Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 26/01/2015

La Faucheuse de Saleuscex

Voici le 8ème conte de Luciano Cavallini:
LA FAUCHEUSE DE SALEUSCEX
Genre: Fantastique-Fiction

– Y’a quoi là-haut? Vous savez ou bien?
C’était Tintin Disou qui avait donné l’alerte.
Sur la crête du Cubly, depuis plusieurs jours, il affirmait distinguer un drôle de halo orangé.
 – Vous savez pas? C’est parce que le jour, c’est fini, ça redevient normal.

Tintin Disou… Le simplet du village, dont on disait qu’il voyait les belettes. Mais cette fois-ci c’était plus grave, la femelle semblait avoir mi-bas toute une portée!
C’était le fils de René Brizet et de la Berthe Aubord, qui souffrait du Haut-Mal. Des particularités, à Chernex. Surtout la mère pour commencer: la Berthe. Grasse et protubérante, nantie d’une grosse verrue sur la lèvre droite supérieure, des cheveux pisseux qu’une raie douteuse fendait en deux, des lunettes profondes comme des tessons dont on aurait gardé une bonne partie de la bouteille. Pas méchante pour deux sous, Et pour cause, elle était aussi avare qu’une serrure fermée à double tour.

Toujours en robe de chambre, elle gardait jalousement dans sa poche une boîte de cafards à la réglisse.
Quant à René, dit Né-Né, son mari retraité du MOB, il ne se plaignait jamais, gardant sa sempiternelle pipe en bouche. Quand c’était lui qui prenait l’air dans la cour, ça sentait le thé et le pain d’épices. Quand ils y étaient les deux ensemble, on ne savait plus trop. Mais l’oncle Pierrot, le mien à moi qui vous narre cette histoire, il ne se laissait pas tromper et utilisait la grosse tante comme baromètre.
 – Dis donc, le temps vire à l’orage, la Berthe pue la pisse!
Dès qu’elle m’apercevait, je n’y coupais pas.
 – Tu veux une goutte de thé?
Le matin, l’après-midi, le soir, toujours et encore ces sempiternelles phrases:
 – Tu veux une goutte de thé?
J’avais fini par l’appeler Thé-Thé, ou la Thé-Thé. Alors j’y allais, car j’adorais le mélange suave du tabac à pipe et de l’infusion “Ty-Phoo Black Tea”.

Elle m’aimait bien la Thé-Thé, et moi aussi. Faut dire qu’elle se fendait tout le temps en deux, pour moi. Elle déposait, sur la grande table de formica collante, sa grande boîte de Zwieback sans âge. C’était tout un mélange d’obscurité et de lèches noirâtres qui envahissaient la cuisine. Le foyer de la pipe, le fourneau à bois qui ronronnait constamment, et les cafards à la réglisse finissant par déteindre sur les doigts de la tantine, et le moral de la famille.

 – Alors dis-moi, quoi de nouveau? Ta grand-mère va bien? Et ta maman, qu’est-ce qu’elle devient? Elle s’entend toujours avec son italien? Y z’étaient pas vraiment faits l’un pour l’autre, les deux. C’est pas qu’ils soient méchants, les italiens, mais faut reconnaître, y sont pas faits comme nous. Certains on aimerait bien les voir repasser le Simplon, y sont toujours excités, toujours en train de faire du ramdam partout où s’qui vont.

L’oncle se marrait. Je coupais court en demandant où se trouvaient mes cousins et cousines, Jean-Daniel, Pierre-André, Roland, Christiane et Josiane.
 – Ça, faut demander à l’oncle Pierrot, c’est lui qui les a faits!
René avait la voix basse et profonde, patinée à l’Amsterdamer et au Clan, subtil mélange du secret de cet arôme particulier envahissant la maison.
 – Et Tintin Disou, repris-je, y voit toujours défiler les Habsbourg dans la cour?
– Oui, c’est pas drôle et bien triste reprit la Thé-Thé. Jusqu’aux moindres détails des costumes. Il est persuadé qu’on est descendants de leur dynastie!
Bigre…

La cuisine, déjà peu claire, s’assombrissait plus encore. Vitres chassieuses, voilages usés par les années, un mur séparant la chambre de la cuisine, avec un vitrage cherchant à puiser désespérément la lumière du Carroz.
 – Tu veux encore une goutte de thé? Avec une tartine à la mélasse?

L’armoire en bois, sans fond, haute comme un géant, avec des piles d’assiettes blanches et de bols rouges à pois blancs. Puis, au rayon inférieur, la victuaille, de gros tubes de mayonnaise aux ventres crevés, les confitures, le miel, le sucrier gorgé à raz bord, aux rondeurs généreuses, la miche de pain sur une grosse planche et des miettes partout.
Au fond, dans un angle, une trappe à souris, parce que Pupuce, Minouche et Moutzli n’arrivaient plus à attraper quoi que se soit, si ce ne sont des rhumatismes articulaires, liant définitivement les félins aux coussins.
 – Tu vas aussi aller voir la Tante Andrée, alors? Elle doit être en haut, dans sa cuisine. Je crois qu’elle prépare un cake au citron. Tu vas pouvoir encore bien t’amuser avec les cousins!

La tante Berthe mélangeait la mélasse avec du beurre, et ça formait comme une pâte de verre fondant, avec de curieuses galaxies crépitant sous la lame du couteau.
 – C’est bon hein? fit l’oncle René.
C’est vrai que c’était bon, la belle contexture brune s’étalait facile sur la mie blanche du pain.
La Thé-Thé ouvrit la porte de son four, jeta une spatule ou deux de coke, puis demeura bêtement, le geste suspendu en l’air, comme le couteau et la pipe en main de l’oncle René.

Tintin Disou venait d’apparaître, personne ne l’avait entendu ouvrir la porte d’entrée.
Il fixait les murs, semblait passer au travers des personnes, un méchant rictus tirait la commissure des lèvres tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Puis il se laissa tomber d’un bloc sur la quadrature d’un tabouret, se trouvant fiché contre un angle. Sa place. À lui aussi.
C’était toujours ainsi, cette figure hiératique ne semblant ossifier qu’un corps avec la pierre.
 – Ne reste pas comme ça, dis z’où vite ce que tu veux!
Il ne comprenait pas le langage ordinaire, fallait transformer les mots à sa manière, en fonction de sa logique.
 – Ça recommence, dit-il, comme quand c’était hier nuit. En haut du Cubly, ça crame.
Un mouvement nerveux le surprit.
Il se mit à chalouper, machinalement et de manière compulsive.
 – Mais y’a rien là-haut Disou! Tout le monde verrait, si ça flambait quoi que se soit.
 – C’est la faucheuse, je sais. Tu verras. Elle va prendre les gamins de Chernex puis disparaître sans laisser trace. Elle va faire ça. Elle va le faire. Ça va venir. Faut croire. Moi je vois ce qui y’a, que vous savez pas. Vous savez rien. Jamais rien.
 – Faut te calmer Disou, reprit René. Moi je te crois.
L’oncle tira sur sa pipe, et la flamme de l’allumette profondément aspirée dilata les belles franges de tabac, à cheval sur les lèvres culottées de l’objet.
 – C’est que faut faire quelque chose, faut aller voir Borcard, lui, y doit savoir.
 – On ira. On ira voir Borcard. Toi maintenant, va un peu dans ta chambre, on va s’occuper de tout ça. Promis.
 – Oui mais on dit, pis on fait pas.
 – On te l’assure, on va se bouger, alors crois-nous, reprit l’oncle René.
 – Il a pas eu d’électrochocs ces derniers temps. Ça se ressent, lâcha la Thé-Thé.

J’avoue que j’étais intrigué par le Cubly.
Petit déjà, il courait cette légende comme quoi une recluse du village qui avait longtemps été maltraitée par les habitants, parce qu’elle s’occupait des simples et autres remèdes, au lieu de participer grandement aux commérages et aux ragots des autres, avait disparu sans crier gare, en laissant une lettre chez Borcard, expliquant qu’un jour elle se vengerait en enlevant tous les enfants filles du village. Aussi, quand ce genre de déraisons tombait dans une tête déjà fêlée, ça créait des remous et des idées fixes.
Le Disou, il commençait vraiment à clapoter du couvercle!
 – Et si c’était vrai tout ça? Si ça devait vraiment se passer, on ferait quoi, hein?
 – Tu vas pas dire que tu crois à ces balivernes. Se sont des légendes de grand-mères, pis c’est tout.
 – Oui peut-être, oncle René. Mais quand même. Si le Cubly était vraiment allumé, comme il dit?
 – Non, c’est pas possible, reprit la tante Berthe! À part le premier août, il y a jamais eu de feu, là-haut. Ce serait bien trop dangereux. T’en dis quoi René? Le garçon, il faudra de nouveau s’en occuper, tu sais… Encore une goutte de thé?

Après, à l’époque, on passait dans la chambre, puis on sautait sur le lit. Quand ça finissait par fatiguer, on regardait des dessins animés se démener sur un écran qui mettait des heures à s’allumer.
Fallait appuyer sur un seul bouton, d’abord attendre que ça chauffe une minute ou deux, puis enclencher le suivant.
Suite de quoi «la chette» se poursuivait, avec les cousins, en sautant pieds joints du premier étage de la grange sur des bottes de foin. Ça sentait comme partout l’oseille fraîche, sauf que c’était bien du foin. Ou encore on écoutait des 33 tours dans la chambre obscurément boisée.
C’était ainsi, tous ensemble, les pieds proches des soucoupes brunes destinées aux chats, la cuisine et ses catelles verdâtres donnant sur la cour, débordant jusqu’à la salle de bain.
Il ne faisait jamais jour, on n’y pouvait rien. Toutes les pièces se trouvaient cloisonnées de façades circonvoisines. Sauf celle du salon, béant chichement sur un tout petit bout de lac, histoire de dire qu’on le voyait quand-même.
Avec l’oncle Pierrot semblant toujours en colère, accoudé sévère sur la table, la tête immobile clouée sur les mains. Mais on s’amusait bien, on «gaillossait» aussi dans l’eau des vieilles lessiveuses, si ce n’est dans les bassins de contention, jusqu’à ce qu’on claque des dents.
La tante Andrée, avec ses généreuses joues et ses cheveux pailletés de blancheurs, nous servait ensuite un bon bol de chocolat chaud, tandis que Minouche et Pupuce taquinaient nos chevilles.
 – Non, plus de goutte de thé, merci. N’empêche, repris-je, ce Cubly, il m’a toujours flanqué la frousse!
 – Cet endroit ne donne jamais rien de bon. Je la connais cette foutue saillie, reprit l’oncle René, alors qu’une forte odeur d’incontinence urinaire montait des dessous de la tante Berthe, à peine esquissait-elle un mouvement. L’oncle Ernest, il l’a laissée là, sa santé, juste avant de crever de pneumonie, en s’époumonant à construire cette foutue ligne du MOB!
Fallait plus parler du pourtour maudit de Saleuscex, ni de la tour, ni du bois tout entier.
Tandis que René continuait de s’emporter, Disou convulsa sur les catelles, d’une puissante crise d’épilepsie.
C’est que, quand il avait pas envie de rester seul dans sa chambre, fallait pas forcer. Et si on forçait il crissait direct, comme des animaux butés se retrouvant soudainement face aux prédateurs.
En ces cas-là, Christiane et Josiane accouraient très vite pour me sauver; c’était ainsi, chaque fois on m’emportait loin de ce spectacle affligeant.
Pourtant…

Ce soir là, un par un, on était venu nous appeler, il y avait un attroupement dans le village, qui lentement se déplaçait du côté de la gare de Chernex.
Ça flambait par là-haut, un départ de feu dangereux qui mordait déjà les premiers sapins.
On aurait dit un volcan sans lave, une espèce de Vésuve aux terribles chevelures se déroulant partout, des flammes hirsutes dont la beauté terrible commençait d’auréoler Chamby.
Les pompiers n’arriveraient pas à enrayer le sinistre avant des heures, il était clair que ce monstrueux forfait aurait le temps de tout absorber sur son passage.
La panique envahissait la foule, les habitants, les hommes vociféraient, de leurs voix profondes et grasses.

Fallait y aller, tous, sans plus attendre.

C’est Amélie Foudrait qui prit la parole en force, la tenancière de la «Ména».
Puis le Chef de gare qui, cette fois-ci, n’aurait plus besoin de pester contre les mômes qui jetaient des pierres contre la halle aux marchandises.
 – Alors Champion, on attend quoi dis-donc? Faut prendre la Traction des manœuvres et foutre le camp de suite aux Avants, on s’en fout des problèmes d’aiguillages, bloque tout depuis ici!
La Foudrait. Petite dame nerveuse aux cheveux bouclés et aux lunettes protubérantes.
Fallait la voir sauter sur le marchepied, haranguer les hommes, pis vite lancer un coup de fil depuis la guérite de service, afin que le funiculaire Les Avants-Sonloup soit prêt à s’ébranler de suite.
C’était le boulot de Rochat, puis celui aussi de préparer la Jeep depuis Sonloup, afin d’arriver au plus vite vers l’incendie.
Fallait coordonner tout ce monde, et c’était pas donné d’avance!
En deux heures, il ne restait plus âme qui vive à Chernex.
A la hâte, la tante Andrée préparait des miches de pain et du jambon en tranches. Avec des gros thermos de café.
La lutte serait longue et hardieuse.
La Thé-Thé et René, trop vieux pour se mettre en route, surveilleraient les alentours de la maison, tandis que les cousins, vifs comme des gardons, serviraient de premières mains aux côtés des pompiers.
Le MOB surchargé geignait encore plus lugubrement dans les contours, et l’on entendait l’écho de son moteur aigu se répercuter entre la vallée de Glion et Sonzier.

La seule et unique voix du Bleu, reconnaissable entre toutes.

Cette nuit terrible vit les hommes partir avec des pics et des pelles, d’épaisses silhouettes noires encapuchonnées, tournant le dos à la vallée, pour s’enfoncer à pied dans la forêt de Chamby, afin de saper au plus vite les flancs sud de la montagne enflammée.
Cohortes éreintantes aux torches électriques, entourées d’un paysage hostile, composé de racines bourbeuses, de troncs semblant des gnomes mi-émergeant de l’obscurité, coiffés de branchages griffus.
C’était cela, dans la nuit moite, entre les roches et la salive marécageuse d’ombres liquides envahissant les bottines, toute une génération en marche contre les superstitions.
Fuyant le monde, les cris, les gloussements d’enfants stupides ne sachant rien faire d’autre que beugler en troupeaux et adopter les gestes et pensées de la multitude.

Alors, une fois que le village fût entièrement vidé, telle une marée sans retour, un être difforme arpentait laborieusement la rue principale, à plat, en allées et venues mécaniques, sans ne plus jeter un oeil ni à droite ni à gauche.
Il marmonnait à haute voix, timbre caverneux, des imprécations impossibles à défricher.
 – C’est elle. J’savais qu’ça arriverait, c’grand malheur-là. Depuis l’temps.
Y fallait bien qu’elle s’venge de tout c’mépris, la Faucheuse d’Saleuscex.

Sierre, 25 décembre 2014

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, décembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux. «La Faucheuse de Saleuscex» – Tous droits de reproduction réservés.