Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 19/10/2015

La loi de Murphy

Voici le 54ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Ils se passe, cette fois-ci, chez Zurcher… Totalement fantasmagorique comme vous allez le voir:

LA LOI DE MURPHY
A Jenny B. ma Muse.

La pièce de monnaie était tombée par terre. Pourquoi ? Je ne le savais pas. Même dans le plus grand Tea-room de Montreux, il arrivait de perdre son argent. D’ailleurs, plusieurs personnes en avaient parlé l’autre jour et, comme par hasard, c’était toujours aux mêmes endroits que ça se produisait. Vers la cheminée fonctionnant au propane, ou encore plus au fond, du côté des rideaux de cinéma. Oui, de cinéma! En ce lieu, on dirait un cinoche, je suis désolé de le dire, sauf que depuis qu’ils ont bouché la vue sur le lac, ce rideau fait écran au mur, qui lui même escamote le paysage. Il faut le réinventer, tenter d’en ressentir toute la saveur, comme dirait les grands connaisseurs d’art contemporain «intellichiants».
 – Sinon, vous savez, c’est bien trop prosaïque et évident… Laissons le public imaginer, c’est plus intéressant. Rendons-lui au moins ce talent, au risque d’être naïf… Car pour nous autres, ça coule sous l’évidence, mais tous n’ont pas cette sensibilité aux arts plastiques, et bla, bla, bla, et bla, bla, bla…
Un peu de dédit, peu de délits, beaucoup de mépris, ça sent le bizarre plus que les beaux arts…

Et de reprendre: «Comme c’est intéressant ces chutes de monnaies, avez-vous remarqué? Souvent vers le comptoir, mais vous me direz, c’est normal, proche du comptoir, puisque c’est là qu’on règle les consommations. Croyez-vous donc! Evitons de tirer des conclusions hâtives, susceptibles de rater leurs cibles! Car cela arrive, certes, mais très souvent une fois que les gens ont déjà payé, dès que leurs portemonnaies se trouvent enfouis au fond du sac!» 
Ça roucoule sous l’évidence.

Cette espèce d’interlocuteur se plaçait entre moi et mes opinions, dissertant sur le plastic des arts! Hélas, je n’avais d’autre choix que de m’en remettre à lui pour l’instant, puisque ceux-ci ne s’élaboraient plus en matières nobles! Prendrait-il une consommation? Il n’avait pas l’air de s’en soucier. Il se trouvait juste là pour dispenser son verbiage, et semblait être passé maître dans l’art de ne point se faire remarquer outre mesure. 

 – La loi de Murphy, c’est bien connu, reprit-il, alors que je ne lui avais jusque-là absolument pas montré quelque intérêt que ce soit! Quoi? Vous ne connaissez pas la loi de Murphy, poursuivit-il malgré mon agacement. Se sont ces trucs épouvantables qui vous arrivent aux moments les plus inopportuns, comme… Comme quand vous êtes pressés et devez partir en courant prendre votre train, et qu’à ce moment-là, en dévissant votre cafetière, le marc de café gicle entre les interstices de vos armoires, sous la plinthe séparant le sol du frigidaire, ou encore par le tiroir entrouvert du compartiment des couverts! Ah Pour être couvert, c’est bien couvert, et même recouvert!
 – La loi de Murphy, fis-je d’un ton neutre et lassé. Connais pas.
 – Du physicien qui en a étudié la genèse, puis le déroulement. C’est très sérieux ce que je dis! M’autorisez-vous à vous tutoyer?
Fatigué, j’acquiesçai, pensant me débarrasser du problème au plus vite. 
 – La loi de Murphy! C’est n’importe quoi, finis-je par lancer! Je gage que l’on ne sait même pas comment l’énoncer cette maudite loi!
 – Crois-tu? On la décrit de la manière suivante: «Loi d’attraction sélective». Hein? Ça t’en bouche un coin!»
On avait visiblement élevé les cochons ensemble, et ceci étant cela, ça nous rapprochait plus vite que prévu.
 – Hormis les coins, les fentes, et maintenant les gens, que tu voudrais mal embouchés, tu fais d’autres choses dans la vie, à part étudier la manière dont les ennuis nous accablent, et dont les vices nous accaparent?
J’étais fière de mon dithyrambe se voulant familier !
 – Je constate, tout simplement! La monnaie choit toujours aux mêmes endroits, un point c’est tout! Ainsi que les billets!
 – La monnaie choit! Voyez-vous ça! Et les billets, que font-ils alors, les billets? Ils virevoltent, peut-être!
 – Oui, ça en fait aussi partie, à ce que je sache, non? Et pas qu’eux! Les tickets non encaissés que portent les serveurs, les godets de crème bavant sur les genoux, le glaçage du mille-feuilles en bord de chaise qu’on ne sent pas, et qui laisse les doigts tout collants au moment-même où l’on ouvre son ordinateur, eh oui, et pas avant, sinon ce serait pas drôle! Non je te dis! La vie est infestée de ces malédictions d’objets, échappant à tout contrôle humain!
 – Faut quand même pas exagérer; et parle au nom de tes propres déconvenues! Moi, je ne suis pas si maladroit que ça!

 – Toi! Toi! Toi! Qui est-ce «Toi» qui, à peine quelques instants auparavant, me vouvoyait encore! Tu n’as donc rien compris? Ceci n’a rien à voir avec la maladresse ou ta maladresse! Ceci est indépendant de notre propre volonté, de nos actes, de nos manières conscientes de vouloir agir! C’est juste une façon plus prononcée d’un élément qui s’interpose, en parasite, alors que nos faiblesses sont à la cime, afin de réguler nos actions, en contrôlant la source de nos habitudes mécanisées, en lesquelles, et par notre faute, nous n’avons parfois plus cours sur ce qui nous environne ou, d’une façon plus dramatique encore, plus cours du tout! Mais réfléchis un instant! Si nous n’étions pas si mécaniques, si nous n’allions pas sans cesse en réagissant, crois-tu que le «Murphisme» aurait une action quelconque sur cet espace-temps errant en totale paresthésie! Ce Tea-Room ou un autre? Quelle différence? Le lieu importe peu, en revanche l’absence, l’absence en ce lieu ou d’autres, est capitale! Capitale, entends-tu!
 – Toute cette histoire pour une pièce de monnaie trouvée au sol!
 – Ah, mais ne déraisonne pas mon vieux! Les gens pensent que leur quotidien demeure sans intérêts, qu’il serait de bon ton de temps à autre qu’une irruption miraculeuse changeât la grisaille ambiante en laquelle nous maugréons!
 – Ou qu’ils maugréassent sans cesse!
 – …Alors que vois-tu… C’est là, c’est à ce moment-là, dans ce blasé le plus visible, que quelque chose survient! Et tu sais quoi? C’est en changeant le clignement des paupières, ou dans leur façons de masquer le regard, qu’il est susceptible d’y avoir des irruptions miraculeuses, en ces wagons de train-train là…
 – Pour de la monnaie! Tout ça!
 – Cela te prouve bien mon cher, que cette chose semblant des plus insignifiantes, nous mène en des terrains que peu de privilégiés peuvent emprunter!

J’étais devenu son «cher» en peu de temps. Dans une heure je gage qu’il sera de ma famille!
 – Et qui, faute de chemins concrets, du moins parcourent les méandres de ton imaginaire! – Prends garde! Tu passerais vite par le sas du délire schizoïde!
A mon tour de jouer la franche camaraderie du scoutisme!
 – Qu’en sais-tu? Regarde-moi ce Musée Tussaud! Il n’est qu’une illusion! Une surenchère de pots argentés, de plateaux garnis, de petits fours éphémères, hautement oxydables à l’air libre et dégradables en nos sucs digestifs! Dans cinquante ou soixante ans à peine, que restera-t-il de tout cela? Où seront les pièces montées de ces vitrines? Quelles formes auront-elles, une fois consommées et rejetées, une heure plus tard, deux heures plus tard, une semaine, un mois, quinze, trente, cinquante ou cent ans plus avant, histoire d’aller vers une proximité plus confortable à notre esprit? Qui, de la forme, de l’air respiré, des présences de nous tous les humains, des plantes, de tout ce qui constitue nos univers, qui – pour dire cela – est ainsi, solide, indubitable, et existe de manière intrinsèque? Pense à cela dans tes gestes quotidiens, accélère, ou diminues-en la vélocité, et tu verras que la fine membrane du réel peut se soulever, ou se déchirer, sans que tu t’en rendes du tout compte. Que ce que tu vois ou sens, tu ne le sauras jamais vraiment, et jamais non plus si cela représente la réalité ou pas. Si les phénomènes proviennent ou deviennent, s’ils sont présents ou déjà passés, depuis ce monde ou dans un autre, ou encore les deux à la fois. Non. Tu ignores! Tu vis dans l’illusion de croire, dans la constante solidité de ce qui est, mais ne demeure pas un instant! Tu es en ce sommeil qui te rêve et pense, puis une fois émané de tout ceci, tu prends tes bulles pour les propres sphères solides de ta misérable vie! Misérable, car incapable de ne rien saisir, de ne pouvoir contempler les affres de ta situation! Ce Tea-Room voit ses atomes se modifier sans cesse, les tiens de même, avec cette table, ce plancher. En fait, vous exécutez cela de concert, d’un même corps à corps, mais tu continues de penser et de dire: «il y a moi et cette table». « il y a lui et moi». «Elle et lui». «L’habitant et sa maison». «Le corps et l’âme». Un «je» unique, séparé et indissoluble. Mais il n’en est rien. Tu ne ressembles pas plus à la poussière, que la poussière te ressemble, et vos souffles ne diffèrent aucunement des effusions galactiques, ni des atomes stellaires d’un paquet de pourriture ou d’excréments. Alors cesse de croire et commence à découvrir.

 – Ah ça! Je crois rêver! Des leçons pareilles! Qui es-tu pour me parler ainsi? Qui crois-tu donc être! Tout ça pour une pièce de monnaie tombée au sol! Un Tea-Room! Ta sacro-sainte loi de Murphy! Tu sais quoi? Ils sont tellement lents ici, que je vais aller payer directement sur place, à la caisse, c’est moi qui régale, tu as gagné, et je te propose ensuite, de prendre l’air sur les quais, peu m’importe! Ceci ne sera pas sans nous faire le plus grand bien, à toi comme à moi! Non mais! Des choses pareilles!
 – Tu ne devrais pas.
 – Quoi? Quoi donc, je ne devrais pas?
 – Payer à la caisse. Tu devrais attendre que la serveuse se décide à venir! On n’est pas si pressé que ça!
 – Laisse moi, veux-tu…
Il faut le reconnaître. Bon? Oui. Raffiné? Certainement. Cependant pas meilleur qu’en bien des lieux. Mais personnel, patient, patient, surtout patient! Bonne qualité et au moins pas de musique d’ascenseur inutile, nous assommant depuis le plafond! Pas non plus de cochonneries anglophones sans aucune valeur ajoutée. Un peu de surenchères, très certainement. Mais c’est une faiblesse qu’on leur pardonne.
Un peu sur cher.
 – Excusez-moi madame? Je suis allé payer mes consommations directement au comptoir. N’auriez-vous pas vu un homme par hasard? Il était assis ici, à l’instant?
 – Il n’y avait personne à cette place Monsieur, à part vous!
 – Mais que me dites-vous là! Vous n’avez qu’à regarder! Il y a bien deux assiettes et deux tasses, sur cette table… Oh!
 -Vous voyez-bien… Je n’ai servi qu’un café, le vôtre… Vous êtes sûr que tout va bien, Monsieur?
 – Votre collègue aura débarrassé ses couverts!
 – Certainement pas, Monsieur. Cette zone m’est exclusivement impartie, et je peux vous dire qu’à part moi, personne ne touche aux tables qui s’y trouvent!
 – Mais enfin, nous n’avons pas cessé un instant de deviser!

– Il est vrai, je m’en rappelle bien maintenant. L’autre n’avait rien bu, ni rien mangé.
Maladresse, ou autre chose? La serveuse se prit un plateau.
Tout ça pour une pièce de monnaie trouvée au sol, et la loi de Murphy.

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), novembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux, «La loi de Murphy» – Tous droits de reproduction réservés.