La comtesse fantasmagorique
Voici le 59e conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il se passe, comme tous les autres, sur la Commune de Montreux. Ici, à l’Hôtel Excelsior.
Genre: Récit témoignage, librement adapté de faits réels pour MyMontreux.ch.
A la mémoire de Madame la Comtesse C…
Il faisait un merveilleux après-midi dans les salons du Grand Hôtel Excelsior de Montreux. Le magnolia avait éclos avec puissance et partout sa pourpre clarté s’épandait, attirant l’œil émerveillé des promeneurs.
Le matin frisquet était cependant annonciateur d’une nouvelle journée torride, on le sentait à la moiteur déjà régnante dans la grande salle à manger toute nimbée de feux partout.
Les plafonds ruisselant de fresques adoucissaient la blancheur éclatante cherchant par tous moyens à reprendre le dessus sur les guéridons chargés de petits déjeuners.
Cela allumait les bols colorés de confitures diverses, ainsi que les grands pots cristallisés de thés ou de jus, dont on voyait le givre se former progressivement sur leurs généreuses encolures.
De grandes arches flamboyantes inondaient l’espace d’ondes lacustres aux reflets vifs et contrastés.
La Comtesse Lilianna de Crespazzi, était arrivée à l’Hôtel en 1963, en pleine Fête des Narcisses. Il y avait partout des chars en formes de cygnes, fleuris comme des constellations se pavanant sur les trompettes de Aïda.
Elle était encore jeune et séduisante, et n’avait pas encore besoin d’avoir recours à tous ces fards, rendant sur la peau une espèce de jeunesse grasse et visqueuse.
C’était la dernière résidente perpétuelle de ce merveilleux temple Art-Nouveau. Après, il n’y aurait plus personne, plus de nobles tout de blanc vêtus, exécutant courbettes et révérences avec le zèle tyrannique qu’exigeait le Protocole.
La vie avait été difficile après la mort du Comte et, depuis JFK et James Mason, les tournois de tennis, la vie mondaine dans l’aristocratie italienne ainsi que l’ordinaire existentiel s’étaient rétrécis sur un balcon, puis cloitrés définitivement derrière les jalousies d’un Palace.
Seules les photos évoquaient les fastes du grand siècle, une photo du fils mort d’une overdose, un portrait de jeunesse, quelques flacons de parfum mal rebouchés et des numéros d’avocats traitant à Neuw-York plusieurs affaires testamentaires.
La vieille passait en cage dorée, parfois à l’office, vers les chefs cuisiniers, afin de se sentir moins seule. Quelques revues surannées traînaient aussi, plusieurs fois relues, parmi les chiffons de la chemise de nuit et des bas retroussés sur des varices encordées jusqu’aux cuisses.
Le temps ne passait plus, les vieux parfums d’antan finissaient de s’effilocher dans l’air, et fondre les vieilles savonnettes.
Elle se regardait dans le miroir, et se mirait telle quelle, du temps où jouant au tennis et la jupe insouciante voltigeant dans l’air, elle affolait la gente masculine se perdant entre son visage et le volant baladé entre deux raquettes.
Puis, de ses yeux chassieux et las, elle retombait sur sa peau rugueuse emplie de couperose, à la contexture tégumentaire d’archosaurien.
Cela changeait de la sous-classe des sirènes, toutes enrobées de soie lors des grands bals méditerranéens donnés en son honneur sur la Côte d’Azur.
Le temps passait, les passions pour Violette impériale transformaient les malheurs bonapartistes en insuffisance rénale, depuis le boulevard Haussmann jusqu’à Sedan.
Les cheveux s’empaillaient de jaune pisseux, les mains garrotées de veines s’appuyaient comme des griffes sur un pommeau de canne, dont l’ivoire s’était fendu sous le poids d’un corps calcifié de goutte.
Cela ne faisait rien, son médecin personnel chargeait la facture et déchargeait les fractures, lors de glissades sur les carrelages.
Quelques éclats d’os mal recollés saillaient encore sous la peau, manquaient de peu de parcheminer une déchirure.
Cela n’enrobait plus rien, même pas le titre, ni la particule. Au contraire, tout se dérobait, ou se dissolvait comme le rouge à lèvres sur les dents, et le vin rouge au fond d’une coupe.
Elle avait été l’amante de James Steward, et son mari le Comte l’avait appris par une indiscrétion de salon. Mais il ne disait rien, il avait fait semblant de ne rien voir, car lui même caressait, à dessein, les vagues projets mammaires d’une nymphette de passage entre les tables d’un Casino.
Il connaissait cependant par coeur la manière dont il pourrait se venger. En bon romain, il ne pouvait se permettre du moindre courant agitant la rumeur de la bonne société, sans une fois ou l’autre claquer la porte du boudoir.
Il faudrait jouer avec la fontaine de Trévi, entre les parois carton pâte de Cinecitta. Et ce soir-là, Madame la Comtesse Lilianna de Crespazzi, s’était cintrée d’une robe noire et luisante d’écailles, la rendant toute à son avantage, et d’avantage aux hôtes.
– Je t’avertis Roberto, James Steward est un homme distingué, je compte sur toi pour te comporter en gentleman!
Quelques secondes plus tard, un homme grand et élégant, tout de blanc vêtu et fort de sa superbe, fit son entrée dans l’antichambre des gens incognito.
– Et alors Lilianna? Tu le connais celui-là? C’est qui ce marchand de glace? [1]
Les souvenirs s’estompaient, dilués au centre de la psyché murale. Comme un étang de tain où tout s’éteint. Il ne restait rien, même pas les anciennes robes dans l’armoire, à peine le reflet du jour provenant de la salle d’eau, ou celui du lac derrière les rideaux et les rides des tentures striant le vieux balcon.
Il y aurait désormais toujours trop de place en ce Palace. Plus les gens disparaissaient, plus les enfants fantômes surnageaient entre les murs, plus l’espace s’agrandissait aussi entre le butoir du lit.
Les avocats de New-York n’étaient plus en ligne, de toute façon, le combiné reposait depuis longtemps en silence sur la fourche.
Pourquoi fallait-il continuer, à qui parler désormais? Et depuis que la mémoire fichait le camp, le beau Kennedy se faisait assassiner une deuxième fois dans sa Lincoln.
Oswald tirait de son arsenal pour se réfugier dans un théâtre, tandis que John Wilkes Booth flinguait dans un théâtre pour se réfugier dans un entrepôt.
Il ne restait donc plus rien qu’un pantin fantoche entre les doigts, dont les ficelles sont effilochées et les mimiques d’auguste tristesse.
Dehors, on entendait sourdre un quintet de violon, il arrivait fréquemment que le soir, on vienne entonner une vespérale sur le parterre de l’Excelsior. Se sont des vieux airs qui voltigeaient entre les montants des rideaux, continuant de faner plus encore les motifs de tissus, représentant des roses aux tons décolorés.
Le monde fermait ses portes sous le nez des vieux aristocrates européens, et dans un petit sac, les cendres de jadis prenaient leurs derniers bains dans les ondes du Léman.
Un jour, peut-être que ce monde virtuel sera sans mémoire aucune, et s’étonnera lorsque dans une armoire abandonnée à double fond, il se retrouvera nez à nez avec un petit sac de naphtaline accroché à la boutonnière d’un oripeau de soie.
Mais mieux valait pleurer dans une Rolls-Royce que dans le métro.
© LUCIANO CAVALLINI– Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) –Contes fantasmagoriques de Montreux, «La Comtesse fantasmagorique» – Tous droits de reproduction réservés. Avril 2015
[1] Ceci est un fait avoué. ( NDA )