La morgue des abattoirs de Clarens
Voici le 37e conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux. À découvrir vraiment!
La morgue des abattoirs de Clarens
Genre : Inquiétude – Épouvante
Sylvain Galochard, médecin légiste.
Il avait l’habitude des morgues et des préparations de tronçons pour étudiants. Il venait de se faire arrêter après de juteuses expériences sur les cadavres. Juteuses par expériences inavouables au grand public, plus que financièrement parlant, vous l’aurez, je pense, compris de suite.
Ce que je vous propose de découvrir ici, se sont les témoignages et comptes-rendus de son procès, qui se déroula du vingt et un mars 2014 au 21 décembre de la même année, au Tribunal Pénal de Lausanne, et dont je fus avec grands regrets, le témoin direct.
Procès très mystérieux, mené par une horde de magistrats francs-maçons, qui tentaient par tous les moyens de retarder le verdict par vices de formes, afin de protéger l’un de leur Frère, contre le malheureux médecin.
Nous constaterons aussi que les dates agendées de ce procès n’ont pas été arrêtées arbitrairement et correspondent pour la première à l’arrivée du printemps, et pour la seconde au solstice d’hiver.
Si on ne sait pas lire entre les signes, moult détails échappent donc au quidam.
C’était une bien étrange affaire, aussi folle que mystérieuse, et l’on ne comprend toujours pas ce qui a incité ce médecin de réputation reconnue et honoré par ses pairs, à glisser dans une furie hors du commun. Que cherchait-il à prouver? Quels buts finaux nécessitaient une telle violence, et quelles motivations poussaient cet homme à sombrer en des pratiques étranges sur des cadavres?
Le docteur Sylvain Galochard s’approvisionnait auprès des Homes pour personnes âgées, et ce n’est pas ce qu’il manquait le plus dans la région de Montreux: Beau-Site, Joli-Bois, Montbrillant, Côteau-Muraz, Nova-Vita, les Palmiers et Gambetta, pour ne nommer que les plus proches, Mottex et Burier étant déjà hors juridiction communale, et dans ces affaires, il est important de ne pas sortir des limites qui nous sont imparties, sous peine de retrouver Béranges du côté de Glion!
D’après le rapport de police et celui du tribunal, le bon docteur agissait de la manière suivante: dès qu’une personne mourait il attendait que le service du Home accomplisse son travail habituel, en l’occurrence nous avons ici le rapport détaillé du modus operandi de Beau-Site. Voici:
Aussitôt qu’une personne passait dans l’état dit de post mortem, ou de vie à trépas, il fallait de suite lui maintenir la mâchoire scellée à l’aide d’une puissante mentonnière. Car c’est à ce moment précis, juste après que le dernier souffle se soit envolé avec le poids virtuel de l’âme, que les petites têtes de myosine ne se séparent plus des minces filaments d’actine, ce qui confère à la personne, ce que nous appelons «le rigor cadaveris. »
Les choses devenaient cocasses, pour le moins qu’on puisse dire.
Le bon docteur accompagnait les proches jusqu’à la crypte, puis au moment où le cercueil se retrouvait refermé, avec l’aide d’un complice – dont on n’a d’ailleurs jamais pu prouver l’existence – il s’agissait de l’escamoter dans un coin à part, le plus souvent sur une table d’embaumement, puis de déloger son habitant aussi vite fait de son nouveau capitonnage qu’on l’y avait fourré. Car, si l’on regarde plus attentivement les préparations se voulant gentilles et rassurantes, on constate qu’une pellicule de plastique recouvre la personne jusqu’à mi-taille, afin qu’elle conserve cette ridicule façon extatique de reposer, les mains croisées souvent avec un chapelet tournoyant autour de doigts gourds et atrabilaires.
Tout devait être parfait et imperméable au chagrin.
Il y a cette façon d’observer cette stature de cire, que vous avez tous pu expérimenter une fois, je pense, avec les cheveux arrangés, les pommettes retouchées, on devait absolument conserver un état de sommeil, au processus rapide de décomposition qui ne devait d’aucune manière être appréhendé par les proches. Parfois montaient des gargouillis intestinaux, car c’est à cet endroit précis que pullulent le plus de bactéries qui sont nos commensales en ante mortem, puis nos macrophages en post-mortem.
Cette chair… Même après mille dissections, cette chair demeurait fascinante par la tyrannie qu’elle exerçait sur nous, durant toute notre vie. Tyrannie des désirs, de la gourmandise, des habitudes, des plaisirs recherchés, de la concupiscence, puis, quand on la voyait là, si démunie, frêle parchemin tapissant le squelette…
À partir de maintenant, tout ce qui suivra est directement lié au procès, mais retouché quelque peu par mes soins: «Il fallait emporter la personne au plus vite, c’était plus facile à dire qu’à faire, car on aurait pu être surpris de manière inopportune, à n’importe quel moment de l’opération. Mais j’avais besoin de comprendre, de réaliser ces expériences vous comprenez.
La chair, la peau, ces éléments qui faisaient de nous de la matière visqueuse à penser, et dont on ne voyait jamais l’intériorité. Y avez-vous pensé, ne serait-ce que songé une fois dans votre vie à tout cela? Non, je ne pense pas, ce qui vous intéresse, ce sont vos petits plaisirs immédiats, bien entendu, manger, bien boire, tergiverser à propos de tout et de rien, sur vos vacances, votre nouvelle bagnole, baiser de temps en temps, abuser de tout et le plus vite possible, oui tel est le faciès limité de ce corps, qui ne cesse de quémander, comme un gamin gâté et insupportable; je veux ceci, je veux cela, je n’aime pas ça, je veux faire autre chose, etc., etc… Et dans quel état pitoyable les trouvais-je, ces chairs tyranniques, combien stupides semblaient-elles après leurs courtes et misérables apparitions sur cette terre, toutes recroquevillées et enclines déjà à la putréfaction, la pestilence!
Vous ne voyez que les apparences, que le contour de cette chaussette toute emplie d’organes, que vous voulez attractive et séduisante. Mais, pauvres de vous tous, ce qui compte est l’intériorité, tout ce que vous ne sentez point, que vous palpez parfois en faisant la grimace, tous ces abats jetés dans nos balances et qui seuls racontent mieux que tout, le moment crucial de la mort. C’est cela seul qui assure vos survies, les calices rénaux, magnifiques trésors de d’ingénierie, le pancréas, la rate, le grand colon et le grêle, de l’iléon au jéjunum, ce sont ces belles poches veloutées et tièdes, qu’on prend plaisir à soupeser, les deux mains plongées en vos viscères! Comme Léonard et Vesale l’ont expérimenté avant nous, lorsqu’ils transportaient leurs charognes hors des cimetières, toutes ruisselantes d’humeurs noirâtres sur leurs dos!
Que c’était pitoyable!
Alors, je les emmenais dans un énorme fourre-tout, une espèce de housse à habit, ce qui convenait parfaitement pour des dépouilles.
Il fallait que je me hâte, car, bien que je fus légiste et préparateur de corps pour mes étudiants de médecine en dissection, je n’ai jamais vraiment supporté cette odeur caractéristique de cadavres corrompus, mêlée à celle du formol et autres produits qu’on injectait dans les veines des macchabées.
Il me fallait un lieu tranquille, avec tout ce qu’il devait supposer contenir sur place comme instruments, un lieu en lequel je pourrais me fondre sans surprise d’être dérangé. Il n’y avait pas tellement d’endroits à Montreux et environs, qui pourraient se prêter à ce genre d’exercice.
C’est alors que me vint cette brillante idée que je trouvais d’abord saugrenue, Monsieur le Juge, puis qui me parut par la suite parfaitement adéquate: les abattoirs de Clarens!
Non, ne frissonnez pas, je vous en prie! Ne faites pas ces mines-là, Messieurs les bourgeois bien-pensants! En ce qui me concerne, je faisais des recherches des plus utiles pour l’humanité, sur des personnes mortes de leur belle mort tout ce qu’il y a de plus naturelle, bien que certaines, si ce n’est pour la plupart, sous impulsion de différents vices, avaient des parenchymes totalement détruits par les cancers! Ils ne sentaient rien sous mes découpes, aucune mise à mort atroce, que vous justifiez sans cesse, vous infectes massacreurs d’êtres sensibles par centaines, juste pour le ravissement de vos entrailles!
Pensez-y, à vos eaux de boudins, tous ces égorgements sanguinaires, ces bêtes beuglant dans la nuit en sentant encore le sang des précédentes cailler près de leurs boxes! Ces infects bouchers et leurs crochets électriques décimant les porcs, par centaine, le maillet pneumatique fracassant la tête des veaux avec les mères suivant derrière, et qui assistaient à tout! Cela ne vous rappelle-t-il rien?
Puis ces coups de coutil, ces hémorragies continues pissant des jugulaires du bœuf équarri, croché par une patte, de l’agneau égorgé, toute cette honte en bacchanale, juste pour satisfaire vos chairs ne demandant qu’à se repaître de cadavres!
Vous n’êtes tous rien d’autres que des infects macrophages, alors, il était normal que je retourne ces estomacs putrides et ivres de charognes, à l’endroit même des assassinats qu’ils requéraient!
Sachez que je me renseignais auparavant, des habitudes de vie de mes cadavres, je n’aurais jamais levé la main sur une personne qui aurait été végétarienne de son vivant, je peux vous le jurer!
Jusqu’à quand considérerez-vous la gente animale, juste bonne à n’être que de la matière culinaire? Archaïques et démesurées sont vos méthodes, et l’Humanité des hommes est la pire des races que la nature ait pu engendrer, juste bonne à détruire la Terre et décimer toutes ses appartenances.
Une espèce d’échec du sacré qui en jouant dans la boue s’est trompé du tout au tout.
Mais revenons à ce qui vous intéresse, Monsieur le Président et Messieurs, Mesdames les Jurés. À savoir juger dans un monde trouble, avec l’aide une ampoule brûlée.
J’avais trouvé un endroit, dans les sous-sols, caché et bien au frais, au-dessous des chambres froides. Et c’est là, dans les feuillets juteux et corrompus de toutes ces tripes, que j’extirpais l’infâme bouillie des gourmandises, des pavés de bœuf au romarin, du gigot d’agneau à l’ail, des steaks hachés et du tartare, de la bavette à l’entrecôte. Ah oui, on peut dire que vous savez en tailler des bavettes, nul doute à ce sujet! C’est là que j’accomplissais mon œuvre, que j’ouvrais ces saloperies juteuses avec toute ma haine contre le carnivore! Qu’on ferme les yeux un instant et que l’on s’imagine… Un bon coulis de béchamel sur un tournedos, un océan de beaujolais accompagnant un Bourguignon, avec quelques petits oignons et des clous de girofle. Que c’est bon, hein, comme ça fait envie!
Sans compter la saucisse au lard fumé, le saucisson de Payerne. Oui, allez, que tous ces massacres avaient donc bon goût, que vous vous en gaviez sans ne jamais une fois être comblé, ou même rassasié! Ah, non pas! Pensez-donc! La panse dilatée ne pense pas, et si esprit et tripes s’écrivent de la même sorte en déplaçant les lettres, je vois que la même merde circule en haut comme en bas!
Que vos préoccupations sont donc grossières, vos habitudes vulgaires, vos intérêts méprisables, sauf votre respect, Messieurs et Mesdames les Jurés… Monsieur le Président!
Tandis que partout au-dessus de moi la mort braillait, et qu’au matin les premiers tueurs arrivaient sur place, que j’entendais les porcs hurler et les bœufs désemparés cogner leurs sabots aux fonds des boxes d’abattage, je finissais de décortiquer, en expert, un autre de ces macrophages, jusqu’aux os, jusqu’à ce que ceux-ci se confondissent avec les pièces d’équarrissages.
Ah, ces foutus intestins qui avaient tant apprécié d’écouler de l’onctueux jusqu’au coeucum, par l’arôme et la gustation, n’étaient plus que languettes disséminées et glaireuses en bout de coutil! On faisait tant d’histoires en une vie, que l’on s’imagine les tonnes de détritus de tout que requiert le corps pour sa simple survie. Corps tout puissant ayant besoin d’être chauffé, vautré dans le confort ou la luxure, ne pouvant se passer de quoi que se soit et exigeant de tout, et tout le temps de tout le monde!
Voyez-vous, Monsieur le Juge et Messieurs les Jurés, je me palabrais d’aise à contempler les misérables épluchures qui désormais ne pourraient plus ordonner quoi que se soit! Et c’est là que je me disais que jamais je ne me laisserai aller vers un hédonisme de la sorte, celui commandé par tout ce qui est gluant, collant et visqueux.
Non. Ne plus, ne plus du tout se laisser ordonner quoi que se soit par ces égouts infâmes, à eux seuls, sont capables de provoquer la ruine d’une existence!
Il n’y avait qu’à voir aussi, ces petites billes endocriniennes que je fracassais en même temps que le coulis d’une cervelle, qui nous tenaient par leurs addictions!
L’hormone, Mesdames et Messieurs, voilà la véritable criminelle, l’assassine de nous tous! L’hormone! Vous vous croyez libre, tous autant que vous êtes, parce que vous êtes de l’autre côté de la barre, mais balivernes que tout cela! Vous êtes bien plus prisonniers que moi et la cellule en laquelle vous n’attendez que de me jeter! Oui, je l’affirme, bien plus prisonnier dans vos tours de chairs putrescibles. Combien j’éprouve de compassion pour vos vies de misères, composées d’associations que vous dicte l’impitoyabilité du corps!
Pauvres, pauvres de vous tous!
Haleines fétides, humeurs corrompues!
Alors c’était jour de fête, pour moi, à l’aube, lorsqu’arrivaient les bêtes hurleuses et que les jets commençaient à disperser les miasmes sanglants, que de mêler en douce le glaire humain à toutes ces chairs que vous ne cessez d’abattre, dont celles que je ramenais sur place et qui iraient rejoindre bien d’autres panses insatiables comme les vôtres!
Vous qui détruisez par instinct des canines et du ventre, vous par vos manifestations archaïques, indignes d’êtres humains sensibles comme il se devrait, voyez, ceci était mon seul et unique ouvrage auquel je voulais m’adonner le plus longtemps possible: que parmi ceux qui engloutiront encore, se trouvent quelques morceaux vous appartenant!
Ahahahaha! Ne trouvez-vous pas cela brillant! Je vous souhaite bien du courage désormais, pour trier les morceaux, de séparer les porcs des bovins!
Ainsi le bœuf convulsant au sol, l’agneau égorgé devant sa mère, et le cheval en bouts de couro, foudroyé sur ses jarrets, n’auront peut-être pas en vain donné leurs revêtements terrestres à l’outrancier pour rien!
C’est tout ce que j’avais à dire. Je ne plaide en rien contre quoi que ce soit.
Je plaide pour la vie de tous, car c’était mon métier de la maintenir chez tout le monde, qu’elle que fut son origine ethnique, et sa forme de manifestation culturelle. »
Ainsi s’était tu à tout jamais, Sylvain Galochard, Médecin Légiste de son état.
Il n’aura jamais dénoncé notre complicité et cette dernière, grâce à sa grande éthique et ténacité, sera demeurée borgne aux yeux complaisant du tout public.
La seule et unique sensation que je retiendrai de ce procès, est le malaise des magistrats ne sachant pas quoi penser en entendant tout ce déballage de vérités semblant d’une totale hérésie, parce qu’elles sont celles qui nous appartiennent à tous, et dont nous savons pertinemment au fond de nous, qu’elles sont justiciables.
Une digne existence et la mort réussie, une vie nourrie d’intérêts vitaux, et non pas ce qui s’articule aux sommets de cadavres et d’êtres sensibles que l’on fait inutilement souffrir de manière indicible, et qui à plus longs ou moyens termes se transformeront en cancer dans nos cellules.
En cet endroit où la justice divine reprend ses droits, la seule que je considère comme unique et indispensable, aurais-je envie d’affirmer de mon plein gré à Monsieur le Président!
Cellules bien plus insalubres que celle de la prison où se trouve plongé le bon Docteur Sylvain Galochard.
Qui pratiquait tous les jours de sa vie à lui, une médecine «égale».
© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «La morgue des abattoirs de Clarens», mars 2015 – Tous droits de reproduction réservés.