Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 18/06/2018

La moissonneuse et la petite fille

Voici le 160ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Encore des souvenirs d’enfance autour du Château des Crêtes…

La moissonneuse et la petite fille 

Récit d’enfance, fiction

«Je pris un tel goût à planer ainsi dans l’empyrée, au milieu des objets charmants dont je m’étais entouré, que j’y passais les heures, les jours sans compter: et perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je manger un morceau à la hâte, que je brûlais de m’échapper pour courir retrouver mes bosquets.»  (Jean-Jacques-Rousseau)

 À ma fille Gaïa, Pour Aline.

Le soir, alors que les rideaux de la petite chambre des «Bouleaux» étaient tirés sur le château des Crêtes, grand-mère Cachelin venait s’asseoir au bord du lit, comme à chaque fois, pour lire une histoire avant que ne passe le marchand de sable. C’est lui précisément qui réglait la cadence de l’enfance, assujettie à la profondeur du sablier.

Le crépuscule filtrait à travers l’étoffe, ce qui mordorait la pièce de soleil couchant. Cela rendait plus mystérieuses encore les légendes courant autour de ce fameux château. On aurait dit que c’était lui, de sa tourelle harmonieuse, qui générait les pigments érubescents du ciel ou les massifs de roses entourant l’orangerie.

Par la fenêtre mi-close, on entendait le ramage des oiseaux, la voix de Pierre filtrant depuis la villa ouvrant en vis-à-vis, et les grands enfants s’égayant bruyamment, alors qu’ils avaient reçu l’autorisation de jouer au volant dans la cour, jusqu’à la nuit venue.

Grand-mère Cachelin ouvrit son livre, sur la lithographie de cette petite fille qu’une moissonneuse tenait par la main, à flanc coteau du château des Crêtes.

Les bosquets crénelaient le ciel; le haut des châtaigniers – telle une tenture froncée – forait le firmament en y laissant s’épandre une liqueur rougeoyante depuis leurs faîtes jusqu’au sol.

Aline, en chemise de nuit blanche, les mains écloses comme du lys en bordure de couvertures, se figea sur le coussin, prête à écouter attentivement ce qu’allait lui conter l’aïeule.

Grand-mère Cachelin paraissait grave ou en tous les cas anxieuse, selon son habitude. On voyait juste un chignon austère se découpant contre la clarté ambiante, un teint cireux et une très longue silhouette, dont l’assise efflanquée semblait directement fichée dans le sommier.

Il n’y avait que le timbre de la voix réussissant à adoucir le reste de sa physionomie.

Alors, à cet instant-là, on craignait moins la sévérité du personnage qui aurait pu en rebuter plus d’un au premier abord. Même Loup, le meilleur copain d’Aline, ne la menait pas large non plus lorsqu’il l’apercevait.

On aurait dit qu’elle n’avait pas confiance en cet ami, qu’elle craignait qu’il arrivât Dieu sait quoi à Aline en sa présence. Les suspicions devenaient réciproques et chacun de son côté n’en finissait pas de se toiser sans mot dire, en chiens de faïence.

Heureusement que la simple vue d’Aline, apparaissant à la croisée d’une fenêtre ou venant lui ouvrir la porte dès qu’il sonnait, dissipait immédiatement tout malaise.

En ses longues mains aux doigts atrabilaires, la vieille Cachelin tenait précautionneusement le petit livre à fourre verte dont le titre «Montreux» damasquiné d’or sur la couverture, avait toujours fasciné Aline au plus haut point.

Pour elle, sa grand-mère n’était autre qu’une vieille fée et ce qu’elle s’apprêtait à effeuiller devant elle, devenait un grimoire empli de mystères.

D’un ultime regard couvé sur sa petite fille, puis après avoir arrangé correctement le liseré bleu du drap ouvragé à ses initiales, l’aïeule débuta une lecture calme et pondérée, presque monocorde.

 

« En ce beau petit bourg de Clarens, niché au cœur des Alpes suisses, Adélaïde Borcard s’en allait chaque jour semer, moissonner ou faucher l’herbe du château des Crêtes, pour le compte de la Comtesse Irène de Lozière, la propriétaire du lieu.

Tous les matins, on la voyait s’en venir aux aurores et repartir le soir, accompagnée de sa petite fille Rose ne la quittant jamais.

La mère paraissait infatigable, besogneuse, chargée de livrées pesantes sur les épaules, alors que la gamine se tenait à ses côtés, parfois au retour des champs presque collée aux hanches de sa mère, tournant toutes deux le dos aux ailes des voiliers et aux vagues des bosquets, que la brise roulottait sur eux-mêmes.

Du haut de ses arches majestueuses, le château s’élevait et, sur la douceur de la nature, venait calquer une toile impressionniste, presque mélancolique, d’un Giverny montreusien.

Rose admirait les salons clairs qu’elle voyait brillanter à travers les fenêtres. Elle s’imaginait des tas d’histoires pouvant s’y dérouler.

Le jour assiégeait chaque pièce jusqu’au sommet du Belvédère, puis explosait avec force de la verrière avant de se confondre aux miroitements lacustres. L’azur s’emmêlait aux fenaisons jaunâtres, à l’argenterie brut du Léman polissonnant entre les branchages des «Bosquets de Julie».

Mais Adélaïde, la mère, n’avait point trop loisir d’admirer ce bucolisme rousseauiste, absorbée à journée pleine; égaliser les bordures du parc, semer de la nouvelle prairie contre le mur de l’orangerie, sillonner de labours une terre lourde et graveleuse, s’occuper des rosiers, porter les arrosoirs les uns après les autres afin de laisser chambrer l’eau de source contre les hauts murs de pierre brûlante… En effet, tout ceci laissait peu de temps à la rêvasserie.

On peinait contre la dureté des éléments, ou des petits animaux susceptibles de ruiner plusieurs jours d’efforts, bien malgré eux.

C’était de la rocaille sauvage entre laquelle lézardaient des orvets ou parfois la brune vipère à tête triangulaire, dont il fallait se défier en frappant le sol, à l’aide d’un gros bâton, afin d’éviter la moindre rencontre inopportune.

La chaleur cognait très fort contre cette caillasse; heureusement, de temps à autre, il était possible de se réfugier sous un massif plus ombragé et de s’humecter le visage auprès d’un mince filet d’eau sinuant entre deux haies.

La petite Rose chantonnait, écoutait les oiseaux triller ou parfois tentait de les imiter, les regardait nidifier, alors que la mère soucieuse ne cessait de tourner un front plissé auprès de la bambine. Une ombre inquiétante semblait s’appesantir sur son faciès, qui ne durait jamais longtemps, moins que l’index pointant midi sur l’insouciante méridienne.

Elle était bien contente d’avoir ce travail, même si cela ne suffisait pas vraiment à joindre la germination des travaux, aux fruits réalisés grâce à eux; mais la nature idyllique de l’endroit vous transportait le cœur à l’ouvrage, tout simplement, et vous soutenait longuement, comme l’épervier demeurait suspendu sans frémir, lorsqu’il tourbillonnait en planant autour de la flèche du Belvédère.

Quand il faisait trop chaud, la petite allait se calfeutrer entre les arcades sombres de l’orangerie. En clignant les yeux, elle sentait l’arôme frais des fleurs d’oranger, ou celles plus suaves des zestes racornis que l’on éparpillait au sol afin d’éloigner les insectes et autres nuisibles.

Les clameurs de la plaine avec la brise soufflant dans ses cheveux la rassérénait quelques instants, contre une ardeur toute méditerranéenne.

En tout cela et profitant de ce divin paysage, il y avait une histoire secrète que la mère poitrinaire inventa pour sa petite fille, afin d’adoucir une future peine que même un endroit béni tel que celui-ci, ne préserverait pas des maux terrestres.

Adélaïde Borcard lui avait raconté que si elle s’appelait Rose, c’était parce qu’elle avait façonné elle-même toute les roses de la roseraie du château des Crêtes, même celles donnant sur le «Chemin de la Nouvelle-Héloïse» et des «Bosquets de Julie».

Ce serait pour le jour où elle quitterait ce champ, et que lorsque cet instant fatal arriverait, Rose sache que maman serait toujours à veiller sur elle, à proximité, grâce à toutes ces roses qui composeraient une partie de son âme, anges gardiens aux côtés de sa future existence d’orpheline.
Alors, la petite fille qui ne lui arrivait pas plus haut que la taille, la regardait de ses grands yeux mouillés, interloqués, sans vraiment comprendre ce que voulait dire: «Le jour où je ne serais plus là…».

Comment une maman pourrait-elle partir, pour rejoindre quel autre lieu et dans quel but?

Puis la mère poursuivait:

– Ainsi, par les fenaisons et sur les regains, quand l’odeur éveillée et âcre de la canicule aura tourmenté les arômes des plantes et qu’elle s’éventeront dans l’air, tu sauras que c’est mon souffle qui te parviendra, mon haleine qui te berce et t’embrasse. Ensuite, si tu prends une motte de terre dans tes petites mains blanches, que tu la serres de toutes tes forces et qu’en même temps tu regardes autour de toi, que le grand château tout rose déposera son pastel dans ton regard, que les passereaux t’assourdiront ou que l’ondée baignera tes joues, tu sauras, oui tu sauras que c’est toujours moi, ta bonne maman, qui prend soin de toi, qui te veille d’où je suis et que si le bonheur de toutes ces beautés continuera d’exister dans cette merveilleuse nature que tu contempleras encore, et ce malgré mon absence, c’est parce que partout j’y serais et que mon amour pour toi, mon enfant, resplendira en émerveillant les lieux où tu déposeras tes pas.
Je guiderais tes sentiers, par les roses éplorées au-dessus des murets, jusqu’à ce vieil escalier aux marches ascendantes, débouchant sur rien de plus qu’un ciel béant.

Tu resteras courtoise et polie envers notre châtelaine qui est si bonne et qui a toujours été aussi généreuse avec nous, la comtesse de Lozière. Je t’en prie, n’oublie pas cela, je voudrais que tu m’en fasses la promesse dès à présent, même si je sais que pour ton âge, elle est bien trop lourde à supporter.

La petite n’entendait pas grand chose de ces propos, mais ses yeux humides prouvaient qu’elle comprenait malgré tout ce qui se tramait entre elles deux, car la vérité sait depuis toujours que le seul endroit du monde où elle peut encore s’établir, c’est dans le cœur d’une mère et de la petite enfance.

– Rose, ce n’est pas parce que mon ombre ne marquera plus le sol de ma silhouette que j’aurais cessé de vivre; elle sera en toi, tu la sentiras, il ne servira à rien de la rechercher parmi les bruyants de ce monde.

Ceci étant dit, et souvent répété, Adélaïde Borcard poursuivait son labeur en semant frénétiquement tout ce qu’elle pouvait semer en fleurs de prairie, planta tout ce qui s’enracinerait en variétés diverses de rosiers, hampes de lys, et prépara tout ce qu’elle pût préparer en hydrolat de fleurs d’oranger ou d’essence de thym.

Sur la colline, le jour flambait avec l’été, intense et blond. Frappant la rocaille, asséchant la Baye de Clarens. Il ruisselait de grâce sur le beau tablier blanc de la maman et sur celui plus menu de Rose.

Pourtant, en y regardant bien, en levant les yeux près de son visage qui était déjà perché si proche des nuages, elle avait l’air bien grande et bien robuste maman, à transporter son fardeau sur les épaules!

À l’arrière, il y avait toujours le petit papillon du voilier, glissant à fleur des flots, jouant à cache-cache avec le golfe harmonieux de Clarens, lançant comme un signe au bout d’un mouchoir, avant de disparaître définitivement derrière l’angle de la terrasse du Château des Crêtes.

Maman, avant de s’élever au ciel, eut encore le temps d’achever une nouvelle petite robe pour Rose, sur du velours bleu-marine selon les pans qui lui avaient été offerts par la comtesse elle-même, avec des lys immaculés brodés dessus, pris sur ses propres draps qu’elle avait découpés avec soin, juste pour l’occasion.

Les roses et la prairie ont éclos, des abeilles amassaient le pollen et l’arrosoir ne laissât jamais autant de perles argentées sur les inflorescences, une fois la fraîche revenue avec la brise du Jaman.

Mais le cœur de Rose saignait, malgré l’âme de la bonne femme régnant sur le couchant et comme elle l’avait dit, les moindres souffles embaumant le lieu divin du Château des Crêtes.

Rose, Rose comme les roses d’Adélaïde, devrait devenir forte et robuste, tel le cœur pourpre de la maman moissonneuse, du couchant, du crépuscule baignant l’horizon, des cieux et de la pierre bâtie sur l’amour et les fleurs d’oranger, avec un peu de la terre d’une motte serrée entre des mains blanches, prêtes à semer et moissonner le futur, encore.

 

Grand-mère Cachelin referma très doucement le livre.

Aline semblait assoupie, mais il n’en était rien.

Il y eut un profond silence enchevêtré dans les rideaux de la pièce. Il ne se dénoua que très progressivement.

– Toi aussi grand-mère, tu partiras un jour vers le rose du Château des Crêtes? Vers là-bas où le soleil bascule?

– Aline, sache que nous nous en irons tous un jour. C’est pour cela qu’avec autant de pleurs, on doit aussi laisser des fleurs à ceux qui restent. Des graines, de quoi semer, pour les enfants de nos enfants qui à leur tour moissonneront ce que nous avons laissé.

Comme dans cette histoire.

– Mais… Mais les mamans, est-ce qu’elles restent vraiment près de nous, est-ce que c’est vraiment possible? Même sans plus leurs corps ni leurs douceurs à nos côtés?
– En fait… Tu vois… On ne sait pas. On le sent parfois. On croit. Oui, parfois, on y croit, on veut y croire. Même si ce n’est pas le cas, on risque encore moins de bien agir, car si vraiment ce rose existe et ces parfums subsistent, parce que ceux qui ont vécu demeurent proches de nous, eh bien nous n’aurons rien perdu et eux, ils nous auront gagné à nouveau, sûrement pour toujours.

Seulement voilà… On aimerait bien qu’ils nous répondent.

 

Finalement, non.

On ne sait rien, c’est ainsi, on ne connaît pas ce qui se cache derrière tout cela, ma petite Aline, ni quels sont les desseins enfouis de la Providence.

Pourquoi on doit aimer pour quitter, pourquoi aimer et pleurer sont comme des enfants jumeaux, toujours inséparables et collés l’un à l’autre? On l’ignore, on suppose, on se force à croire, on aimerait bien trouver une réponse, surtout qu’elle vienne de l’extérieur. Parce que ce serait tellement plus facile ainsi! Peut-être parce qu’on ne se fait pas assez confiance non plus, qu’on ne croit pas assez à ce qui se passe en nous, ou encore, que nous faisons bien trop de bruit pour entendre quoi que ce soit.

Qui sait, chérie?

Qu’en dis-tu?

Aline, une perle brûlante aux coins des yeux s’était assoupie. Elle ne voulait pas perdre sa grand-maman, ni encore la sentir vivre en elle, ni encore raviver des souvenirs pour se donner l’illusion qu’elle était toujours présente. Même enfant, on le sait tout ça. Mais on ne trouve pas encore les mots permettant de divulguer et poser des propos sur l’insoutenable.

Perdre sa maman, ou sa grand-mère… Ce n’était plus une privation, c’était une amputation du premier berceau, des hanches de la première hutte où l’on était abrité et bien au chaud, de toutes les tendresses réunies et des beaux jardins explorés, grouillants de chats partout.

Derrière les rideaux refermés, la bonne silhouette du Château des Crêtes s’effaçait progressivement, diluée dans l’encre vespérale.

Il demeurait pourtant un fin liseré rosé derrière la colline, logis du crépuscule de Rose et d’Adélaïde Borcard.

Cela permit à la bonne grand-mère Cachelin de quitter la chambre dans la pénombre, sans aucun bruit et de laisser la sérénité régner à nouveau sur le lieu.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains ( AVE ) & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La moissonneuse et la petite fille» – juin 2018 – tous droits de reproduction et de diffusion, réservés.