La marche lente
Voici le 68ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
La marche lente
Genre: essai
À Roger Bornand et ses photos du Montreux d’antan.
Composé en direct devant l’Hôtel Eden, le 22 septembre 2015.
Les Quais de Montreux, florilège garni de merveilles en inflorescences.
Ils en ont vu défiler du monde, tel un cortège qu’on aurait toujours l’impression d’emprunter par la fin. Si l’on pouvait voir les changements d’atours sur les foules qui ont déambulé ainsi, on se rendrait certainement compte du temps qui passe. Imaginez seulement le nombre de calèches et de chevaux, puis d’impériales qui se sont croisés, les tramways, les bus, les premières automobiles diesel, ainsi que les autres infamies qui depuis en découlèrent.
Pourtant, en regardant par-dessus le muret, on voit toujours le lac frissonner sous les mêmes vents, les inflorescences revenir, et les mouettes plafonner sous les lourds nuages d’octobre.
Ce sont les quais qui défilent et point les gens. Les gens ne sont que des gouttes imperméables qui roulent en surface de macadam. Que l’on regarde à droite, côté Clarens, ou à gauche direction Territet, on ne sait rien, on n’a pas la moindre idée d’où tout cela aurait pu bien commencer. Les premiers pas de l’enfance maladroite, en vareuse et hochet, du tout premier, l’enfant géniteur qui a débuté cela, on ignore l’endroit ou la moindre issue, par où il piétinait d’abord et s’évapora un jour. Et depuis cela se suit. On s’y perd. On voit les jambes comme des petits pieds de biches tressauter sous les tissus des machines à coudre. Ou des assis voûtés au dessus des cygnes.
Les arbres sont là, les palmiers s’agitent, à l’arrière la grande véranda de l’Hôtel Eden donne de graves signes de mutisme. On ne voit que le miroitement du lac contre les baies, et les lustres à facettes voguant à mi-hauteur sur la surface des flots réverbérés.
Puis passe une grande fille blonde aux cheveux cascadant sur l’échine.
Elle fait un peu de bruit, la grâce n’est hélas pas reprise par les pas martelant le sol.
L’eau caresse les rochers, on sent des mouvances flatter les berges et des ondes percuter le regard, se fondre sur les silhouettes. Puis l’étroite fille blonde réapparait encore, plus lourde que ce grand bateau Belle-Époque venant strier l’horizon de sa traîne immaculée. Elle recule en avant ou ne pousse pas assez loin. On voit ses hanches aux concavités béantes d’une chemise s’ébrouant à contre rythme des pieds. Impeccablement contreplaquée d’évidentes parures, sur ce paysage qui n’en a nul besoin pour exister.
Les quais se prolongent, ils sont la distance que le regard veut bien appréhender. Sur leurs pourtours, des bruits de vaisselle, de plats cuisinés, des langages étrangement aromatisés par des climats nous visitant fugacement, parsemant l’endroit d’une fine couche safranée.
Il règne un calme provincial, à part le rire des mouettes, les pédalos de Bon-Port cognant les flots.
Les transats ont des airs désoeuvrés. Pas un souffle d’air ne semble déranger le carré vert de l’Hôtel Eden, que les dîneurs désertent par manque d’audace.
Repassera-t-elle la fille blonde? Reviendra-t-elle jusqu’au bon côté de la berge, entre la piscine du Casino et les squares alanguis?
On a replié les parasols, ils tombent comme des jupes froissées sur leurs mâts faméliques. Là aussi les saisons passent, en ne laissant qu’un arrière-goût d’été concentré sur d’anciennes flaques transformées en tourbe.
A-t-on perçu quoi que se soit de cet avancement saisonnier? Qui pour se dire: à telle heure et à tel instant, voilà, je le sais, l’été est devenu automne. C’est ici que l’enfant parvint adulte, et que l’homme mûr devint suranné, sans même s’en apercevoir.
Entre passage et devenir, il n’est nul endroit pour se reposer.
On passe tous. Mais le Grammont persiste, il est d’un autre temps et d’un éboulement bien plus lent. Il a sa respiration graniteuse qui lui est propre, son rôle est celui d’un géant qui regarde les foules se désintégrer en poussière, entre les palmiers chahutés par les vents antagonistes et les galets d’anciens glaciers.
Le lac tremble, une mouette fend à vide l’espace et l’onde, un cygne prend son envol au-dessus du vapeur qui s’en revient déjà. Tout semble normal et voguer selon une grande quiétude. Du pareil au même, maintes fois recommencé, sans grands changements, et pourtant…
Le salon première classe du bateau glisse translucide comme un oriel. On ne voit pas les attablés, on y croit juste, on n’entend que la corne qui avertit la brume d’un surplus de nues. Les recourbes navales des flancs sinuent d’un port à l’autre, la mariée des flots, à la proue, scintille de tout son cuivre, mais ne sonne plus comme avant. La bélière est soudée, seule la jupe se balance, aphone, au rythme du roulis.
On croit ce que l’on voit, c’est nous-même qui portons l’illusion à nos yeux, d’une certaine réalité perçue. Nous leurs donnons à voir et ils voient. Ils ne croiraient nullement la vision réelle et l’échangerait de suite contre une protubérante couche d’écailles.
Il fait cru, l’odeur du beurre fondu persiste à fuir les cuisines de l’Hôtel Eden. En cet endroit, Montreux s’allonge au sol, et on ne sait pas si elle possède les mêmes souvenirs que nous, les mêmes nostalgies. Elle plafonne à plat sur ce quai, à part la cadence des flots et les bribes de conversations, rien ne vient plus troubler la blancheur de son climat.
Les époques défileront encore, on peut en être sûr, d’autres lumières bâtiront la vue, qui ne seront ni plus pénétrantes, ni moins fortes qu’auparavant. C’est au sommet des palmiers qu’on embrasse le climat.
Bruits de fenêtres qui cognent, persistances plus fortes encore des pitances cuites au beurre. Du poisson en filets, que les pêcheurs ont omis de retirer les arrêtes.
Nostalgies. De ce temps passé et invisible, que l’on aura pas vu et qui nous accompagne du berceau à la tombe, tout doucement et sans bruit aucun.
Bien sûr on aura ravalé la promenade, d’autres pavés seront remplis de bonnes intentions. Tout le monde croira réinventer la marche en réapprovisionnant le cortège d’appâts en plus. On recherchera en vain les grandes galeries du «Pavillon des Sports», la piscine en coin du Montreux-Palace, avec son bar au pavillon pointu, dont la flèche transperçait l’azur du ciel en plein dans le mille. On s’y asseyait en rond, sur des chaises toutes droites, tandis qu’une belle roseur passait au travers de la profonde coiffe conique.
On cherche à sentir encore l’odeur du chocolat fondu de chez Séchaud, et de sa mince lamelle de fer séparant le trottoir de la terrasse. Lorsque les skieurs transis de froid venaient s’accouder longuement en fin de journée, sur les banquette du fond, avec ces marbres et ces lames translucides, finement inclinées d’un côté et de l’autre, laissant passer les pavés du jour et les grondements sourds de la Baye entrouverte.
Le café au lait y coulait à flot et des marmailles hurlantes, aux bonnets larges et aux lunettes lourdes, pleuraient fatigués leurs longs dimanches de froidure régnant sur les pistes.
Un jour, cela passa aussi, un jour le facteur ne distribua plus de courrier aux mêmes endroits, soit parce que les noms y étaient définitivement cochés, ou que les lieux n’existaient tout simplement plus.
Ainsi, la grande Halle noire du Marché Couvert, toute pleine d’ombres et d’entrelacs, sous laquelle le vendredi du poisson, Mouraz, le moustachu, venait clamer la fraîcheur des ses ombles “carpés” sur place. De toutes petites et pauvres échines d’argent qui scintillaient sur un lit de glace. C’était les doigts griffus échappant aux mitaines, de tous ces agriculteurs qui venaient apporter leurs bonnes odeurs de terre avec les coloris divers de leurs légumes, que l’on entendait se froisser à l’emporter dans du papier journal. C’était aussi des embardées de fromages dans les caravanes ouvertes aux quatre vents, des meules immenses comme des roues de diligence, en laquelle on sondait la pâte à gouter. Il y avait des accents, des voix, des cris. Il y faisait froid, les bouches transpiraient des brumes en bouts de lèvres. Certains godets fumaient de thé brûlant, ou de bouillon bien fort et bien salé. Où les enfants en bas âge voyaient tout de haut, pinçant la gabardine d’un grand-parent, encore plus vieux et plus géant que les ouvriers d’antan qui construisaient les Alpes.
Et l’on ne vit pas non plus passer ces foules, ni se distordre les nourritures quelque part, transformées en on ne sait quel chyle, passant du chou ou du saucisson, à un vague coulis s’abouchant au lac.
En fait, seul le lac sait de quoi il en retourne, il est le réceptacle de tous les secrets environnants, un écrin à Connaissance et sa réflexion nous renvoie à nos souvenirs. Il est aussi le bassin et la matrice de la mémoire, on s’y tient à flot, on s’y immerge et parfois nous nous y engloutissons. Et c’est sûrement ce qu’il y a de mieux à faire.
La Place du Marché était moins haute, moins en pente, elle affichait l’arceau léger du cinéma Apollo; des foules entières s’y sont amassées, avant de disparaître comme un rêve, ou en tous les cas, pas plus qu’un rais de lune sur des flots agités.
C’est que quelque part il y a ce gouffre, et c’est toujours le souvenir des os qui prodiguent tant d’archives à nos chefs-d’œuvres.
Et l’on ne voit rien, on ne sait pas; un jour tout est différent, avec cette frontière ténue entre deux espaces, aussi indistincte qu’une ligne départageant l’ombre de la lumière, entre obstacle et horizon.
Il demeurait cette grande kermesse d’autos tamponneuses, de ces petites fêtes de grisettes et de vins pétillants, où nos mères en robes à volants virevoltaient encore insouciantes des destinées. On y entendait Adamo et Michel Polnareff. On les entend toujours, mais ils semblent être sortis d’eux-mêmes pour devenir quelqu’un d’autre.
Puis encore le vieux débarcadère avec les bonbons au réglisse que l’on tirait d’un automate plaqué argent et muni de tout petits tiroirs qui produisaient un bruit sec de quincaillerie.
La monnaie, laissée devant un verre de sirop grenadine, parce que parfois ça coûtait presque rien.
Des papas endimanchés tenaient des gosses à raz leurs pompes, bien lustrées et pointues, les premiers Italiens en service qui venaient à la fête, avec des porte-monnaie de cuir et les cheveux gominés. On y voyait leurs rudes mains d’ouvriers tourner les cuillers dans les tasses, la cravate bien droite et le col de chemise cassé sur la nuque. Il fallait masquer un maximum sa condition sociale, mais celle-ci filtrait de toutes parts, il restait des callosité et des croûtes peinturées qui tenaient bien le graffiti.
Des vieux jetaient le pain aux cygnes, on s’émerveillait longuement sur les coudées nonchalantes de leurs stabulations lacustres. Mais l’indolence allait plus loin, plus profondément en bouts de quais, car ces beaux dimanches ensoleillés affadissaient les sens et assoupissaient la vivacité ambiante sombrant en léthargie.
Puis plus rien. Rien de ces foules bienveillantes de parents, qui avaient par force et raison dû malgré eux abandonner le cortège de ce petit monde.
Le vieux corbeau mort du parc Vernex lui même s’était envolé. Et cela avait fait un sacré beau drame. On avait compris, à quatre ans, comment la mort en noir s’était présentée à travers un oiseau. On avait dû expliquer: «La mort, c’est quand tu vois plus rien, que tu sens plus rien, que tu sais plus rien et que tu bouges plus. C’est comme quand tu dors pour toujours, mais très longtemps»
Mais alors, après, que fait-on des gens dans cet état-là?
Ça change, on ne voit rien, on ne sait rien, on ne sent rien, mais pas tout le temps. Si on perçoit, c’est que la douleur risque de déranger les contrefaçons du leurre. Il y a pourtant un tout petit bambin qui à l’intérieur crie encore qu’il aurait besoin d’un papa. Celui qu’épargnerait le temps, celui fatigué des grandes corvées, que l’on dissémina un jour au grand air, par l’urne cinéraire enfin brisée sur la liberté.
La marche est pourtant lente et on n’y voit rien.
Nous sommes aveugles, il faut des photos comparatives, afin que l’on se rendit compte qu’effectivement quelque chose changeât, quelque chose qui n’était plus comme avant, ni ne sera déjà la seconde suivante.
Mais nous ne sentons, ni ne percevons.
C’est alors qu’il faudrait ralentir les foules, ou raccourcir le quai, rogner les promenades.
La grande femme blonde n’était pas revenue. C’est bien dommage, car lors de son deuxième passage – j’ai oublié de vous le dire – je lui avais demandé un renseignement, par rapport à une rue et une adresse qui paraît-il n’existait plus. A Montreux. Un coin Belle-Époque qu’elle ne connaissait de toutes façons pas. Oui, que savait-elle des temps passés, elle qui vaquait inconsciente au sommet de ses talons-hauts? Ce petit chaînon glissant parmi tant d’autres, et qui ne feront rien d’autres que de ne plus être un jour, et encombrer des coffres de bois à ras bord.
Seul le lac persistera à délester ses vagues contre les berges.
Il vaut la peine de s’arrêter et s’asseoir sur un banc. Et de voir le passage des gens passés, dans un sens ou dans l’autre. Les nuages au-dessus des Dents du Midi, puis les hauts palmiers dont la chevelure effarouchée s’égraine un peu au vent, avec la rumeur de la piscine du Casino, des couverts déposés sur la terrasse de l’Eden, combien de fois encore avant que celles-ci ne changent et s’ébrèchent, combien de napperons secoués devant la foule, et de repas dévalés depuis le jour d’inauguration? Que ces longs cortèges funèbres qui ignorent qu’à tant passer de fois sans revenir, ils finiront par être trop éloignés du départ, et trop en retrait du but escompté.
Les époques passent et non les gens. Les gens sont des potiers qui modifient la glaise urbaine. Mais pour cela il faut observer en paix et dans le calme, des années durant, cela débute par un simple remaniement de bouton de manchettes, juste cela, un trois fois rien qui devient la racine carrée de tout.
La demoiselle blonde revint. Elle ne me reconnut pas, assis sur mon banc. Sa vieillesse était dominante, sur le temps qui passait avec les promeneurs, et dont je n’avais plus depuis longtemps, emprunté le courant.
La rue du Théâtre existe encore, mais plus le théâtre, me disait-elle fièrement.
On nomme fantôme une rue disjointe de sa fonction. Des sens issus de nulle part ailleurs.
Je suis mortel depuis bien trop longtemps pour reconnaître la vie que j’avais jetée ici bas. Rien ne m’appartenait plus, pas plus l’air que je respirais, que la lumière qui avait heurté les objets rencontrés dans l’espace et dont elle était, après les avoir rendus vivants, devenue l’unique narratrice et témoin de ce qui se décrivit.
Passés toujours, sont les noumènes et phénomènes, depuis le ciel, puis sillonnant les quais de part en part, comme d’une marge à l’autre se déroule un conte, qu’après avoir été lui-même écrit.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “La marche lente,” septembre 2015-Tous droits de reproduction réservés.