Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 29/10/2018

La lie des vendanges

Voici le 179ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.

Les vendanges autrefois, l’ambiance crasse et nauséabonde dans les villages…

 

La lie des vendanges

Nouvelle, tirée de faits réels.

À ma grand-mère.

«Est-ce-que les honnêtes gens buvaient de l’eau?» clament les joyeux pochards, femmes, hommes, et même enfants? Lors de la longue bamboche de Coupeau, quand Lantier le pousse à déserter le chantier, la petite troupe d’ivrognes commence par consommer des “canons de la bouteille” et, quand l’ivresse s’est installée, du vin bouché, plus cher.»(Emile Zola, l’Assommoir)

 

Elle n’était pas contente, la grand-mère. Elle regardait ce vignoble avec amertume et rage. Ils étaient déjà tous là, avec leurs hottes, sécateurs, spectres noirâtres sous un soleil radieux. Il faudrait s’habituer une fois pour toutes à ces traditions de village: l’hiver, le sang des cochons ruisselant dans la rue des Deux-Fontaines, ce couple crayeux séquestrant leur chat dans une cave, en lui apportant juste ce qu’il fallait afin qu’il puisse mécaniquement survivre. Des rustres. C’était de la couche grossière, on ne pouvait s’attendre à quoi que ce soit d’autres de ces «pedzous» vindicatifs, tenant uniquement debout sous l’effet de la hargne et de la méchanceté.
Il ne fallait rien dire par-devant, mais par en arrière, tel les coqs montant les poules, on y allait de bon tons. On préférait les pots visqueux ou gluants autour desquels on ne cessait de tourner, que l’affrontement direct au grand jour.

Le reste, c’était du pareil au même; alors ça descendait en salopettes et chapeaux oblongs, qu’on ficherait à la va-vite sur les échalas, en fin de journée, ou entre deux, derrière un muret de pierres sèches. On assisterait aux couinements de Saintes-Nitouches, écartant leurs culottes fendues afin de soulager quelques démangeaisons locales, survenant avec la montée d’ébriété.
Tout ce beau monde baignait entre la grappe foulée au sol, le jus poisseux sur les sarraux, et les tabliers roides caillant sous d’indéfinies humeurs.
Il y avait ce goût aigre des vinaigres tranchant sur les chairs, ces bras jeunes et vigousses, puisant dans le moût à ciel ouvert. Dont les étreintes mi-sucre mi-ascétique, vous renversaient au sol, déjà enivrées d’haleines fétides et de chevelures poissant sur la moiteur des échines.

La grande cave exsudait cette espèce de déjection gazeuse, empestant les boyaux de Belmont, une fois la livrée éviscérée dans les pressoirs. Cela dévalait par des siphons n’en finissant pas de dégorger leurs surplus sur les trottoirs rendus gluants, en pleine desquamation de gousses, dont on ne savait si elles étaient putrides ou juste rancies par la crasse du macadam.

– Cela va encore provoquer bien de la misère dans les ménages, toute cette vinasse!
Germaine le savait. Combien de fois avait-elle vécu cette damnation… Ce serait les rentrées tardives, aux habits souillés de mélanges corrosifs et tenaces, empestant toute la mensualité d’octobre jusqu’aux fins fonds des armoires.
– Ceux qui ont peu vont tout de suite dépenser leurs tâches dans les caveaux. Ce sont toujours les gagne-petit qui se font garrotter par les grands propriétaires. On sait par où les pendre. L’alcool, c’est l’oubli du pauvre et la domination assurée des fermiers endimanchés sur le vice. Ça crée ruine et brutalité dans les familles. Des rejetons imbibés de dégénérescences dès la naissance. On voit tout de suite les gosses d’alcooliques. Ces crânes difformes, ces palpitations convulsives sur un regard fixant les moineaux, ces claudications intermittentes ou, au contraire, ces phases cataleptiques engoncées comme des pieux au milieu de la chaussée.

Ces caves… Ah ça! Je les connais par cœur!
Pas une ruelle où l’on n’aperçoit une cuisine à plafond ba, suintant de graisse sous des néons bleutés. Ces petites fenêtres mesquines, cintrées de lambris ou de bois sombre s’abouchant jusqu’au plafond. C’était pire encore, au temps des lampes à pétrole. Ça paraissait bien plus sordide.
Ces gens qui beuglent plus qu’autre chose, terrés dans leurs antres humides, leurs buanderies parfois attenantes aux vestibules et aux cuisines. Tout cela empeste la corruption domestique et la rancœur, dont les cours encombrées d’objets hétéroclites bardant les façades, se rendent témoins indirects de ces époques rurales.
Puis, en certains soubassements disparates, si ce n’étaient tous, on trouve la visse à idées fixes, à folies comparées, l’objet central de toutes les préoccupations morales et physiques, la Bête: le pressoir. Celui-là même qui broie les cervelles en un jus tanné de ce sang corrompu, retombant sur les générations suivantes. Alors il règne en filigrane physionomique, ces nuques rigides et amorphes, cette couperose s’écaillant et ces yeux chassieux pissant leur jaune mucus, implantés au centre d’orbites devenues par trop étroites pour les gober.
Ils peuvent bien descendre en ville, jusqu’à Ballalaz, avec leurs hottes et leurs seilles, glanant la misère morale par grappes généreuses! Le sucre, devenu éthanol, n’aura de cesse de disséminer divers détraquements nerveux derrière chaque seuil, rancis d’omerta génétiquement programmée.

Ces caveaux sombres, aux haleines mortifères, s’entrebâillent à votre passage avec la rusticité d’un enfer devenu populaire, presque inoffensif.
Si l’un de leurs carreaux s’ouvre, vous entendez des criaillements de gamins troglodytes marinant dans l’univers confiné d’une cuisine, dont les lourdes pâtées peinant à s’ingurgiter, semblent constituer le crépi des murs.
On voit subrepticement défiler des silhouettes biscornues, des épaules voûtées. Quelques beuglements sauvages remplacent la parole, alors que sur les paliers encombrés de landaus, le bromure matrimonial assomme les moindres désirs charnels, tombés dans le bac à linge sale et les rinçures d’évier.
Les sarments de la terre empoisonnent le sang. À force de ramper comme des charrues, on tente d’absorber des esprits, « la part des anges», comme ils disent. Alors le pressoir, ce puits sans fonds, continue d’exprimer les fontanelles, jusqu’à la moindre goutte, la dernière finissant dans les veinules d’un cadet.

Ah mon petit, si tu savais!

Ce Chernex!

Tu raconteras tout ça, plus tard, si tu t’en souviens… bien que cela soit loin d’être très intéressant…

Ces tas de fumier dans chaque propriété! Les affronts. «Les trucs en dessous». Les chats aplatis entre les lattes d’une scierie, mesquineries brutales de certains qui, pour se venger de leurs déjections provenant de chez la voisine d’en face, n’hésitaient pas à défoncer les crânes de toute une portée, en projetant aussi ces sales bestioles contre les murs. On faisait ça de nuit. C’était plus commode. Oui, des tas de mesquineries de pense-crouille, alors que la meule gémissait lugubrement comme une sirène, à journées pleines, entre deux boyau pestilentiels.

Une lamente de tous ces petits martyrs, victimes de la maltraitance, du brigandage et de l’obscurantisme crasse.
C’est comme ce pauvre Chapuis. On l’appelait «le pâle» ou «feu rouge».
Quand les «cols blancs» de Montreux ouvraient la chasse par les hauts, depuis Glion jusque vers le Pont de Pierre, il les attendait de pied ferme avec les chiens. Alors, au moment opportun, il lâchait sa meute et tirait tous les lièvres rabattus sur Sonzier. Les gratte-papier rentraient bredouilles, très en colère. Chapuis qui n’était jamais vraiment à jeun, se mettait à exécuter une danse de St-Guy «par là travers». Se faire les gros, c’était plutôt jouissif! C’était bien avant qu’un gros camion engloutisse sa petite-fille, alors que le «chauffeur» reculait sans regarder son rétroviseur.

Les verrées du matin, rongeaient la vigilance; il avait suffi de quelques secondes, pour casser le bonhomme en deux, d’un coup sec, tel un vieux sarment. Si la tête était revenue d’un coup de froid, les nerfs n’en continuaient pas moins de se détraquer. C’était sa vie qui partait avec l’ivresse, dans les caillots du gros rouge. Il mourut solitaire, quelques mois plus tard, emmuré entre sa chambre et le caveau. La petite hantait Pertit, le fumoir aux quatorze cochons, embrochés jours et nuits, le moindre recoin de ces rues tortueuses et humides, aux miasmes marécageux. Elle l’attendait, nue sous sa chemise de nuit et tremblotante, le recherchant en vain, le hélant en vain. Alors il l’appelait, embourbé dans les fièvres, fouillant les ruelles, les décombres. On le voyait passer hagard, le regard exorbité, devant la pagaille des devantures. Ce fut ainsi jusqu’à ce que l’autoroute tranchât dans ces tissus infectés de toutes sortes de pus pandémiques.

Alors le soir, tout ça devient lugubre; l’ombre boueuse emprunte La Ruelle de Chernex avec le «Jaman», souille les décombres d’un ranch et les clartés hachurées de buée, avec tous ces anciens lisiers remontés en surface.
Le beau vin ensoleillé dans les verres, ou en hématurie dans les coupes, détrempe le delirium tremens et les égarements d’un passant qui, soudain pris de coliques, vomit de tout son saoul, rompu et guttural, sur le quai de la gare de Chernex, l’ensemble des cuvées générationnelles, empoisonnées jusqu’à la lie.

Collège Champittet, octobre 2018.

© Luciano Cavallini, & MyMontreux.ch,  Contes fantasmagoriques de Montreux », «La lie des vendanges» octobre 2018. Tous droits de reproduction et de diffusion réservés.