Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 10/11/2014

La Lanterne de l’Helvétie

LA LANTERNE DE L’HELVETIE
Fiction

 – Jean-Pierre, Gérard et Philippe, trois copains qui zonent dans la ville, petite crapulerie, vol à la tire, dépravations nombreuses dans la gare de Montreux, notamment l’automate des petites poupées mécaniques, plusieurs fois saccagé sans motifs ni raisons, feux de poubelles, arrachages de fils électriques, c’est quoi pour vous, la prochaine étape ! Viol dans les toilettes ? C’est pas mal, beau début, on peut dire que vous démarrez bien la vie, nom de bleu ! Sauf que moi je suis pas vos pères et mères, et que j’ai ce qu’il faut pour vous la foutre tranquille ! Est-ce que vous comprenez, ou quoi ! Les petites poupées ! Qu’est-ce qu’elles vous ont fait ! Pis maintenant les caves de l’Helvétie ! On essaie les hôtels ! On vous a fait monter en grade ! A voir vos tronches, vous semblez cette fois-ci être tombés sur un bel os ! Alors ! Vous allez parler ou bien ! Vous êtes pas à l’article de la mort à ce que je sache ? Elle voudrait même pas de vous, croyez-moi ! Parce que, ce que je lis là sur le dossier, c’est assez moche comme pédigrée !

L’appointé Junod en avait pas mal vu durant sa carrière. Mais des adolescents tabassés, les habits en lambeaux, les jambes truffées de piqûres et scarifications, c’était bien la première fois que ça se présentait à lui ! Du gibier d’asile, c’était autre chose que du bon vieux voleur bien sain, ou du criminel bien défini ! Maintenant on ne savait plus trop sur quoi on allait tomber, c’était que du frelaté ! 

Jean-Pierre. Lourd et massif, tête de veau, plutôt pataud. Suit n’importe qui et n’importe quoi, pourvu qu’il soit pris en charge par la multitude, qu’il se sente à l’abri de tout, même caché sous une bombe. 

Gérard, petit, efflanqué, vif et roublard. Meneur de bandes, yeux pivotants en tous sens, petite mèche disgracieuse sur le front, se marrant tout le temps, surtout dans les moments le plus graves. Finit toujours par prendre la bonne décision, juste pour lui. A toujours raison, mais n’a point de raison. 

Philippe. Le bon type. Brillant scolairement, bonne famille, pratiquant un protestantisme drastique. Pâle et famélique, portant toujours les mêmes habits, promenant un index atrabilaire sur les versets bibliques ; évidement au culte tous les dimanches, sur le même banc, reconnaissable à la patine du bois. Légère tendance à puer la pisse. Avait besoin d’air, de sortir de l’étau familial, des bonnes manières et de la honte du péché. En cassant de la poupée plastique ou des mannequins de polystyrène. Récidiviste. Pulsions sexuelles énormes, mais réduites à leur plus simple appareil. 

On l’a dit, tous les trois mal en point ! Représentants de steaks hachés, serait le mot pour définir leurs visages de hamburgers. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne possédaient d’armes, ils avaient œuvré avec des pierres trouvées le long des quais, entre les roches du débarcadère. Gérard avait dit : pas d’armes du tout ! On ferait les coups avec ce que l’on trouvait sur l’instant, point final ! Mais là… Au petit matin, qui aurait pu les mettre dans un état pareil, les laisser aussi défigurés que ça ! L’appointé Junod se grattait la tête, il n’y voyait goutte, et ce malgré ses lourdes lunettes derrière lesquelles les yeux déposés en vitrines pouvaient éclore en toute liberté ! Il se retournait sans cesse. Une manie de traqué. Les médecins laissaient les visites s’installer, parce que c’était la police, puis se serait peut être une chance pour lui de croiser les parents, car les enfants, eux, ne l’avaient visiblement plus, cette occasion de confrontations !

Les trois lits s’alignaient les uns à côté des autres, barrés par la lumière du jour s’abouchant sur un Gramont de sucre, un air cristallin et froid, une lumière blafarde noyant l’espace de pâleurs monotones. Le policier tâtait, mal à l’aise face à ces trois rôtis drapés de blanc.

 – Il y a quelque chose que je comprends pas. Après vous êtres défoulés sur les automates de la gare, vous pourriez me dire comment vous avez giclé dans les sous-sols de l’Hôtel Helvétie ? Vous pensiez trouver un trésor, ou quoi !

Jean-Pierre, le plus coriace, se lâcha d’un coup. 
 – On sait pas mec. C’était juste pour l’ fun, se flanquer l’blouse quoi. On a rien piqué m’sieur j’vous jure ! On sait pas qui est c’t’ enfant d’p… qui voulait niquer sa race ! Pis on s’les gèle là, fallait bien s’trouver d’quoi s’chauffer ! C’est vrai ça ! Y’a rien dans c’te foutue City pour nous ! C’est l’désert ! Faut nous comprendre quoi ! On sait pas où aller quoi ! Y’s’foute d’la gueule des jeunes, dans l’coin ! Rien à foutre des jeunes, c’qui veulent c’est s’faire du blé ! Nous on peut crever mec !

 – Vous allez me faire pleurer, reprit l’appointé Junod. L’enfance difficile, martyre des parents, alcoolisme, on connaît ! Le baratin habituel !

 – On nous écoute jamais, reprit Gérard. Rien à foutre de c’qu’on pense. Et après on s’étonne si on s’fait remarquer ! C’est bien fait pour votre gueule ! 

 – Parce que vous pensez ! Vous savez, c’est pas moi qui charrie les ennuis, reprit le policier plus calmement. C’est pas moi qui suis à l’hôpital, c’est pas moi qui devra payer votre casse non plus. Vous feriez mieux de vous faire remarquer autrement, de manière plus intelligente !

 – Tu t’crois qui toi ! C’est pas toi nos géniteurs, merde ! T’as rien à dire, t’écoute personne, tu préfères passer ta vie à coller les gens, à foutre des contredanses, et t’marrer l’Week-end d’vant la téloche ! Z’êtes tous des minables, vot’vie ça vaut rien! 

 – Bien dit Jean-Pierre, fit Philippe ! Vos aises minables avant tout ! On se fout totalement de nous ! Vous êtes juste là pour pour coller les pare-brises et casser du jeune, là on vous connaît, tout le monde vous connaît ! J’veux un monde plus juste. À la maison c’est bible et bondieuseries, ici c’est cogne et sois l’plus fort ! Au moins t’es considéré, quoi ! 

 – Donc, reprit Junod, en passant les doléances, vous êtes allé vous abriter dans un Hôtel ! En plus vous avez marché un sacré bon bout ! L’Helvétie, c’est quand même un peu plus près, sans vouloir provoquer ! 

 – T’oublies ! l’Helvétie c’est gardé blindé, mec !

 – Oui, mais l’Helvétie ! Et puis quoi alors !

 – Si on vous le dit, reprit Philippe, grimaçant en voulant s’adosser contre le mur, vous ne nous croiriez pas, tout simplement parce que nous on n’y croit pas non plus !

 – Pour ça c’est vénère mec ! J’avais même plus d’réseau, on pouvait même pas appeler ou envoyer des textos ! J’ kif pas c’genre d’soirée là mon gars !

 – Je vois. Pour avoir un portable, t’as du fric, mais en ce qui concerne le vocabulaire c’est du hors prix !

 – Tout le monde peut en avoir un, reprit vivement Gérard ! A l’heure actuelle on te le tire dans la gueule, sans que tu l’demandes !

 – De quoi ? Le vocabulaire, ou les portables ? On tire tout dans la gueule chez vous, c’est une manie !

 – Tu comprends pas mec ! On voulait juste squatter un endroit pour qu’on nous la foute en paix, quoi ! 

 – Qu’on vous la foute en paix, reprit l’Appointé hors de lui ! Qu’on vous la foute en paix, pis quoi encore ! Après avoir vandalisé des pièces rares, démonté des automates, piqué la monnaie s’y trouvant, et non contents de vos actes imbéciles, vous enfuir en brisant les carreaux de fenêtres, vous allez voir, si on va vous la foutre tranquille ! Je devrais plutôt vous obliger à brouter le quai numéro un, en vous faisant ramasser le verre avec la bouche ! Je n’ai absolument aucune pitié pour vous, vous n’êtes que de sales petites frappes et c’est pas en vous la jouant chochottes dans vos lits d’hôpitaux qu’il faut compter m’attendrir ! Je ne vois que de la sale racaille, qui en plus profite de la société sur laquelle elle crache, pour se faire héberger, en ce moment même, aux frais de la Princesse ! Alors vous ouvrez vos gueules quand il le faut, et dites-moi une fois pour toutes ce qui est arrivé à l’Helvétie ! Gérard, le meneur ! Alors ? Je t’écoute ! Et pas de boniments hein ! Et les autres, vous l’ouvrez que si vous avez quelque chose à dire ! C’est compris ! Non pas d’infirmières maintenant, vous reviendrez plus tard, cette engeance n’est pas à l’article de la mort ! Je ne le dirai pas deux fois, Mademoiselle ! C’est ça, allez chercher le médecin chef, et moi je vous fais coller pour obstruction d’enquête ! Bien ! Alors je vous écoute, Môssieur Géraaarrrd ! Alors ? On perd sa mordache tout à coup ! Vous avez vraiment tous les sacoches plus grandes que le fusil !
 – Ben… Comme on a dit…

 – Vous avez encore rien dit, à part gémir comme des gonzesses ! 

 – Attendez ! Quand on est arrivé dans les sous-sol, on voulait juste rester là pour parler, histoire d’avoir pas froid. Je vous jure M’sieur qu’on avait pas d’intentions malsaines, de toutes façons tout est sous clé, même si on avait tenté de voler quoi que ce soit, ça aurait fait un bruit d’enfer… Pis y a que du vin, de toutes façons, pas d’électronique, les routeurs, les ordinateurs de la baraque, tout ça, ça se trouvait derrière une grosse porte grillagée à cadenas. Non, on voulait juste être tranquille, c’est tout.

 – C’est tout ! 
 – Oui, c’est tout ! 
 – La suite ! 
 – Vas-y Philippe, tu racontes mieux que nous, pis t’as déjà pas mal mouillé grave avec le flic !

 – Taratata, c’est moi qui continue fit Gérard, tentant de bouger les jambes. Quand on était assis au sol, on a vu que dans un angle, il y avait une vieille lanterne. Ces trucs comme y’en avait aux chemins de fer, en laiton avec des vitres rouges de chaque côté ! Je sais parce que ma grand mère en avait une où c’était écrit, JURA-SIMPLON… 

 – On est pas là pour évoquer des souvenirs d’enfance ! Ensuite ! 

 – Comme il y avait une bougie dedans, une de ces bougies à réchaud, ben on l’a allumée, quoi… 

 – Oui bien sûr ! Comment j’aurais pu imaginer en plus, que vous ne fumiez pas ! 

 – Je fume pas Monsieur. L’appointé ne releva pas la remarque de Philippe, mais n’en pensa pas moins… 

 – Alors ? 
 – Alors quand on l’a allumée… Quand elle a été allumée, il s’est passé un truc bizarre, comme si on avait changé d’endroit, de lieu, de pays. Des ombres se sont fissurées, ou plutôt je crois bien que se sont des fissures qui ont vomi des ombres. Pis on a entendu des petits cris stridents, on a pensé que c’était des souris, mais non. Après, tous, on a senti des trucs bizarres qui nous grimpaient dessus, puis qui cherchaient à rentrer dans nos vêtements. Ce qui est arrivé.

 – Continue, ça m’intéresse ! 
 – Je savais, vous croyez pas… 
 – Continue, je te dis ! 

 – Ces saloperies ont commencé d’abord à nous mordre, puis à nous arracher des morceaux de chairs. On criait, on appelait au secours, mais rien ! Personne ne nous entendait, personne pour venir voir ce qu’il se passait ! On avait pas regardé ce que c’était encore… Mais quand enfin on a pu distinguer quelque chose… Voilà… 

 – Ben pourquoi tu t’arrêtes ! 

 – Bon, tant pis, vous croirez pas et vous vous fâcherez. On risque de toute façon plus rien… Quand on a regardé, on a vu que ce qui nous déchiquetait, c’était comme des petites poupées sautillantes et couinant dans tous les sens. Il y en avait partout, jusqu’au plafond qu’on distinguait pas, ça tombait comme des cafards, ça crissait en marchant et en grinçant des dents ! On en avait… pareille à des fourmis ! Mais des fourmis visqueuses, de la putain d’ limace ! Des petits rires et ça mordillait, des petits rires et ça nous emportait un bout de chair, et que ça faisait des bruits de succion quand ça se délectait de sang ! On se faisait dévorer comme sous une attaque de piranhas ! Les jambes, le torse, les bras, des petites filles, des petites gamines pouponnes aux yeux bleus, aux sourires continus, en train de nous enlever l’existence avec leurs lèvres rosées, leurs petits anus suceurs, leurs pommettes couleurs cassis, leurs longs cheveux blonds ou noirs, souillés par nos blessures, nos lambeaux de peaux et de vêtements ! Vingt, trente, toutes nous montaient dessus, nous entamant les mains, à chaque fois qu’on tentait de nous masquer la gorge ! Elles attendaient ça, elles montaient à l’assaut, afin de parvenir aux veines du cou, elles s’y préparaient longuement, pour pouvoir achever leurs gourmandises en nous tuant qu’à la fin ! Vous ne nous croyez pas. Je le savais. Maintenant vengez-vous, criez-nous dessus, qu’est-ce ça peut bien faire, après tout ! On ne pourra jamais plus connaître de peurs aussi extrêmes, que celles que nous avons rencontrées cette nuit…

L’appointé Junod était hors de lui ! Jamais on ne s’était autant foutu de sa gueule que ce matin-là ! Mais en voyant les tremblements des garçons, leurs expressions de frousse profonde, face aux événements remontés en surfaces par la narration de Gérard, il commença à douter, à perdre sa logique et son bon sens, son indubitable sens de l’orientation conceptuelle.

Etait-ce vrai, était-ce faux ? Il y avait tant de dépravations dans cette ville, tant de fois il avait fallu rappeler les vitriers, pour réparer les splendides baies de verres coulés, majestés de la Gare de Montreux, avec son plus pure style Victorien profané ! 
Il voulait éclater, fou de rage, mais… vit les enfants fauchés par d’extatiques expressions de pure terreur ! Des petites naines succubes sorties d’une lanterne, ou alors provoquant des ombres intelligentes se nourrissant de chairs et de sang, grâce aux dispositions spéciales dont les verres de cette lanterne étaient munie, des flammèches, quoi d’autres encore ? N’essayait-on quand même pas de lui faire prendre tout cela pour des vessies ! La colère revenait, terrible, on se foutait carrément de lui ! 

 – Je vous tiens à l’œil, bande de cinglés ! C’est pas Montreux qu’il vous faut ! C’est Cery et Nant en même temps ! Vous faire bouffer par des poupées, vous aller faire croire ça à la police, bande de débiles ! Je pensais vraiment que vous auriez trouvé mieux! Vous avez tout simplement voulu profiter d’un endroit pian pian pour fumer vos rouleaux de moquettes ! Parce que tout vous est dû ! Parce que les adultes sont tous des cons, dont vous profitez chaque jour, sans scrupules, comme là, maintenant, je le redis, dans cet hôpital à vous faire et laisser traiter comme des roitelets ! Mais cette fois-ci je vous tiens ! Ça suffit ces adultes démissionnaires, il y en a vraiment plus que marre ! Je reviendrai, vous ne perdrez rien pour attendre ! 

En quittant la chambre, emporté par son irritation, l’Appointé Junod marcha sur quelque chose qui se brisa comme une coquille d’œuf, suivit d’un petit couinement strident.
Quelque chose semblait remuer sous son talon et saisir le bas du pantalon…

Luciano Cavallini
Membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains, (AVE)
© Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux. «La lanterne de l’Helvétie» – Tous droits de reproduction réservés.