La légende de Saleuscex
À minuit, quand le vent pleure dans les sapins, une femme voilée apparait souvent près des ruines de Saleuscex, en faisant entendre de douloureux soupirs. Un homme de haute taille, au regard farouche, la suit parfois dans la forêt, avec des éclats de rire diaboliques.
Cette femme était la fille du redouté Archibald d’Aigremont, qui vivait au temps de la reine Berthe. Elle n’eut, durant toute sa vie, qu’à souffrir de la barbarie et des cruautés de son père. Celui-ci, après avoir été assiégé dans son castel des Ormonts, obtint de dame Isabelle de Blonay de pouvoir se réfugier avec sa fille Eléonore dans le donjon de Saleuscex. Ce fut là qu’il reçut de celle-ci les soins les plus dévoués. Pendant qu’Eléonore entourait son vieux père de ses tendresses, Berthold de Blonay, son cousin, venait souvent la voir. De ces visites répétées, il résulta entre les deux jeunes gens une affection profonde, qui fut pour Eléonore, dans ses jours de tristesse et d’isolement, une source de joie et de consolation. Mais, lorsque le farouche Archibald vint à s’apercevoir que ces relations pourraient aboutir au mariage et par conséquent au don de sa fille unique, il ne songea qu’à lui et entra dans une fureur terrible. Berthold dut s’enfuir de Saleuscex.
Cependant, sous l’empire des remords, on vit peu à peu le seigneur d’Aigremont tomber dans une grande angoisse et se livrer, en vue d’obtenir son salut, à toutes les pratiques de la plus ardente piété. « Je vais mourir, dit-il un jour à sa fille. Je vois plus que jamais se dresser devant moi tous mes crimes… Mon enfant ! jure-moi que, pour sauver mon âme, tu consacreras le reste de tes jours à prier pour moi dans une des demeures des saintes filles qui se vouent au Seigneur ».
La lutte dans le cœur d’Eléonore fut longue et douloureuse. Mais, en entendant les supplications réitérées de son père, en le voyant un jour au moment de rendre l’âme, elle promit d’accéder à ses désirs. Une fois seule, elle quitta la tour et entra dans un monastère, où elle termina sa mélancolique existence dans la prière et dans les larmes. Dès lors, son âme revient, dit-on, errer près des ruines de Saleuscex, dans ces bois témoins de ses plus douces émotions, mais aussi de ses plus rudes combats. Voilà pourquoi son regard est si triste et pourquoi les solitudes du Cubly retentissent aujourd’hui de si douloureux soupirs.
(Extrait de “Contes et légendes de la forêt”, Louis Chardon)