Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 21/01/2019

La hantise de Sir Charles Denfoss

Voici le 189ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il se passe des choses bizarres dans l’Hôtel du Parc, à Glion.

La hantise de Sir Charles Denfoss

Inquiétude & peur.

“Observer attentivement, c’est se rappeler distinctement.”  (Edgar Allan Poe)

 

Je revenais de cette agence particulièrement courtoise, avec en mains les clés de l’Hôtel du Parc, situé en plein cœur de Glion.

Ils s’étaient pliés en quatre pour me donner les moindres renseignements concernant l’austère bâtisse dormant dans un parc abandonné.

On s’y perdait, le silence s’épandait comme une nappe bienfaisante, avec le brouillard de décembre et sa clarté givrant sur la pierre.

Des colonnades dévalaient les talus, fermant la propriété d’une route pourtant très peu fréquentée.
Les branchages frissonnaient, créaient des ombres diffuses, confondues aux oiseaux, à des êtres étranges pourvus d’ailes semblant aussi larges que celles d’un ange vindicatif.
Des murmures s’approchaient de mes oreilles, je pouvais presque ressentir des lèvres tièdes cherchant à frôler mes lobes, puis une haleine plus persistante s’emparer de mon visage.
Je prenais ce phénomène pour une source d’eau chaude circulant sous l’herbe tassée, des nues montant de la plaine ou, encore, d’un rai de soleil tombant telle une lame de verre contre le tronc d’arbre sous lequel j’étais adossé.

 

Le froid givrait contre les vitrages; pourtant, en levant le regard vers la grande véranda, il sembla qu’un coin de rideau se mouvât à la dérobée.

Un jeu de clair-obscur.
Je possédais déjà le trousseau du bonheur en poche, et la secrétaire de l’agence avait détalé sans attendre son reste. Évidemment, il était difficile de savoir de quoi il en retournait. On était capon, ou on ne l’était pas!
Heureusement que ce qui sembla être le jardinier vint à ma rencontre, nanti d’un généreux sourire le scarifiant d’une oreille à l’autre.

Mes appréhensions semblaient donc infondées. Je fus par la suite tout à fait rasséréné, lorsque ce dernier me fit pénétrer dans le hall afin de me présenter à son propriétaire, Monsieur Charles Denfoss.

Denfoss était un vieil Anglais échoué à Glion avec la fin du 19e siècle et continuant de s’ébattre hors des vagues du modernisme, en maugréant déjà contre les ressacs futurs qu’il voyait poindre à l’horizon.
Avec sa femme, feue Lisette Hurrigan-Denfoss, ils avaient tous deux décidés de faner leurs vieilles fortunes provenant de descendants ancestraux, lorsqu’ils reprirent derechef le présent Hôtel des Alpes en train de chavirer.
La clientèle commençait à le fuir, dès l’instant qu’une rumeur concernant les étranges manifestations se déroulant dans la véranda vinrent à éclater au grand jour, et encore – pire – en pleine nuit

Certes, depuis le parc, elle ne semblait pas des plus rassurantes; une baie cossue, parcourant le long de la façade ouvrant sur le couchant, attirait de suite le regard du visiteur, fut-il uniquement égaré sur les sentiers entourant le domaine. Quelque bucolique que ce soit, le paysage s’étendant au loin ne parvenait pas à influencer les lieux, ni par ses verts pâturages et ses bestiaux y paissant sans broncher jour après jour, ni par les quelques chalets massifs, implantés bien plus haut sur les pentes arides du Cubly et de Sonloup, qu’on devinait à peine dans le lointain.

Ici, tout y était embusqué, plaintif, les portes des dépendances entrebâillées sur leurs gonds diffusaient d’âcres haleines perverties d’humidité, et des profondeurs aussi ténébreuses que sans fonds, surgissaient d’inquiétants spores rongeant les murs.

Les rideaux de cette véranda paraissaient prendre vie, s’animer de manière autonome, bien que leurs replis demeuraient constamment mi-clos.

Pourtant, j’avais remarqué qu’un faciès de vieille femme m’observait à la dérobée, disposé en retrait, juste avant de rencontrer mon étrange jardinier à la bonhomie si particulière.
Il cachait, à l’arrière de sa moustache en guidon, un sourire circonspect, presque surfait. Un personnage d’opérette n’aurait pas mieux fait, si ce n’était de se précipiter aux portes d’un château, afin de troquer sa combinaison verte en tenue de grand chambellan.

C’est alors que je vis à l’entrée le propriétaire du lieu, qui semblait baigner dans une réalité peu concise. Monsieur Charles Denfoss. Particulièrement imposant, Londonien, pure souche citadine, mais avec un mélange écossais du côté de la mère. Du moins, je le supposais car, pour me réchauffer, il avait préparé un guéridon avec deux verres, contenant de la liqueur de genièvre.

Il m’invita au fameux salon dans la véranda; de suite, je fus saisi par l’étrange clarté nimbant la pièce. On ne voyait plus le parc au travers des baies, si ce n’étaient quelques bribes. Un épais brouillard s’installait tout autour de la bâtisse, un silence de mort y régnait, à part une puissante horloge martelant les heures et dont les aiguilles acérées ne disaient rien qui vaille.

Ces pièces ressemblaient plus à des lances de la guerre de Cent Ans, qu’à d’anodines aiguilles blessant seulement le temps, mais elles n’en parcouraient pas moins le cadran d’une vélocité hors norme. Disons qu’on les voyait grignoter les minutes de manière particulièrement distincte, les quarts, les demies et les trois-quarts nous assourdissaient d’un carillon profond et récurrent; Big-Ben, à côté, devenait une jeune Jouvencelle à la voix timide et chevrotante.
Si ce n’était le puissant pendule forgeant le temps sur une enclume, constitué d’une niche permettant de livrer passage à deux archers robustes, le reste de la décoration paraissait plutôt fluette à mon goût et peu virile pour un homme devant y vivre seul; des tasses de porcelaine à fleurs surmontaient un vaste dressoir, une argenterie sommeillait au travers de crédences vitrées, mais fortement négligées, des fleurs de papier et autres taffetas sans importance empoussiéraient les abat-jours et les dessus de fauteuils, dont certains possédaient encore leur housse de protection.
Après avoir pris un doigt de cet excellent breuvage provenant de landes tourmentées par les vents, mon hôte me tint un curieux langage, que je trouvais personnellement des plus abscons, bien que ne manquant pas de ce vocabulaire précieux qu’il incombait à mon rang.

Après avoir erré quarante-cinq minutes dans un parc froid et humide, je m’attendais à un tout autre discours de la part de mon interlocuteur. Premièrement, les caprices de la météo n’ont d’aucune manière influencé mon moral et mes actes en découlant. Deuxièmement, et surtout en Suisse, j’avais horreur d’un beau soleil et d’une vue verdoyante toute cirée de propre en ordre sur les petits chalets d’alpage, astiqués à la perfection. Encore moins ces devantures de fleurs tapageuses, ces odeurs de fromage coulant comme de la morve puante en fond d’assiette, lorsque les touristes croyaient devoir se requinquer de cette infection, à peine les grands froids touchaient-ils le pays.
Non pas que je critiquais la Suisse, mais pour moi, elle était autre chose que toutes ces vues cocardières et folkloriques dont on nous assommait constamment le tempérament.

Je n’étais nullement envahi d’humeurs sombres et mélancoliques, parce que ce globe surchauffant et jaunasse se prélassant au zénith d’une carte postale, ne s’y trouvait jamais présent lorsque moi-même, j’en prenais possession.

Pourtant, quelque chose ne fonctionnait pas comme d’habitude. Des détails que je ne percevais pas immédiatement. Les perspectives semblaient étranges, les points de fuite surtout, lorsque je regardais les hauts plafonds et les couloirs serpentant d’une aile à l’autre. Ceux-ci paraissaient déformés, obliqués vers la droite, comme lorsque vous mettez face à face deux miroirs et que les répliques se réfléchissant les unes dans les autres, finissent par retourner à leur point de départ. Sauf qu’on ne pouvait pas poursuivre l’expérience plus avant, afin d’en avoir vraiment le cœur net. Un moment ou l’autre, et vous l’aurez constaté par vous-même, on finit toujours par se retrouver hors cadre!

Quels affreux chocs moraux me soulevaient le cœur et ravissaient l’âme vers des niveaux de compréhension abordant déjà la folie pure!
J’allais donc devoir vivre dans ces dédales! Cependant… Cependant la fascination exercée par cette architecture, le parc l’environnant et l’envie d’appréhender ces multiples mystères, l’emportait sur la couardise. Je dirais que même cette angoisse sourde, trônant au fond des entrailles, redonnait sens à ma vie.
Aussi, lorsque nous pénétrâmes dans le salon et que mon hôte évanescent m’offrit de me mettre plus à l’aise encore, je fis mine de ne pas me laisser prier plus que de raison.
J’allais donc emménager le lendemain même; ce que je trouvais par la suite des plus singuliers, fût le fait d’être convié à dîner dans ce qui deviendrait mon propre salon.

Je fus présenté à une certaine Madame Rivier, personne sans âge, avec un allant certain, mais qui paraissait bien roide de sa personne.
Le malaise que je ressentais s’accentua, lorsque je réalisais à quel point les vêtements portés par ces deux personnages paraissaient pour le moins désuets. On aurait dit qu’ils s’accoutraient d’atours surgissant de la fin XIXe siècle, début XXe siècle. Coiffe austère, nez aquilin et faciès osseux pour Madame Rivier, costume noir, gilet blanc surmonté d’un oignon chaîné selon les convenances à la boutonnière, pour Monsieur Denfoss.

Avant de passer à table, nous avons encore parcouru les divers tracas administratifs concernant la maison; le fuel serait le plus onéreux, et l’on me conseilla vivement de ne tempérer que les pièces en lesquelles j’allais le plus souvent habiter.

La cuisinière à gaz remplirait déjà cet office, si l’on peut dire. Il ne suffirait que d’ouvrir la vanne des radiateurs de la chambre à coucher, du salon et de la salle de bain. Si on laissait quelque peu les portes entrouvertes, la chaleur pouvait s’échapper dans les longs corridors et en ôter la crudité. Juste ce qu’il fallait afin d’éviter les moisissures sur le papier peint.
Je ne saisissais guère le dernier énoncé, car je n’avais vu aucune tapisserie garnir les murs et j’en fis de suite la réflexion à mon hôte et à la cuisinière, qui nous avait rejoint de son air fureteur.
J’avais mal vu ou imaginé autre chose, bien que j’insistais sur ce détail qui me semblait peu important par rapport aux divers tracas de ce monde.
On me reconduisit vers l’entrée afin de constater par moi-même de quoi il en retournait. Je fus donc face à ma bévue, ce qui clorait de suite l’incident, ainsi que le léger froid produit sur l’assemblée par mon assertion soutenue.

Lorsque je me retrouvais dans ce corridor, celui-là même référé en début de narration, je dus me rendre à l’évidence. Les murs se retrouvaient bien recouverts d’un délicat papier peint et, si l’on en jugeait par ses motifs de roses pâles surmontées de médaillons, semblaient passés ou passablement fatigués par les assauts continus du temps.

Fort de cette constatation, je sentis mes jambes se liquéfier sur le sol, ce qui dut se remarquer de suite, car l’on se précipita dans le grand salon d’accueil afin de me tendre un deuxième de ces fameux verres de genièvre.
Je ne devrais pas me mettre dans des états pareils pour une si puérile confusion.
Pourtant, je n’avais pas rêvé, c’est bien des murs nus qui me virent défiler le long de ce couloir.
Cependant, comment arguer de quoi que ce soit et d’aussi illogique, au-devant de ces vieilles tasses de thé si sûres et si assermentées, concernant leurs infusions quotidiennes ?

On ne pouvait en départir, le papier était bien peint, mais par qui et comment, en même pas une heure!

On me dit que je devais avoir confondu avec une autre partie du domaine. Je souhaiterais fort que l’on m’expliquât ce phénomène des plus saisissant!

Le dîner se déroula de manière courtoise, mais je restais marqué par cette aventure des plus illogiques, et me trouvais peu présent aux discussions lassantes, abordées durant le repas.
Cependant, je constatais que l’on m’observait, voir que l’on me défigurait constamment. C’était une impression des plus désagréables qui s’instillait petit à petit dans ma conscience. Subrepticement. Ce malaise ressenti devint de plus en plus concis, au point qu’arrivé au dessert puis aux digestifs, je n’y tins plus et prétextais d’aller me dégourdir les jambes sur la terrasse, afin d’échapper quelques instants à ces plombants regards. Cela irait sûrement mieux lorsque je me retrouverai seul, afin de pouvoir enfin jouir de ma location comme il se devait.

C’est là qu’il survint à un incident majeur, que je ne compris nullement.

Je m’entendis affirmer, en milieu de repas, alors que nous venions de consommer une délicate poularde aux agrumes, que ce n’était de loin pas la première fois que j’avançais ce genre de propos avec conviction. Aussi, comme à chaque fois, non sans une certaine lassitude, le personnel devait recommencer à me répéter les mêmes faits, aux mêmes endroits. Je pensais de suite qu’ils voulaient s’amuser entre eux, en se gaussant de ma personne. Ce ne serait ni la première ni la dernière fois que ça risquait d’arriver, car mon originalité et ma répugnance à vivre selon les schémas de mes contemporains, m’horripilait au plus haut point.

Je ne recherchais aucunement à exécrer leurs us et coutumes, mais c’était plutôt l’exécration qui m’envahissait tel un pernicieux refroidissement.
Non, je venais de prendre ce bail, de le signer en bonne et dûe forme, et ceci était ma première rencontre avec ce lieu que je commençais à trouver de plus en plus hostile à mon goût.
Aussi, après que mes convives se soient tous levés afin de passer au fumoir et prendre les digestifs, dubitatif, j’emboîtais à mon tour le pas derrière ces étranges convives.

Cependant, dans un sursaut d’intuition soudaine, je m’y ravisais, remarquant que j’avais oublié ma serviette de table disposée près de l’assiette. Une manie que j’avais acquise lors de mes nombreux déplacements en villégiature car, étant de nature maladroite, je renversais souvent des bribes de digestifs sur le gilet, ou pire, me roussissais le paletot lors d’un dernier cigare avant le coucher.
En arrivant près de la table où j’avais dîné, je ne vis plus la moindre trace de vaisselle abandonnée sur la nappe, et encore moins les restes de ce qui aurait dû demeurer d’un quelconque festin.
Or, en si peu de temps, il était impossible que quelqu’un l’eût dégarni et qui plus est, je n’avais rencontré aucune âme qui vive ressemblant à un majordome ou à un chef de rang affecté à cette tâche.
Je n’étais revenu que sur mes pas et non de loin, cela ne dut pas prendre plus de quinze secondes en tout.
Je courus donc en direction du fumoir, vers l’endroit où s’étaient réfugiés mes hôtes.
Pourtant, il n’y avait pas plus d’humains en cet endroit-là, qu’une pépite d’or entre les franges d’un vieux tapis.
Mon cœur s’emballa furieusement dans la poitrine, les jambes me manquèrent et une sueur glaciale baigna mes tempes.
La poussière régnait, et le long corridor n’était plus du tout pourvu de papiers peints ou de quoi que ce soit d’autre qui lui ressemblât.

Tous ces phénomènes ne paraissaient pourtant pas étrangers à ma nature et, bien que j’en sois terrifié, une parcelle de moi-même en connaissait déjà les tenants et aboutissants.

 

J’entendis un bruit de vaisselle et la chute d’un morceau de sucre au fond d’une tasse de thé. J’en ressentis également le fumet. Je perçus même, par la fente du chambranle, l’éclat de la pince qui en saisissait un deuxième. Ah le bonheur! Je reconnus enfin les voix et le timbre si particulier de ces hôtes étant venus m’accueillir.

Cependant, ma déconvenue fut à la hauteur de mes espérances.
Salon aussi nu que la paume d’une main tendue.
Il y avait bien des tas d’objets hétéroclites, posés çà et là sur les guéridons, les tablettes et autres massives crédences, mais on comprenait de suite que l’espace avait été inoccupé depuis des années, qu’une poussière dense régnait au-dessus des potiches et autres babioles surchargeant l’espace.

Le papier peint du corridor n’était maintenant plus le même; il se composait de fleurs extravagantes toujours autant passées sous les assauts du temps, à part les oiseaux de paradis perchés au faîtes d’arbres se répliquant en enfilades et nattés les uns par dessus les autres.

Il ne restait ni repas, ni convive, je n’avais plus qu’une impression de déjà vu, revenant de plus en plus souvent m’assaillir au fil de cette inquiétante aventure.
Le parc, le jardin, ce jardinier ricaneur, Mr Denfoss, et ce visage fané, parcheminant les carreaux de fenêtres avec un sourire entendu…
Je louais cette bâtisse, ou était-ce elle qui me louait? Ces murs semblaient me happer, prendre possession de mon corps.

Je devais me retrouver à la maison, quelque part; je réalisais des efforts surhumains pour reprendre ce qui m’appartenait, c’était à moi tout cela, j’étais le propriétaire de ce domaine, et non pas le simple locataire.
C’était un héritage des aïeux qui l’avaient eux-mêmes reçus des premiers rameaux généalogiques.
Je commençais à revoir défiler mon enfance, lorsque le visage qui se refléta de moi dans la psyché de la salle de bain, fut celui du jeune damoiseau que je fus à l’âge de 12 ans.

Ainsi, sur les vitres et les autres pièces réfléchissantes, plus je m’enfonçais dans les étages de la maison, plus je me voyais avancer en âge, depuis des lustres, immolé sous celui du salon, irradiant ses facettes jusqu’aux moindres recoins des moulures.

C’est là que je compris, non sans une horreur exacerbée, que Monsieur Charles Denfoss n’était autre que moi-même et que son étrange mouvance provenait de gestes répliqués en miroir! Le journal qu’il tenait en mains à ce moment-là, possédait des caractères imprimés à l’envers! Je n’étais autre que ce débris, ne comprenant rien de mes égarements; je vis cela lorsque, sur le grand plateau d’argent de la salle à manger, ce qui se réfléchissait sans cesse n’était autre que le visage actuel de Denfoss, de moi-même, retrouvant dans l’espace les lieux chéris de mon enfance, que je ne pouvais me résoudre à jamais abandonner!

Ce bon jardinier, que je n’avais pas entendu arriver, me posait la main sur une épaule, me fit asseoir, alors que j’étais abattu, sur la première des chaises me tendant généreusement ses accoudoirs, en me répétant haut et fort qu’il espérait que cette fois-ci j’avais bien tout saisi de la situation, que je réalisais mon état d’infortune qui, en fait, n’en était pas un, puisqu’il ne tenait désormais qu’à moi, de vouloir bien en émerger!
Que c’était toujours là, à cet instant précis, ne pouvant supporter mon nouvel état et d’y voguer sous d’autres conditions, que je perdais tout contrôle de mon esprit. Ceci provoquait des tapages indicibles, des rumeurs et des gémissements qui n’avaient de cesse que d’effrayer les promeneurs voulant se délasser dans le parc et partir à l’aventure entre ces longs couloirs, même si cela demeurait totalement prohibé.
Les scellés usés par le temps bâillaient au bout de leurs chaînes, et l’on pouvait aisément entrer par la porte demeurant toujours entrouverte.
Tout ceci m’appartenait donc, mais je ne pouvais plus en jouir, ni ma femme, morte depuis si longtemps…

Je voyais les murs et les tapisseries se revêtir de mes souvenirs d’enfance, la table du salon s’emplir des membres de ma famille. Je pouvais leur parler, entendre le son du grand piano que jouait Victorine, la grande nièce émaciée et diaphane, morte à 16 ans de tuberculose à Valmont

L’odeur du garde-manger, celle des confitures de prunes, revoir grand-mère et son petit tablier bleu, sortant toute congestionnée de la cuisine, les joues luisantes à force d’être demeurée trop longuement perchée au-dessus des casseroles.

Tous ces personnages de l’enfance, appartenant au grand domaine de Glion, étaient en moi, comme j’appartenais corps et âme à ces murs; je ne pourrais en sortir, sauf par cette porte tout au bout, débouchant sur l’allée montant vers Caux, mais dont on ne voyait pas la fin, si ce n’était une grande auréole de nues blanchâtres.

Oui, mais derrière tout cel ? Que trouverais-je? Comment me résoudre à perdre ces biens? Une errance en boucles, ne valait-elle pas mieux que le grand saut dans l’inconnu?
Mon jardinier me poussait constamment, vers cette fatale issue.

Le domaine était à vendre, il tombait en délabrement. La petite fontaine s’était desséchée et les cieux ne s’emplissaient plus jusqu’à déborder sur la surface de l’eau, avec les statues de la rambarde à colonnades, telles des chevilles de petites filles, entre lesquelles la clarté passait en bas de soie blanche.

Le vieux jardinier avec sa moustache en guidon continuait de me pousser.
J’allais à nouveau tout oublier, revenir au début, cette fois-ci… il me faudrait du courage, je devais comprendre que que les études de Chopin jouées par Victorine s’évaporeraient à tout jamais, lorsqu’on sortirait le grand piano désaccordé par l’une des baies, dont le verre à dessein, se figeait d’anciens éclats.
Je me renseignais à nouveau, dans le village, assommé par tant d’informations, titubant dans un état vagal, m’autorisant à me sentir à nouveau détendu, frais, sans plus de tourment aucun, sans mémoire.
Mais laquelle de mémoire? Et de quelle période?

Il fallait que je trouve un lieu pour loger et comme je n’étais pas sans rien, je me dirigeais de bon pied vers cette nouvelle résidence que je venais d’acquérir.
Je revenais donc alerte de cette agence particulièrement efficace à mon égard, avec en mains les clés de l’Hôtel du Parc, situé en plein centre de Glion.
Ils s’étaient pliés en quatre pour me donner les moindres renseignements concernant l’austère bâtisse dormant dans un parc abandonné.
Des branches jonchaient le sol, je dépassais une vasque, munie d’une sculpture de trois petits Cupidon dont l’élan tronqué ne donnait plus le moindre jet d’eau.
Derrière la véranda, un visage chiffonné et blanc me fit une étrange impression, non sans me glacer d’effroi, si je n’avais pas, tel un effet de grâce, rencontré ce jardinier fort cocasse, m’emmenant auprès des anciens propriétaires, non sans lever une fois de plus, des épaules semblant fort dépitées, quant à mes futures prérogatives.
Ce lieu me hanta de suite, comme il sembla que j’appartins déjà à ces murs.
Je n’étais pas en location, mais en bilocation perdurant à l’infini.
Un goûter m’attendait, je pariais que le domaine ne sombrait plus en léthargie depuis longtemps, sous sa seule et désertique solitude.

Ce qui le hantait continuait d’apeurer et de fasciner des tas de curieux s’y baladant, en mal de frissons et autres sensations fortes.

Collège Champittet, janvier 2019

© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, «La Hantise de Sir Charles Denfoss», Janvier 2019 – Tous droits de reproduction réservés.