis et de l’Angleterre.
Les Etats-Unis tinrent leur promesse d’aide financière et de relocation du Train Kastner, puisque, dès le 26 mai 1945, un premier groupe quittait Caux pour la Palestine, suivi d’un second le 20 août. 10 autres s’étant échelonnés en direction de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Yougoslavie. Un tout petit nombre est retourné en Allemagne et en Autriche.
André Bertalmio