La disparition d’Erwin Hacker
Voici le 190ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Dans sa série “Montreux, noir polar”, il nous emmène dans un dédale policier se rapportant à un auteur connu …qui a disparu.
Les enquêtes du Commissaire Froissard
La disparition d’Erwin Hacker
Policier
À Florent Gaillard
Erwin Haker avait disparu.
Une queue monstrueuse s’étendait devant la Librairie Payot de Montreux. C’est qu’on attendait avec impatience le célébrissime romancier de polars depuis une heure au moins, et les admirateurs courtois repartaient bredouilles sans protester pour autant. L’auteur avait déjà séché plusieurs émissions de radio et de TV, et ce jour posait un point culminant sur le mystère de ses subites “absences.”
Ce n’était pourtant pas difficile à trouver, un homme de cette particularité;grand, élancé, la moustache admirablement taillée, sa corpulence apparaissait bien au-dessus de la moyenne. Élancée partout, dirons-nous, même projetée au sommet d’une gloire certaine!
Crachin et grisaille au-dehors, vitrines éclairées sur le surnombre des ouvrages, ambiance feutrée, on s’entassait à l’extérieur comme à l’intérieur, en échangeant les francs contre des livres.
Puis l’info tomba sur l’un des nombreux supports odieux visuels crachotant leurs miasmes dans tous les bars de la ville:«Disparitionofficielle de HarwinHacker»; l’écrivain n’était plus reparu à son domicile depuis sa dernière dédicace de Genève, ni n’avait répondu aux nombreux médias désireux d’en arracher la première page.
Le mystère demeurait entier, on se trouvait confronté au syndrome d’Agatha Christie.
– C’est son meilleur coup de bluff, Patron!
– Oui peut-être, Duffaut. On verra bien…
Le Commissaire Froissard et l’inspecteur Duffautfarfouillaient les rayons, comme si le bonhomme s’était enfoui à l’arrière de ceux-ci, ou encore se planquait derrière la couverture de son bouquin. On avait pourtant tout bien disposé à son égard, mais il avait fallu en prendre son parti, quitte à perdre un bon chiffre de ventes, et la chaise demeurée vide se trouva frustrée d’un prestigieux séant.
Ça ne servait plus à rien de faire le pied de grue sur place, ni de parcourir la ville ou se livrer à la recherche du héros. Froissard fit juste quelques allées et venues par acquis de conscience, chaloupant sur le trottoir en opinant du chef, le regard rivé sur les embouts arrondis de ses chaussures. Il venait de marcher sur une merde de chien. Chose sûre, il était souillé!
– Saloperie de bonne femme avec son clébard!
– Vous allez vous mettre en hypoglycémie à vous énerver de la sorte, Commissaire. Fautpenser à vous piquer, j’espère que vous avez vos essaims d’insuline sur vous!
– Non. Au contraire!Je dois immédiatement reprendre du sucre!
– J’y comprendrais jamais rien à votre biochimie, Boss!
– Le type est vraiment malin. Il s’arrange pour disparaître au moment où les médias s’occupent le plus de lui, en pleine gloire! C’est un coup de sonnailles bien monté, mais le vieux Froissard ne se laissera pas mener par le bout du nez, devant un tel jeu d’artifices! Allons un instant à la «Girafe», pour y voir plus clair. Non, on ne va pas dans ta grotte du 60, avenue des Alpes, j’ai besoin de lumière et de salubrité!
– Mais j’ai rien dit, Patron!
Un mois plus tard, «La Girafe», QG de Froissard au 35èmeétage de la Tour d’Ivoire. Vue imprenable sur le lac et la Haute-Savoie, mais appartement encombré par le mobilier des arrières-tantes et de la grand-mère du Commissaire.
– Il n’y a pas de revendication. On sait juste plus rien à son sujet depuis l’affaire Montreux, c’est totalement irréaliste, je te dis!L’éditeur est assez connu, mais bon, ce n’est pas Gallimard non plus. N’empêche, reconnaissons-le, il fait quand même son beurre sur un bouquin qui se vend comme des petits pains. Pas suffisamment cependant pour emplir la panse des plus gourmands. Et puis, as-tu remarqué mon petit Duffaut, lors de ses nombreuses interviews, cet Erwin Hacker donne toujours l’impression qu’il doit chercher ses mots, qu’il ne sait ni ce qu’il dit, ni ne semble connaître son ouvrage. Il se trompe souvent d’ailleurs, quand il tombe par malheur sur un journaliste qui a lu le bouquin jusqu’au bout… Et là mon petit, plus personne. La page blanche!
– Je ne suis pas, petit Patron!
– Oui, à n’en pas douter:les éditions «Laroche» s’en mettent un pactole de côté!Le tout, c’est de prouver s’il y a eu volonté ou non de soustraire l’auteur à ses dédicaces. Ça arrive juste à propos, cette disparition. Ça ajoute du mystère derrière le visage pourtant déjà bien énigmatique du Monsieur. J’ai toujours pensé qu’il y avait un truc louche derrière les gros succès. Comme avec la saga des «HappyRoteurs».C’estune aubaine pour tout le monde, ça va péter les ventes, tu vas voir, c’est un super plan commercial cette combine!Mais la mer cache la morue, je n’démordrai pas.
– l’amer qui cache quoi, Patron?
– Qui cache quoi fiston, qui cache quoi!Ce n’est en tout cas pas derrière l’évier de ma cuisine qu’on trouvera quelque chose…T’écoutes ce que je te dis des fois, ou pas!
– Ah bon, j’ai cru que c’était entre les rainures du parquet!Ce que vous pouvez être suffisant quand ça vous prend, Patron!
– Orgueilleux jeveux bien, suffisant non, puisque je fais tout le temps péter les réseaux de la pensée commune à tous, pour entreprendre ceux, bien plus subtils, de ma vacuité dominante!
– Et modeste en plus!Quand vous commencez à parler comme un dictionnaire, c’est chiant, mais on sait tous que ça débouche sur un truc, c’est déjà ça de prispour les “communs”.
– Tous, fiston, tous!On n’est que deux ici. Écoute maintenant. Tu vas appeler PayotGenève et l’éditeur, voiségalement avec les autres libraires de Suisse romande s’il y a eu des événements inhabituels qui se sont déroulés autour de notre auteur, hormis sa disparition inopinée, disons… Disons depuis le mois venant de s’écouler. Des petits trucs anodins, même ceux qui paraissent futiles. Et n’en perds pas un, hein!Allez, vas-y, le téléphone est à l’entrée!
– Mais… Mais Patron, je vais en avoir pour des heures à ce rythme-là!
– T’es payé pour pioncer, alors pionce!
«Pioncer». Dans le langage judiciaire, ça voulait dire passer son temps à piocher dans les papiers ou entreprendre des recherches analogues concernant une enquête. C’était tellement rébarbatif que ça donnait direct l’envie de somnoler, d’où l’expression de «pioncer», à chaque fois qu’il fallait entreprendre ces laborieux travaux administratifs.
– Et pas besoin de hurler dans le cornet, petit!
Le Commissaire Froissard conservait, pour le plus grand malheur de l’inspecteur Duffaut, un de ces anciens téléphones de bakélite noir à cadran rond et fourche surélevée.
– Le cornet, Patron… On n’est plus dans les années trente!Pis, c’est d’unpratique cette antiquité, je vousdis pas!
Drôle de maison d’édition cette «Laroche». On avait exigé de jeter un œil sur ses divers cahiers de comptes. Puis, nonsatisfait du résultat, on leur avait carrément collé un audit de “PriceWaterHouseCoopers” dans les pattes. La Police ne se refusait rien!Il en ressortait qu’ils n’avaient pas été loin de mettre la clé sous le paillasson, seul Erwin Hakerla faisait encore tourner à plein régime. À un mois près, c’était la déconfiture totale, puis tout d’un coup, cette manne providentielle tombait par hasard du ciel, et ça s’était remis à scintiller partout en gros sur la façade!
– Le «nègre» a bien fait son boulot, mon petit Duffaut, c’est moi qui te dis! Tes infos n’ont rien donné, n’est-ce pas?C’est bien ce que je pensais.
– On dit une personne de couleur Patron!Vous pourriez avoir des ennuis avec ce genre de propos, suivant où vous êtes.
– Oui, mais puisque ça noircit des pages, hein!Tu sais que ça gagne pas mal, ce truc?
Regarde, ça a dû se passer comme ça:l’écrivain de substitution n’est certainement pas n’importe quel débutant. Il est devenu de plus en plus gourmand, ainsi que ce bouffon d’opérette se faisant passer pour Erwin Hacker.
À eux deux, je gage qu’ils se sont mis à exercer un odieux chantage sur l’éditeur, en devenant de plus en plus gourmand, allant jusqu’à mettre cette fois-ci pour de bonl’entreprise sur la paille. Blé et paille, les piliers de la finance!Mais qu’importe.On exigerait des suites à la saga, on pouvait continuer indéfiniment à traire le pis de vache. Sauf que le lait et le petit-lait ne suffiraient plus, on exigeait le dessus du bac maintenant, la crème, le beurre et le babeurre, quitte à saigner la laitière au final, tant qu’à faire!Comme je le disais, ce fameux «nègre» doit être un écrivain des plus populaires ou éditant ailleurs, se faisant remettre une coquette somme d’argent, car se sachant en disgrâce si son identité venait à paraître au grand jour!
Payer pour écrire des succès, payer pour le silence ou la sourdine de la honte.
Il n’y avait plus qu’à menacer de révéler le pot aux roses en cas de désaccord.
– Pas joli, joli, Commissaire ce petit trafic.
– En même temps, et de son côté, l’éditeur le tenait à la gorge lui aussi, en menaçant également de cracher le morceau à la presse si celui-ci ne continuait pas à se mettre à son service sur demande. Car on suppose bien que notre célébrité doit avoir un contrat d’exclusivité avec son éditeur officiel, et que ce dernier ne verrait pas d’un très bon œil cette trahison de couche pour des draps neufs, mon petit Duffaut!Tu vois un peu ce nœud gordien, fiston!En gros tout le monde se tient à la gorge et se dispute la cuillère. Un vrai match de tennis où chacun se renvoie la balle!.Le trio infernal!Toute offre et demande confondues. C’est ce qu’on appelle de la belle et grande gueule de contrefaçon, sans compter que cette gourmandise dilate les yeux et boursoufle la panse, chaque fois qu’on passe avec le chariot de la charité!
Mais moi, le vieux Froissard, je vais faire péter la cloque, tu vas voir comment!Je vais également appeler sans tardercet éditeur-là, le «Laroche» en fin de journée, histoire de lui faire passer une bonne nuit de sommeil gorgée de rêves idylliques…
Pour résumer, on se retrouve face à des gens particulièrement sales et qui ne se savent absolument pas se tenir correctement à table, ni n’ont appris les bonnes manières dans leur jeunesse.
Ça joue au juré-craché au-dessus des plats, en souillant les bavettes et rince-doigts!
– C’estpas un peu exagéré, Patron? Un livre, c’est que du roman finalement, y a pas de quoi en faire à ce point une affaire d’état.Puis, vous avez fait cette enquête par plaisir, comme on se pencherait sur un sudoku.
– Un Sudoku? Pas de blasphème, tu veux bien…Tu sais bien qu’il me plaît de mêler mon encre débonnaire au dénouement d’une intrigue quelque peu tordue, et d’arracher les barbes et postiches aux faux et usages defaux!
– Quand l’Académie française sort de votre bouche, Patron, c’est que vous connaissez les tenants et aboutissants d’un mystère, et qu’on peut enfin espérer se jeter un bon café au «Mila»!
Froissard sortit son essaim de guêpes, et malicieusement se fit une injection sous cape en clignant de l’œil.
Sa tête poupine au menton appuyé contre le torse paraissait s’assoupir.
– Zürcherfera tout aussi bien l’affaire, tu sais bien!
– Alors Patron, c’est qui finalement, ceErwin Haker?Ce grand bonhomme charismatique qui fait ses dédicacespartout?
– T’aspas encore compris, petit? C’est pourtant flagrant!Juste un hérosd’encre et de papier, rien de plus. Il n’existe pas!Il n’est qu’un personnage sorti tout droit de l’imagination d’un écrivain peu reconnu, mais qui ne cesse de vouloir nous donner des enquêtes alambiquées à résoudre.Il pense que plus il fera de bruit, plus il aura la chance d’être entendu. Mais j’en doute fort.
On est dans un pays où seule la grandeur des Alpes est autorisée à dominer!
Erwin Hacker, c’est lui et personne d’autre que cet écrivain méconnu.
Mais cette fois-ci, il n’y avait aucune dédicace prévue pour son héros chez Payot, ce n’était pas son tour, ce qui est d’une fière logique puisqu’il ne l’a pas écrit de la sorte!
Tu comprends, mon petiot?Qu’il décrive ou écrive, rien n’existe sans lui, et nous lui devons de perdurer ou pas, ainsi qu’être redevables de toutes les embûches qu’il se croit malin de nous charger sur le dos!
En revanche, en confondant sans cesse son existence avecla vie de ses personnages, il crée l’origine de toute cette confusion et la réalité dépasse l’affliction!
Vois-tu, mon petit Duffy, comprends bien aussi que le vrai protagoniste de toute affaire, celui à qui il faut rendre hommage à nos survies, c’est le lecteur, nous lui sommes subordonnés avec l’auteur. C’est lui qui mène le bal et personne d’autre. Il a tous pouvoirs de continuer ou d’arrêter. Il domine tout et la fin lui est impartie. Hein, faut-il être rusé, tu crois pas?
Nous ne sommes que des lettres fixes ajoutées les unes derrière les autres, le mouvement et l’action sont produits par le liseur, tout comme les anciens films passant devant la lentille des visionneuses. Imagepar image, défilent les petits carrés de l’existence et le mouvement illusoire de l’œil, glissant sur les lignes, nous porte à croire qu’une action se déroule à proximité, nous arrive ou nous atteint intérieurement. C’est très prétentieux tout ça!
Nous ne sommes que des “on fait comme si…” Et ces suites de points fixes deviennent une ligne, même pas une droite, un segment, nous payons l’addition mécanique d’actions se substituant de point fixe en point fixe, et nous appelons ça vivre…
– Pfff!C’est fantasmagoriquevotre histoire, Patron!Vraiment tiré par le postiche.Mais je peux aussi argumenter?Cesont les héros de papier qui font les écrivains, ils peuvent même paraître bien plus réels que leurs auteurs. Et prendre une complète possession de leurs vies!
– Rappelle-toi ce qu’il a été dit au commencement de cette intrigue, que “ça ne sert à rien de faire le pied de grue sur place, ni de parcourir la ville ou se livrer à la recherche du héros.” On a biendit “héros”, et non pas “auteur”. Vois-tu, mon petit Duffaut, on doit glisser la clé dès le début le plus proche de la serrure, même si les deux ne correspondent pas et servent de pièges à égarer le lecteur loin du rossignol.
– Ça, c’est un des grands classiques du roman policier, votre soi-disant auteur n’invente rien du tout et il prend le rossignol pour une alouette!
– Qu’est-ce que tu sais de tout ça gamin, tu lis Shakespeare maintenant?
– Oui, quand je suis au petit coin!Et pour la dernière fois, je ne suis ni votre petit, ni votre gamin, Patron!
© Luciano Cavallini, Contes fantasmagoriques de Montreux & MyMontreux.ch “Noir Polar, Les enquêtes du commisaire Froissard”, «La disparition d’Erwin Hacker», novembre 2015. LaTous droits de reproduction réservés.