Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 20/02/2018

La dame au chien

La Dame au chien

Récit d’enfance

Madame passait tous les jours avec son chien. Elle et son mari avaient une petite usine de métallurgie rue de l’Abeille, collée contre les flancs concentrationnaires et sombres de la salle de gymnastique du Collège de Clarens-Gare.

On voyait gicler les scories de fer incandescent du fond de l’atelier. On voyait également, suspendues et traversant l’espace de part en part, des grosses machines scieuses, des tours, des tonnes de fonte soufflant ou s’articulant les unes aux autres par des courroies de transmission filant à vive allure. Cela formait des espèces de silhouettes équerres se ternissant contre les fenêtres rongées de rouille.

 

La Dame au chien n’avait pas de voix, elle ne pouvait que chuchoter. On avait toujours l’impression qu’elle arrivait à bout de souffle. Son mari, cintré d’un tablier de cuir, crinière cendrée et abondante, passait souvent une tête inquiète par le seuil de son atelier, afin de voir dans quelle direction partait sa femme.

Parfois je la suivais un instant, de loin, lorsque mes copines Gladys et Rebecca manquaient à l’appel. Je sentais longuement l’odeur caractéristique du fer laminé et du dissolvant, cela se propageait sur le trottoir, contre la façade pollinisée de “l’Abeille” s’égayant sous les beaux jours d’une douce aura safran. Je me rappelle avoir souvent regardé le motif de cet insecte gaufré comme un biscuit contre le mur, au milieu de larges losanges crayeux.

 

La Dame au chien prenait le contour à angle droit, jetait un coup d’oeil contre le boyau sombre et humide provoqué entre la fin du pavillon scolaire en bois et le mur clôturant le flanc de sa propriété. Nous nous faufilions souvent en ce mince interstice permettant de voir les classes allumées depuis le haut des vasistas. On aimait beaucoup ce lieu, bien plus que le bâtiment de pierre. Nous avions l’impression de nous retrouver isolés dans un chalet, le bois sentait l’huile de lin, comme ceux de la montagne, comme ceux des hauts de Caux.

 

Où donc allait la Dame au chien? Avec son Lassie à longs poils tressautant sur pattes, son manteau à larges fibres voletant sur son corps. De sa voix blanche elle me disait des politesses, sa douceur était telle que la clarté la nimbant se déclinait de plusieurs tons pastel.

– Grand-mère? Pourquoi la Dame au chien elle parle toujours tout bas?

– On sait pas, elle est très discrète. Une de ses connaissances a dit qu’elle avait eu une grave maladie de gorge.

– Ah… On peut être malade de la gorge? Comme les amygdales?

– Oui. Pire. Une espèce de cancer.

– C’est quoi le cancer ?

– C’est une maladie très grave.

– Il a quel forme?

– On sait pas. On le voit pas. Puisque c’est caché dans la gorge.

– Ça fait mal?

– Beaucoup.

– Et puis, même si elle mange des glaces, elle continue d’avoir mal?

– Oui. Ils lui donnent des médicaments bien plus forts que des glaces, tu sais.

– Alors c’est pour ça qu’elle a souvent l’air de dormir?

– Oui peut-être. J’espère seulement que tu la regardes pas comme si c’était une bête curieuse!

– Mais non, grand-mère. Seulement, cette maladie qu’on voit pas, ça fait que ça me semble bien mystérieux et que ça fait aussi peur. Tu vois…

– Oui, quoi?

– Je me suis baladé un moment avec elle aujourd’hui, jusque chez Leutenegger.

– Ah bon? Tu as fais ça? Et qu’est-ce qu’elle a dit? Elle a du trouver bizarre qu’un gamin la suive ainsi partout. Elle doit penser qu’il n’y a personne pour s’occuper de toi!

– Tu t’en fais toujours pour des choses qui regardent pas les gens, du “quand-dira-t-on”! Grand-père l’a remarqué aussi d’ailleurs. Puis j’avais envie. Non. Elle a rien dit. Après j’ai rien vu. J’ai couru vers le Petit-Clos et la rue du Port, pour remonter de l’autre côté. Mais…

– Mais quoi encore?

– Ne t’irrite pas, s’il te plaît. Juste que… ben je suis retombé dessus, devant la laiterie Bonjour.

– Eh bien? Elle a le droit d’aller chercher son lait comme tout le monde et n’est pas sensée savoir qu’un petit garnement pas plus haut que trois pommes s’amuse à inventer des mystères, à courir des aventures pour se rendre intéressant bien plus que téméraire. Ton esprit te joue des tours! Tu finiras par ne plus pouvoir distinguer la réalité de l’imaginaire.

– Mais, grand-mère, tu sais bien que je n’ai jamais voulu venir au monde! Je déteste cette existence, je voulais rester de l’autre côté, combien de fois je te l’ai déjà dit; mais tu réponds jamais rien quand j’en parle! Hein? Tu comprends? Tu vois, tu réponds pas.

– Mais que veux-tu que je te dise? C’est déjà assez triste et terrible d’entendre un petit bout de sept ans sortir des choses pareilles

– Pourtant ,c’est pas la première fois que je le répète, surtout que grand-père se croit obligé de claironner constamment: “Alors ? Content d’être au monde et d’y voir clair”? Ben je suis sûr que j’y voyais bien plus clair avant. J’aime pas ce qui intéresse les autres. J”ai aucun goût aux jeux! J’aime pas mes camarades, leurs bousculades, leurs stupides bagarres, la concurrence, tout, tout je te dis… Rester en troupeaux à longueur de journée, assis dans une salle de classe, s’ennuyer, ne pas pouvoir bouger, non il n’y a rien d’intéressant qui se passe une fois que cette saleté d’école a commencé. Alors… C’est grâce à la Dame au chien que je peux échapper aux monstres, à la sortie. Quand cette stupide sonnette les fait bondir et bramer comme des apaches…

– Surveille ton langage, mon Dieu! On dit pas bramer pour les hommes, et les Indiens devaient se défendre contre ces criminels de bas étage dont voulait se défaire la Reine Victoria, en les envoyant paître sur les prairies du Nouveau-Monde. Eux, ils ont une excuse pour crier et bien plus encore!

– Il n’empêche que la Dame au chien, elle descend et remonte de Clarens aux heures d’école, alors ça m’arrange vois-tu. Et que, grâce à elle et son chien, je fais semblant que c’est comme ma maman qui viendrait me chercher et tout le monde me fiche la paix.

– Oui c’est pas bien beau comme tu parles là. Mais bon…

– Je me ferai jamais à ces sales mioches! Je lui ai dit, à la Dame au chien, que j’étais bien mieux de l’autre côté, quand c’est que je naissais pas encore! Un jour elle s’est assise sur un banc puis, avec un gros mouchoir qui rosissait à vue d’œil, elle m’a chuchoté:

– Tu sais, la semaine prochaine je serais sûrement vers cet endroit où ta place doit-être encore chaude. Alors je la prendrai pour toi, puis je t’attendrai jusqu’au jour où tu seras petit grand-père et que ce sera ton tour de revenir vers où tu penses que c’est ta vraie maison.

– Il y aura aussi grand-mère?

– Il y aura tout ceux que tu aimes. Normalement.

– C’est vrai que ça risque d’être long. Mais pourquoi? Pourquoi il faut subir tout ça, tous ces ennuis avant?

– Pourquoi je dois être malade? Pourquoi moi? Je n’ai pourtant été ni plus bonne ni plus mauvaise qu’une autre. On n’en sait rien.

– Mais vous êtes ma gardienne, tous les jours. Après, plus personne ne sera là pour me protéger de ces racailles! Pourquoi on doit toujours perdre ce qui est doux et chaud. Pour aller vers le froid, le dur et le bruit!

– Oui, pourquoi, pourquoi… On donne beaucoup d’énergie à trouver ces réponses. C’est comme un voyage, on doit traverser des continents, tous plus différents les uns des autres, pour apprendre à se connaître, rencontrer d’autres personnes, des visages moins familiers, parfois mêmes hostiles. Sinon on s’enferme derrière la porte de sa maison, comme on finit derrière celle d’un tombeau. On devient coi. C’est pas une solution non plus.

 

– Le cimetière c’est vivant, c’est plein de fleurs et d’oiseaux et, en plus, on a toujours la paix.

– Ah, voilà mon mari…

Ils s’éloignèrent tous deux, direction l’atelier. Vers les machines, les scies et les pilons. Les bras de fer poursuivaient leur ouvrage, tant bien que mal, forçant l’acier et la fonte à se plier aux exigences de l’existence.

 

Puis, un matin, le rideau demeura baissé. Le chien, au sol, gémissait en gardant le museau contre terre.

Pourtant, vers mes oreilles, il m’avait semblé entendre un doux murmure, lorsque pour la première fois, esseulé, je rejoignis le préau carcéral.

La Dame au chien avait brisé sa laisse.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’Association Vaudoise des Écrivains ( AVE ) & MyMontreux.ch“La Dame au chien”, novembre 2017 – Tous droits de reproduction réservés.