Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 30/03/2015

La Cour des Miracles

Voici le 26ème conte de Luciano Cavallini, qui se passe – comme tous les autres – sur la Commune de Montreux:

LA COUR DES MIRACLES
à l’encre noire et Waterman.

Jean Samuel Bonnard dépêcha la charrette du matin.
De bonne heure, les ouvriers entassaient leurs pavés en sifflant des airs méridionaux, afin de s’encourager à la tâche.
La cour s’étendait, immense, avec cette caractéristique odeur de vase fixant ces mosaïques ensembles.
On courait, cahotait sans cesse d’un auvent à l’autre, avec toutes sortes de matériaux qu’on lâchait en suite partout, avec moult fracas.
Les persiennes béaient en claquant sur leurs supports, une aube verdâtre baignait l’atrium, s’insinuant sous les niches et contreforts les plus escarpés.
Gino Lini arriva selon son habitude, en grande tenue de plâtrier-peintre, maculé par les blessures infligées aux matières qu’il domptait par sa grande maestria.
Il distribuait partout de généreux hochements de têtes, clope au bec, casquette visière «Socol» scrupuleusement vissée au milieu du front.
Il était arrivé en Suisse comme bons nombres d’immigrés, dans les années 1952-1953, d’abord parqué comme une bête captive, sitôt le Simplon parcouru à la hâte et la boule au ventre.
Et qu’on ne s’y trompe pas, ce Saint-Plomb n’était de loin pas la fin du long tunnel, qu’il croyait pourtant avoir franchi une bonne fois pour toutes pour la troisième fois.
Les hommes, ses semblables, ces pareils aux-mêmes, se retrouvaient en batteries, comme des animaux, les uns derrière les autres, queue leu-leu dans le fessier du suivant, et à raz la raie du précédant. En fait, la marchandise jouait encore au train arrière, en tentant d’accrocher les wagons en vue d’une espèce de drastique désinfection qui avait lieu dans le baraquement des vaccinations.
Certaines habitudes ne se perdaient pas si facilement, surtout avec le beau monde que la Suisse acceptait d’accueillir depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Gino passa le test, moins violent que la sélection Mangele et le Zyklon B, mais tout de même encore régenté par la pharmaceutique.
On lui avait fait l’honneur de le garder au pays, moyennant la modique somme de cinq francs par jour, pour laver, rincer, et essuyer la vaisselle du Buffet de la gare de Lausanne.
C’était ça ou on lui faisait repasser le grand noir graniteux à reculons.
Il fallait avoir un sacré cran, pour quitter Vérone et se foutre les Alpes sur les reins! Mais ne les considérait-on pas comme des travailleurs de force, après tout, ces becs-à-maïs!
Au bout d’un mois ou deux, il était monté en grade; sommelier, puis garçon de café, enfin, caviste responsable, d’où son vain teint cave n’apitoyant jamais quiconque, quidam et qui, dame, encore moins lui-même.
On n’était pas payé à rien faire, même si cela faisait une paie qu’on ne se prélassait plus en l’attendant.

La vie rosissait un peu, on dira qu’une espèce d’aube surgissait derrière les crêtes de Naye.
Après avoir rencontré un Titi gazouilleur à Glion, au bal de l’Hôtel Bellevue, un peu de douceur filoutait en douce sur le corps rudoyé par les travaux de force.
Cette rencontre finit par devenir relativement hebdomadaire, et le baume rendu au cœur s’étalait entre deux, avec les souvenirs revécus en douce, entre deux piles d’assiettes, entre deux sous-terrains ombragés, emplis de monstrueux tonneaux et autres gaz suffocants.
Cependant moins que le Zyklon B.
Ça dansait beaucoup, insouciant, puis le soir, tard, après le dernier funiculaire, les deux amants défiaient les marches et les vieilles racines jonchant le sentier du télégraphe, afin de rejoindre Montreux à l’aube et commencer bien tassée, une journée «par dessus tout le reste».
Il y avait d’autres guinguettes aussi, rien à voir avec les nuits d’accordéons de Milan, dans le quartier Brembo, encombré d’aiguillages et wagons rouillés, geignant entre deux voies de triage.
Non. Juste un café à la va-vite, une espèce de rince-culotte en guise de douche, puis tablier autour des reins, on repartait remplir les carafons, et pousser du plat dans les montes-charges.

Mais un jour, Gino rencontra Jean-Samuel Bonnard, le grand entrepreneur à la force tranquille, accoudé par hasard sur le même coin de zing que lui. Voyant l’homme avisé et plein d’entrain, ce dernier lui proposa dare-dare d’entrer dans son entreprise.
La vie deviendrait belle et pleine, et il pourrait accomplir pour lui, les miracles de sa cour.
Une cour entièrement à refaire, il fallait ôter les vieux miasmes humides de la Baye refluant de la Corsaz, et sulfater partout de la grande lumière, des caves jusqu’aux solives, des tuiles jusqu’au zénith.
Il fallait le voir aller Gino, il filait droit, avalant la besogne comme d’autres Suisses descendaient du blanc!
Lui, il ne buvait pas encore, pas une goutte, ça restait sec comme une dalle au milieu du désert. C’était venu par la suite, après le mariage, les différences de cultures, le mauvais rachitisme mal dégrossi.
C’est que dans les fermes du Pô, les mômes, à peine ça savait marcher qu’on vous les foutait avec du poids sur les guiboles! Alors ça se courbait, et les côtes finissaient par saillir vers l’avant, si l’on n’arrêtait pas à temps le massacre des pastèques sur les biceps infantiles.
Puis il y avait aussi le reste de la famille les voisins, «dans» le jugement, ça n’avait point d’allure ces «coidguts», c’était tout juste si c’était chaussé, on aurait dit un forçat le Gino avec son chandail marin rayé de guingois à cause des travaux forcés de l’enfance. «C’était beau et pittoresque l’été cette engeance, mais fallait laisser ça à la plage sous un parasol, le temps d’un été. Ensuite, inutile de compter ramener la marchandise au bercail, ça s’adaptait jamais à nos façons de vivre, ça restait primitif. En plus, ces becs à maïs, ça bouffait comme quatre, en fichant la honte aux réunions de famille, tant leur comportement n’avait rien à voir avec le nôtre. Non, ensuite, c’était bien connu, les gamines se faisaient tourner la cervelle et finissaient par suivre leurs beaux parleurs par delà les Alpes, à faire des vies de misère, sans cesse contrôlées par une mafia omniprésente et matriarcale. Il y avait au moins deux siècles d’écarts, entre la culture de chez nous, et les friches de chez eux.»
Alors la nuit, quand on rentrait à pas d’heure, on se changeait dans les escaliers, on montait pieds-nus, afin que la voisine de palier ne fasse pas de mauvaises réflexions à la mère inquiète, en disant qu’on avait croisé sa fille au petit jour, dans une allure qu’on n’oserait même pas décrire, franchement non, on ne dira rien, pour cette fois-ci seulement, de peur que la madame soit vraiment outrée.
Mais il faudrait que vous sachiez quand même…
Le sommeil des justes était irréprochable.

On était content de lui, à Montreux.
Il fallait le voir avancer, donner des couleurs vives à toute la cour des miracles!
Un volet, des murs, une nouvelle cloison tirée au rustique en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire! Lui, le vital, l’agile comme un chat, escaladant les galandages comme d’autres échafaudent des plans, frôlant l’air, l’air libre, l’azur à fleur de mèches!
La cour des miracles s’égayait, jusqu’aux bureaux sans fonds de Jacques-Samuel Bonnard devenant tout lumineux de réflexions peinturées à la fraîche, du travail robuste et vivement accompli, il n’y avait pas à dire!
Sous l’été torride, les pâtes du rustique s’étalaient mollement sur les façades, il fallait presque être à deux, pour charrier les caillots se cabrant sous l’air antagoniste, de quand parfois c’était aussi l’hiver.
Là, entre deux étages, perché dehors vers les fenêtres frileusement closes, où parfois un café chaud fumait sur l’une des bordures.
Une gentillesse sourde laissée à l’aveugle, dont on ne saurait jamais rien. A l’arrière des buées douces, certaines personnes montraient en cachette qu’elles avaient un tant soit peu de cœur.
Mais Gino n’avait rien voulu d’autres que cette liberté-là, les pinceaux à l’air, les bidons ventrus débordés de larmes coagulées, que ces arpents tintant à mi-hauteur des façades.
Le soir, vite fait et en cachette, il se changeait dans son cabanon, et l’œillet en bouche, courait dare-dare retrouver son pinson.

Monsieur Bonnard était bien contant. Il restait debout, l’air bonhomme, les mains sur les hanches, au milieu de son domaine, changé en coloris méridionaux. Cela commençait à ruisseler de joies réverbérées, depuis les rez-de-chaussées jusqu’aux bordures de toits sertis d’hirondelles.
Gino venait pour bâtir les solides maisons des Suisses, il y en avait déjà partout de lui, autant que des champignons dans la forêt des alentours.
En équilibre sur une gouttière, ou à genoux, parfois rampant, afin de terminer les retouches d’un boyau de radiateur, puis la seconde d’après, coulant vers les étages inférieurs.

Vers les dix-sept heures, il arrêtait tout, cassant une causette avec Monsieur Bonnard, bouteille de bière en main et odeur de béton frais encore vive sur la salopette, fier de pouvoir montrer que lui, l’exotique venu du pays de Verdi, pouvait transformer à lui seul un lopin de préau, en véritable cour des miracles.
 – Elle est bien «ma» cour! On dirait même que les commerçants tirent moins la gueule!
 – C’est bien vrai, répondit le bonhomme Bonnard. On se croirait presque au Tessin.
 – Ma chè Ticino! Italia, non Tessin!
Puis ça roulait les «R», les «ou» remplaçaient les «U», les syllabes striaient l’air de rais ensoleillés, de mers bleutées sous l’agate du jour miroitant sous un soleil de plomb.
Cette cour flambant neuve, s’illuminait de cette même clarté, finie la grisaille vaudoise et l’ombre pataude, on renaissait sous les cendres du quotidien, des levées matinales pétries de gestes machinaux, repassant inlassablement en cortèges toute une vie durant, existence grise et morne des travaux perpétuellement recommencés, et d’un destin foulé quotidiennement du pied, sans surprise.
Les persiennes rougies, les pavés regaillardis jusqu’aux comestibles et primeurs, tout semblait avoir enfin repris goût à la vie!
Ah! Qu’il faisait bon admirer le travail bien fait, en chevauchant une caisse, avec une bouteille de panaché bien fraîche en main, sous les guirlandes jaunes des ampoules de chantier!
Une vraie Kermesse Monsieur Bonnard, votre cour des miracles!
Finis les rinçages de vaisselles au Buffet de la gare de Lausanne, on était là pour allumer des kilomètres de murailles et enceintes, jardiner des couleurs, voilà ce que devenait tout soudainement la mission de Gino Lini!
Avec le cris des négociants, les clameurs d’enfants, les trilles des martinets fendant la poussière estivale, puis, vers la fin, un beau mariage, afin de vivre à l’air libre aux vues et sus de tous, sans ne plus jamais avoir besoin de se cacher!
On embrassait l’horizon infini, juché sur le plus haut des échafaudages, en regardant poindre au loin l’aube multicolore, puis se lever en joie sur les pavillons et l’embrasement général de la cour des miracles!

© LUCIANO CAVALLINI – membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Les contes fantasmagoriques de Montreux, «La cour des miracle»», janvier 2015– Tous droits de reproduction réservés.