LA FÉE ALCALINE
Voici le 3ème conte pour enfants:
À mon grand père Charles Burdet, à ma fille Gaïa.
Grand père Charles tirait son petit char à la montée de Belmont, courbant l’échine sous le timon. Ce n’était pas là tâche facile, car son petit-fils se trouvait installé à l’arrière, rêvant sur la vue, la clarté du lac, et la vie des habitants happée au passage par les fenêtres entrouvertes. L’aïeul montait chercher du pain sec chez la mère Waldy, afin de l’apporter par la suite chez son copain Mon-Mon, qui possédait quelques clapiers non loin de Tavel. On entendait les cahots chahuteurs d’un gros sac de montagne rempli de bouteilles vides, qu’il fallait également rapporter aux Eaux minérales alcalines se trouvant à flanc coteau du train des Rochers-de-Naye. C’était une plantureuse bâtisse, bruyante, chargeant et déchargeant sans relâche ses caisses vitrées, sur un énorme tapis mécanique s’enfouissant entre les étages du haut. On y fabriquait la meilleure limonade de grape-fruits de tout l’arc lémanique. En cette halle pour le moins gigantesque, sentant le cambouis, encombrée partout d’énormes bonbonnes de gaz, époumonée de cris puissants et rauques, le grand-père se servait, notait sur un petit calepin soutenu d’un élastique et crayon-gomme, ce qu’il avait rendu et s’apprêtait à reprendre, laissant au final trois protubérantes pièces de cent sous tinter dans une coupelle.
Le char tremblait de toutes parts, l’enfant s’y agrippait tant bien que mal, s’y couchait, jouant à cache-cache avec azur, nuages et avant-toits. L’été, il voyait les martinets strier l’espace comme des petites flèches sombres, et leurs cris stridents accompagnaient l’enfance et les beaux jours jusqu’à fin septembre.
Retour. Remontée par la rue du Centre, raide et douloureusement pavée, celle qui faisait chevroter la voix lorsqu’on s’amusait à vocaliser à ce moment-là. On ne s’en privait pas. La fontaine d’eau minérale alcaline coulait, toujours du même flux, cristalline et douce, comme une sainte descendant en habits de velours blanc au milieu de la gorge. Puis la gaffe sablonneuse, la maison vigneronne, creusée de marches raides et humides. La petite cuisine, rudimentaire, ampoule jaunâtre et odeur persistante de butane réchauffant du café au lait. La belle corolle s’épanouissant sous le cul d’une casserole cabossée, la réchauffe du souper de la veille. La mère Waldy. Petite, chignon tiré, voix embrumée, offrant des biscuits mystérieusement tirés d’une boîte de fer blanc. Son fameux «Salut Nano»! Puis le grand père, plus tout à fait pareil, après les verrées répétitives en blanc.
Sans son chapeau, son crâne en boule rosissait, c’était le signe que le «remède» commençait à faire effet, comme il disait. A ce moment-là, Nano partait jouer avec l’eau de la fontaine, jusqu’à ce que la cérémonie du pain et du vin se soit achevée.
C’est alors là qu’elle se trouvait, la petite Fabienne. Avec ses pantalons multicolores, ses longs cheveux nattés, attiédis par le soleil tapant. Sa peau bronzée, ses petites taches de rousseur. Son chemisier, le col évasé aux flux luminescents, ses rires, sa bouche fraîche, ses dents comme des petites sources laiteuses.
– Salut! On joue encore ensemble alors? Gicle-moi!
– J’aime pas trop ça, ça me donne froid aux mains.
– Allez! T’es pas bien courageux et pis… On t’a jamais dit qu’il faut jamais rien refuser aux fées!
– Parce que t’es une fée toi? Une fée, c’est pas comme ça! Ça a une longue robe à manche, un chapeau pointu, et surtout une baguette magique!
– Tout ça c’était dans le temps. Tu me fais rire! Maintenant c’est autrement.
– Ah oui? Alors, c’est comment maintenant?
– C’est comme je suis. Allez gicle moi!
– Non je t’ai dit!
– Si tu me gicles, je te montre comment c’est qu’c’est, une fée vraie de vraie!
– Je te crois pas, ce sont que des histoires! Ma grand mère m’a dit que de toutes façons elles se montraient jamais aux hommes…
– Aux hommes peut-être, mais toi t’es toujours un enfant! Bon… Ben tant pis… Tu sauras jamais.
– Je vois pas pourquoi je devrais te gicler pour savoir?
– Parce que l’eau c’est mon abracadabra à moi, si tu me crois pas, c’est tant pis pour toi.
– Bon ben voilà! Abracadabra! Voulu tu l’auras. Tiens bois tout ça!
La petite Fabienne, alors, dégrafa son corps sage, et l’enfant vit deux boutons de roses éclore sur la peau. Puis les cheveux grandir, grandir, les mèches mouiller l’eau, et l’eau ruisseler sous la forme d’un corps fluide, qui encore devint plus grand, plus large et plus généreux. Doux comme un ruisseau d’abord, puis plus robuste, enfin comme un fleuve. Il se sentit emmené, happé, promené le long de rives verdoyantes, de paysages larges et profonds, avec des arbres emplis d’oiseaux, que des oiseaux partout; les feuilles étaient des ailes, et les ailes jusqu’aux sommités colportaient leurs vols luminescents.
– Je peux aller plus vite encore, plus loin, on peut tomber de l’autre côté de la terre, je sais comment: il faut d’abord remplir la ligne d’horizon, c’est comme un verre, puis… puis ça déborde, ensuite il y a un fossé en lequel je deviens cascades, rapides! Je dois cambrer, me jeter l’échine à l’envers et la chevelure entre les franges du torrent, c’est pas difficile. Puis, on se retrouve de l’autre côté, vers la Terre aux pôles inversés! C’est un peu dangereux, car là-bas, les siphons tourbillonnent dans l’autre sens. Tu vois, je t’ai pas dit des bêtises, je suis vraiment la Fée Alcaline, ton amie…
– La fée Alcaline? Ooooh, tu me fais peur. Arrête, je suis tout étourdi!
– Tu vas pas t’arrêter là! Regarde, je suis toute grande et toute transparente, avec une robe émeraude, je suis née là-haut, juste après la grande inondation des Taux! On me séquestrait, prisonnière à Sonzier, dans le bassin de retenue, ce puits sans fonds, tout malpropre et stagnant. Je voyais plus rien, plus mes pentes, plus mes bordures de mousse, ma grande sœur la Baye, qui courrait entre les gorges du Chauderon, si puissante, que j’admirais et enviais par dessus tout. Non! Depuis tout là-haut, vers les Avants, presque vers les premières ruisselles de Plan-Châtel et du Folly, je sautillais, limpide comme un miroir d’ondines, avant que ces affreux sourciers broient mon corps entre des portillons de fer, coupant mes reins en deux, puis m’enferment entre les murs de cette maudite forteresse! Je pouvais même pas m’évaporer, car en plus, mes beaux atours argentés se retrouvaient alourdis de fanges, souillée que j’étais par ces gnomes sombres aux mains rustres! Puis enfin, une toute petite goutte de moi finit par se reformer, ensuite une autre, j’ai du tout réapprendre, grandir, devenir forte, encore une fois, comme j’avais du m’y prendre en pleurant de mon tout premier nuage. Et je me suis vengée des hommes et de leurs manigances, quand, de toute ma puissance, j’ai fait sauter leurs châteaux d’eau, en détruisant tout sur mon passage, puis en tenant mon seau, triste, la chevelure éplorée, habillée d’orages en haillons, le poignet lisse et blanc soutenant ma pauvre tête, en attendant, sous une alcôve sombre, en bordure du chemin qui descend jusqu’à la rue du Centre, que je transforma au moment opportun en fleuve, en gros bouillon, avant d’en arriver là! Entrainant tout, tout sur mon passage, tout, tout, tout! Alors oui, gicle-moi! Gicle moi encore. Tu vois bien! Je ne peux être mouillée que de mes propres embruns! Tu me crois maintenant, que je suis une fée? Tu vas pas faire comme les grandes personnes, hein, qui perdent tout, qui deviennent misérables et sèches, parce qu’elles n’entendent plus rien? Dis… Tu vas pas devenir comme ça? Je suis si seule, tu comprends… Si seule à rester invisible, parce que les regards des autres ne me voient plus! Reste, je t’en prie! Ne repars plus!
– Nano! Oh, mais c’est la grand-mère qui va sauter en l’air! Regarde un peu, t’es tout mouillé! Secoue-toi un bon coup et va vite dire au revoir à la mère Waldy… Et la remercier pour les étouffe-chrétiens.
– Grand père, je parlais avec la fée Alcaline, et maintenant, à cause de toi, elle s’est sauvée!
– Ru d’charbon! C’est moi qui bois un verre, et c’est toi qui voit les belettes!
– C’était pas une belette grand-père, puisque je te dis que c’était la fée Alcaline!
– Alcaline! Ben tu raconteras tout ça à la bourgeoise… Va vite dire au revoir…
La mère Waldy. Elle était descendue, toute seule. Avec son chignon sans âge, sa robe noire, ses souliers noirs, ses bas noirs, son corps de moire…
– T’as encore joué avec ta copine, Nano?
– La petite Fabienne? Oui! Comment tu sais?
– Elle sait tout la mère Waldy, elle est un peu sorcière, vois-tu.
– Alors, ici, à c’te fontaine, y’a que des fées et des sorcières?
– Et pis le père Furet, là, vers le chaudron aux géraniums. Oui, juste là: tu le connais aussi, non?
– Oui, oui. Celui qui dit toujours: «Saaluut Miiimiii…»
– Allons, allons, on y va mon prince. Saute dans l’ tit char! On est en retard, je te le dis parbleu, va y avoir un sacré barnum dans le placard!
– Je reverrai la fée?
– Comme à chaque fois fit la mère Waldy, tant que tu grandiras pas en devenant adulte, elle continuera à te divulguer ses sources…
Et le grand-père chantonna, en arrachant le timon sur la grande montée. Il chantonna un baragouinage qui ne voulait rien dire; comme à chaque fois qu’il en avait besoin pour se redonner du courage, et un peu de force dans les jambes lavées au vin blanc: «Y’a so vi so, barque à voile, la vache die kroh, en bas la strasse, die türe zu!
– Mais tu dis quoi, grand-père?fit le petit-fils en se bidonnant, assis tout droit dans le petit char…
– Ce que je dis, fit-il, en jetant ses grands sémaphores en l’air? Une parole magique: «Soudain, le lendemain matin, sur une affiche signé machin!».
Luciano Cavallini
Membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains(AVE)
© Luciano Cavallini, novembre 2014, Contes de Noël pour enfants. «La Fée Alcaline» – Tous droits de reproduction réservés.