La grandeur des folies
Voici le 58e conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il se passe sur la Commune de Montreux.
Et celui-ci a une folie particulière…
La grandeur des folies
Genre: Fantastique
Je me suis levé avec une étrange impression d’engoncement, perdu au milieu d’un lit immense. Les plafonds disparaissaient dans la pénombre et, de ma fenêtre à mansarde, j’entendais la pluie cogner sur les carreaux et voyais de manière très éloignée la grisaille de ce jour montreusien se coller sur les murs.
C’était vraiment étrange, aussi, à quel point les stries des parquets devenaient délimitées. Les interstices qu’on ne remarquait pas, creusaient des ravines importantes, avec des fonds en reliefs étonnants. Les plinthes, les cadres de boiseries, tous ces éléments clôturant la base des pièces, prenaient des proportions hors normes, on pouvait glisser un œil vers l’arrière, rencontrer les murs de soutènement, les coins disjoints; et des poussières, des poussières monstrueuses épandant leurs filaments comme des méduses, partout. On pourrait vraiment affirmer que ce sont les algues inquiétantes des profondeurs de nos planchers qui nous assaillent, à peine nous trouvions-nous en état de vulnérabilité. Puis d’autres êtres encore, recroquevillés ou ronds comme des cloportes, avec des pattes accrocheuses, des dards multiples et velus, des choses en forme de bâtonnets, de caillots, des espèces de détritus se balançant ou rampant, toute une faune monstrueuse révélée au grand jour, parce que l’on réduisait l’échelle des dimensions.
Il suffisait de cela, et même ce n’était que cela. Un monde parallèle apparaissant ou disparaissant, selon les graduations qui leurs incombaient. Il devait en être de même pour d’autres existences nous trouvant à leurs pieds, ou encore, dérangées ailleurs par nos vacations quotidiennes.
Pourtant les fenêtres étaient élevées; à distance, les quais de Montreux déambulaient, le lac strié d’éclats miroitait jusqu’aux racines de Haute-Savoie. Les univers se côtoyaient, se prolongeaient, comme en état d’immersion à hauteur d’yeux, les minces pellicules des deux mondes inondaient le cristallin d’agates kaléidoscopiques.
Les cadres de portes s’élevaient comme des arches de cathédrales, limpides en leurs centres selon la luminosité, obscurs et tachés d’ombres contre les bords. Les portes devenaient des dalles, semblant clore plusieurs mondes à la fois, et les plafonniers, pour peu qu’ils soient allumés, dardaient leurs feux comme des soleils centraux cloués contre les charpentes, ces glissières pentues s’échappant au dehors et laissant les angles fuyants aux regards.
Les chemins du sol parcouraient les pas que nous faisions habituellement de manière coutumière, mais là, en ces instants précis, il fallait voguer sur de véritables préaux menant d’une pièce à l’autre. Certes on ne pouvait se tromper, mais le corps se trouvait soudainement fort déstabilisé au-devant de ces espaces inhabituels. Le soleil y laissait des ruisselles glissantes, avec parfois un peu d’azur écaillé. On pensait s’y mouiller, y transporter des vagues, rien qu’à se déplacer dessus. Comme on brouille les cieux de l’eau, en les striant d’une rame blessante.
Dans le lointain passaient les vapeurs Belle-Époque, il suffisait de plonger un rien, ou de s’élever par dessus le caniveau, pour apercevoir Montreux à raz le sol, comme on ne le verrait jamais. Entre les petites ruisselles du tout-à-l’égout, le torse cave à demi enterré sous d’autres invaginations.
On voyait les objets par en-dessous, les armoires ménagères truffées de gros siphons, puis on entendait toutes ces gorges ravaler des domaines liquidiens à force d’énormes borborygmes. Une odeur forte de sels caustiques, bien plus forte qu’habituellement, s’élevait des caves du cagibis. Les lessives y crevaient au travers des cartons, d’autres coulaient et disparaissaient en des combles ténébreux, s’égaraient entre les creux du mur et les frondaisons de la maison.
La blancheur du lavabo, plus haut l’interligne des néons, tout ceci nimbait l’atmosphère encore saturée de vapeur, entre la baignoire enfouie sous les blancheurs et le rideau semblant une cascade fixée sur une tringle.
Une aube étrange peignait tout à la gouache, et l’on glissait sur les vapeurs, entouré de tiédeurs, assis au centre d’une sphère cotonneuse.
C’était dans le salon que ça devenait le plus imposant. La table. La grande table de noyer paraissant un avant-toit posé sur des pieux. On pouvait s’y abriter, en cas de besoin ou, mieux encore, trouver des petits soubassements plus individuels et intimes, en se faufilant sous certaines chaises. Il y avait une ombre agréable, cassant la portée d’une porte-fenêtre toute dégoulinante d’ajourés bruts.
C’était la Baye de Clarens qui murmurait, entre la Foge et les forêts humides où tout se hâtait à s’enfouir. Les haleurs, les feux routiniers de la commune, enveloppant les vieilles hanches du village de Chailly-sur-Montreux.
Il y avait aussi le grand radeau du canapé-lit, on s’en allait entre mousses et lattes, entre les charnières d’ouvertures et la rugosité des rouages. Ça devenait un appareillage à part entière, une barque puissante recevant les reins du sommeil et les rêves imprimés sur l’étoffe.
Curieusement, je n’avais aucune crainte par rapport à tous ces nouveaux phénomènes survenus depuis le matin. Je m’étais levé ainsi, et alors? Je voyais le monde sous un autre angle, je me débrouillais du mieux que je pouvais. J’arrivais à respirer normalement, à pouvoir me toiletter, manger, enfin, pratiquer toutes les activités domestiques auxquelles j’étais habitué depuis l’enfance, mais en revisitant les habitudes automatisées une par une. Il n’y avait rien d’inquiétant à tout cela; même, je donnais à mon corps le moyen de fonctionner différemment, de lui apprendre à ingérer d’autres dépolarisations, ce qui allait apporter des fonctions bénéfiques sur le système nerveux central et l’encéphale; j’allais former des synapses! Des nouveaux sentiers d’un neurone à l’autre. Des tas de ramifications stellaires dans cet univers tiède, obscur, et plongé dans un liquide de trente-sept degrés centigrades.
Aussi voyais-je mon frigidaire comme un monolithe blanc. Comme une grande colonne dont la pureté des lignes s’élançaient jusqu’au plafond. Et quand je l’ouvrais, j’étais assailli d’arctique désinfecté, une haleine froide et vaporeuse sortait de partout. Je voyais la nourriture confortablement installée dormir toute à son aise, arrosée d’une belle lumière verdâtre. La glace, la fraîcheur, tout s’emplissait de manières lisses et compactes, cet univers s’étirant sur plusieurs étages, bien garni, donnait de l’assurance au corps et de la robustesse aux nourritures.
Le plus difficile… c’était l’aspirateur, que j’enjambais presque au sol, comme un chien polaire. J’allais sur les fesses et de l’avant, le tuyau brandi bien droit, faire la fête aux méduses de tout à l’heure, aux multiples nids de cheveux, aux croûtes de confitures ou miettes de pains tombées en tranches – car je voyais tout plus grand et plus gros qu’habituellement – et j’osais presque, d’un aplaventrisme craintif, glisser sous le lit de ma fille afin d’entrer encore dans un tout autre domaine. Pièces de plots, têtes de poupées, bracelets, peluches ensablées depuis une année ou plus, je m’en allais là en archéologue de la prime enfance, remontant couche par couche les périodes les plus heureuses de ma vie.
Il ne faisait pas sombre, je voyais comme en pleine nuit lorsqu’on laisse une veilleuse de chevet inonder la pénombre. J’étais bien, et ne désirais plus ressortir. J’avais trouvé la position idéale, la flexion totale permettant à l’esprit de retrouver la nature profonde de son existence.
Et à ce jour, j’éprouvais la révélation la plus absolue et évidente qui soit: la vérité ne provient pas de ce qui est élevé, mais de ce qui fait fléchir, ou réfléchir vers soi-même avant toute chose. C’est en rampant que l’on trouve sa propre nature, en cet état d’insecte aptère; alors, une fois cette démarche accomplie, on peut s’asseoir, puis s’élever, se remettre debout. Comme l’enfant passe de la reptation à la marche, comme il passe de ses jeux sous son lit, à son JE debout.
L’existence humaine n’était autre que cela, je le disais tantôt, passer d’une échelle à l’autre en ce plan, ce qui peut être parfaitement ressenti, pour ensuite découler vers une autre dimension, et ainsi de suite.
C’est alors que tout le savoir qu’on nous inculque devient dérisoire par rapport à l’unique connaissance véritable. Et je le vis de suite, lorsqu’apparurent, gigantesques, les hauts coffres bleutés de mes bibliothèques. Des tuyaux imprimés d’orgues livresques, livrées aux sons des voix basses ou des lectures publiques. Il dépend de comment se déchiffrent les partitions. Je n’en voyais pas le fond ni la hauteur, c’était à raz terre des rayons et des rayons, qui partaient depuis la partie encrée du sol, jusqu’au point le plus solaire du plafond. Oui, les livres rayonnaient, d’un tablar à l’autre, et c’est peut-être bien cet enchevêtrement scalariforme qui donne raison à la vie, plus qu’une raison à son existence.
C’étaient elles, ces Alexandrie sur roues, qui donnaient raison à tout le reste des objets inanimés, jonchant le sol et les autres armoires. Elles se taillaient dans l’espace la colonne, toute la verticalité qu’il fallait pour arborer la mezzanine cadrant la Connaissance, avec les bras ouverts d’une vieille bible poussiéreuse.
Elles sont les vertèbres de l’existence, parcourant leurs échines accotées au mur. Plus grandes que nature, parce qu’en cet instant-là, naturellement petites à leurs pieds.
Tout se passait derrière les tentures rosies de l’enfance, béant de clarté partout, avec à l’arrière comme un gardien carré de pierres brunâtres, l’austère silhouette du château du Châtelard.
Le choix était là. Entre l’inutile et le capital. Entre ce manteau de cheminée inquiétant, tentant de m’engloutir, rappelant la cendre au corps, l’urne cinéraire clôturant définitivement les vanités, ou les réduisant à leur plus simple expression.
Il suffisait d’y passer la tête pour entendre le grondement sourd du vent ronflant dans le conduit, et l’immensité de l’espace ignorant la petitesse des lèvres crachant la fumée.
Qui se soucie encore des cigarettes de pierre, fumant leurs mégots sur le toit ?
Nous n’étions plus rien que des pages noircies et brûlées aux foyers, que des mots embrouillés dans les sables, pas même un grain de poussière stellaire.
Pourtant, nous sommes constitués de ces suies vespérales, lorsqu’on agite le tisonnier et qu’on croit avoir des idées, alors que ce ne sont, en fait, que flammes qui s’éteignent.
Les lèvres dans la poussière, le visage posé sur un destrier de bûches, en ma propre maison, je me retrouvais raccourci, en perte d’identité totale, en ne voyant plus l’eau du lavabo s’agiter, ni celle de la baignoire se vider.
Il n’était pourtant pas difficile d’imaginer ce qui m’était arrivé, tout le monde pouvait le constater.
Mais alors que j’étais tombé en cet état-là, celui que je vous décris depuis le début, le monde, le nôtre ou le vôtre, qu’était-il donc bien advenu?
Les bactéries et les microbes sont nos commensaux, nuisons-nous à leurs Planètes Univers? Ils sont là, invisibles, et pourtant ils transforment nos nourritures et parfois nous rendent fébriles et mortifères.
Je me retrouve coi, devant l’assiette du chat, le buste à terre, l’égo fissuré de toutes parts. Le corps physique a des limites extrêmement délicates, des frontières brutalement arrachées, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur. Un jour Superman, le lendemain paraplégique: tout tient par un fil, d’une ténue homéostasie de gélatine; alors l’esprit, l’âme, la conscience ou autre chose, vit l’expérience d’une incarcération forcée.
Telle une île au milieu du désert, où peut-être plus rien après ne se décline en «JE», qu’un vaste néant impossible à penser et expérimenter par le vivant.
On peut bien visualiser son cadavre, mais comment se sentir mort, si ce n’est en continuant cette vie absurde de « Debout les Hommes, » à vivre avec l’Amérique pourrie d’un continent en soi, ne pensant qu’au «job», à «performer», «challenger», «computer» et autres laideurs verbales, se hissant par-dessus le matériel hideux d’une réussite sociale totalement déficitaire des besoins profonds!
Que voulez-vous, depuis que je circule en béquilles et que je dois me débrouiller autrement pour accomplir les gestes domestiques et quotidiens les plus anodins, je vois l’existence tout autrement que l’illusion qu’elle nous donne habituellement à ressentir.
Alors, il demeure en ce Clarens de Rousseau, que des bosquets de pailles, une volière d’oiseaux taxidermisés, une Julie d’Étrange, une ancienne Héloïse de pacotille, femme grisâtre errant entre le chemin des Crêtes, épouvantail hirsute et planté ça et là au milieu des échalas du sentier des Bionnaires.
Deux mondes, certainement pas plus ou moins réels que nos onirismes vacants, lorsqu’on sommeille sous les claies fraîches du château des Crêtes, et qu’on s’éveille dans un siècle tombant en poussière sur les spores dse pissenlits.
Monde émondé. Dont on veut bien se laisser berner.
Par le rassurant de la Voie large, contre les heurts de la Porte Étroite.
© LUCIANO CAVALLINI – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «La grandeur des folies», avril 2015 – Tous droits de reproduction réservés.