La grande fête du blanc
Voici le 175ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Quand les commerces faisaient “la fête du blanc”…
La grande fête du blanc
Fiction
“Rien que du blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d’abord, sans qu’on pût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique.” (Émile Zola, “Au bonheur des dames”).
C’était un beau jour maculé de pluie et de soleil. Les trottoirs fumaient, le ciel s’embrumait sous les marquises de verre de l’avenue du Casino. On sentait parvenir l’arôme chocolaté de chez Séchaud, dès que la porte s’ouvrait et que les lourds rideaux de feutre s’écartaient sur une bruissante pénombre.
Il y avait aussi cet ascenseur étrange que ne voulait jamais emprunter grand-mère. Des languettes de clarté baignaient la cage et nous trouvions cela étrange que le jour puisse suinter dans un endroit si confiné. Je regardais le vitrage styloïde devant lequel parfois la cabine dardait d’un bref éclair. À cet instant-là, l’éclairage devenait courant, mais peu après, que cela soit sur la montée ou la descente, cette chose laiteuse reprenait le dessus, refusant l’ombre habituelle ou l’électricité dominatrice cinglant sur chaque palier.
Il faut dire qu’à cette époque, le dernier étage de l’Innovation se trouvait parsemé de carreaux dépolis garnissant le plafond en damier. On ne voyait jamais le ciel, mais uniquement ces enclaves nimbant toujours pareilles, quelle que soit la météo du moment. Un autre univers s’entrouvrait, un espace odorant qui sentait le savon de Marseille.
Grand-mère se rendait là comme à chaque printemps, afin de profiter au maximum de la grande fête du blanc. Elle voulait admirer les soieries et les broderies s’étalant à l’infini sur les rayons. Les limites du magasin disparaissaient entièrement sous ces névés, on ne trouvait même plus la sortie, on entendait juste les gommes des escalators crisser sous l’engrenage des mains courantes. Les marches se poursuivaient, toujours au même rythme, les unes derrière les autres, sans discontinuer, telles des petites nacelles bondissantes qui s’effaçaient aussitôt une fois arrivées à destination. Tout ceci révélait bien des mystères, autant que le cinéma “Rex” , jouant ” es nains de la fontaine”, juste à proximité.
J’étais avec ma chère Aline.
Aline, vêtue de blanc elle aussi, fine comme une liane avec des cheveux auburn mouillant délicatement la collerette de son chemisier. Elle portait des manches courtes éclosant en bulbes au niveau des aisselles, dont on pouvait deviner les mies rivalisant avec les duvets d’un oisillon. Grand-mère retournait les drapés, les grands carrés découpés au mètre, présentés en feuilletés sur les rouleaux, les serviettes-éponges, les linges de cuisine, puis délicatement s’en allait plus loin ou aspirée plus haut vers les layettes.
Je voyais Aline qui, de ses longs bras fusiformes, cherchait sur les étagères les plus inatteignables à saisir de délicats petits tapis brodés au point de croix, des chasubles à dentelles; ses membres délicats luisaient sous la lumière artificielle, mouillés par les reflets se mélangeant ensemble; ceux des carrés translucides du faîte, ceux des halos laissés par la pâleur des soieries, ceux de la peau mêlant à tout cela une viscosité plus sensuelle et plus délicate encore que les pétales d’un lys.
Il y avait aussi l’odeur, l’odeur aigre des empois ou des apprêts rendant les textures plus rigides au toucher, mais sans en enlever la souplesse. Je regardais l’échange délicat diffusant du tissu sur la chair et de la chair au tissu. Il y avait des volants frôlant les poignets que la dextérité goulue des touchers satinaient par frottements successifs jusqu’à les lustrer d’un brillant vernis. De magnifiques veines mauves serpentaient sous l’épiderme, jouant d’un maillage délicat entre les bordures bleutées débordant d’un rayonnage ou ,lus hautes encore, rivalisant avec les fins liserés d’un tulle fixé sur une croisée ointe d’aurores factices.
Les néons scintillaient, tremblotant quelque peu, de gros spots argentés cloquaient sur toute une série de mouchoirs épars, dispersés en éventail.
J’admirais la taille d’Aline cambrée par la demie-pointe, l’obligeant à positionner son échine différemment, cassant les reins, avec le chemisier saillant des hanches qui, régnantes à cet instant-là à ma hauteur, semblaient deux promontoires d’ivoire. Grand-mère l’emmenait souvent avec nous, afin qu’elle ne demeurât pas constamment solitaire à la maison, avec la clef autour du cou.
C’était ainsi à tous les étages de l’Innovation, vers la porcelaine immaculée, la lingerie, les papiers de soie. Il y avait d’immenses assiettes, comme des visages de Pierrot sans expression aucune. Il y avait même de la neige artificielle, sur laquelle on avait déposé des omelettes norvégiennes, des crèmes glacées dérivant comme de charmants petits icebergs sur océan de givre.
Grand-mère était menue, elle se faufilait invisible sous des centimètres de sucre glace. On voyait juste émerger la corolle violette de son chapeau; parfois, sur le sol semblant enfariné, on apercevait aussi les pas furtifs de ses petits souliers vert olive fuyant à vive allure entre les dunes ourlées du grand magasin. Il y avait vraiment de quoi se perdre, comblé en cette espèce de serre illimitée. C’était partout jour blanc.
Vers les dix-sept heures, il y avait la grande chute des prix: cela se déroulait sur un toboggan déboulant des derniers niveaux, ressemblant à une piste enneigée. Alors je me rappelle avoir éraflé mon bras contre la peau soyeuse du chemisier d’Aline, d’avoir ressenti la sensuelle roideur du tissu lorsque j’osais le déranger sur l’épiderme frémissant de la jeune fille. Elle ne disait rien. Elle me regardait emplie d’azur au fond des yeux, avec ses mèches ondulant en embruns du front jusque vers les tempes. Deux ou trois gouttelettes rebelles osaient recouvrir les gracieuses fossettes ciselant la nuque. La tiédeur me parvenait, je la sentais, avec ce mélange miellé de savon blanc dont les haleines envahissaient chaque secteur. Avec l’odeur aigre des tissus encore neufs, ceux des masques neutres posés aux rayons jouets sur les poupées de porcelaine, aux rayons cosmétiques, odeurs des poudriers de riz dont les miroirs au tain cave reflétaient, un instant et au passage, la fine opale du visage d’Aline.
Grand-mère vint nous rechercher, pour le goûter, tout au sommet du magasin, vers la verrière aux cieux emplis de nues. Je me rappelle des longs doigts d’Aline recourbés sur la saisie des morceaux de sucre, le contraste charmant des lèvres se décalquant sur son verre de frappé vanille. J’admirais entre le triangle du col, les constrictions de sa gorge distillant le breuvage. La délicatesse des avant-bras si finement lissés à la plume de cygne, les attaches frêles prenant les moindres feux sur leurs profils dangereusement acérés.
La beauté parfaite, ce sont toutes les harmonies qui, unies ensemble, font que rien ne doit plus être ajouté ni enlevé.
C’était Aline. Adage de Beethoven, née d’une partition divine, sans aucune fausse note.
Grand-mère se retrouvait avec une coupe Danemark, moussue de Chantilly; on aurait dit qu’elle n’osait point l’entacher de ce chocolat liquide fumant encore au fond d’un carafon d’argent.
Lorsqu’on se penchait vers les étages inférieurs, on ne voyait qu’un grand puits de lumière blême et sans fond, des cascades bouillonnantes de blancheurs virginales écumant en tous lieux. Aucun angle, mais des courbes sinueuses et fluides s’enchevêtrant les unes dans les autres, ou des espèces de glaciers se superposant vers des sommités évanescentes.
Grand-mère déplia une abondante rivière de tissus clairs qui nous obligea à cligner des paupières un bref instant, le nouveau nappage pour la table du salon, tandis que provenant des cieux vitrifiés, tout là-haut, vers les neiges éternelles, l’oblong cierge d’Aline m’auréola d’une grâce à son image.
© Luciano Cavallini pour Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La grande fête du blanc» – avril 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.