Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 09/07/2018

La comtesse aux sucres d’orge

Voici le 163ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Toujours le Château des Crêtes…

La comtesse aux sucres d’orge

Nouvelle historique

Ce conte narre un fait réel, vécu par mon grand-père durant son enfance, alors qu’il n’avait que douze ans. J’avais aussi cet âge-là lorsqu’il me retransmit cet étonnant témoignage.Il était né le 28 décembre 1894.J’ai donc joint un fait réel au centre d’une fiction.

 À mes grands-parents et Aline. 

Par un bel après-midi d’été, en attendant le goûter, nous nous étions installés sur la chaise au coin du feu, près de la vieille radio. Derrière les vitrages, tel un pastel brouillé par les fronces, la silhouette du Château des Crêtes nous veillait avec bienveillance.

Grand-père lâchait enfin ses sempiternels journaux, le balancier de la pendule cliquetait à vue et, sur la nappe, grand-mère avait déposé le service à thé de l’après-midi.
Le miel orangé des tentures nimbait les objets, tandis qu’un arôme raffiné de cannelle n’en finissait pas d’embaumer le salon.
Nous passions à table.

Aline, se tenant droite sur sa chaise, ressemblait aux charmantes Ménines de Velasquez. Sa grand-mère, Madame Cachelin, ne la laissait jamais dépourvue d’élégance; aussi, pour ce goûter-là, l’avait-elle revêtue d’un chemisier à dentelles impeccablement amidonné, d’une jupe bleu marine serrée à la taille, mais affinée de volants délicats, et d’un bas immaculé enrobant les jambes de sucre glace.

Au bout des manches à collerettes, saillait l’angle cassé des poignets, reposant légers en bord d’assiettes, telles des colombes assoupies sur coussins de satin.

Il y avait aussi ces reflets emmaillotant la théière de chez «Béard», halos espiègles et grimaçants poursuivant chaque mouvement des convives ayant pris place autour de l’agape.
Nous étions tous rassemblés pour écouter la belle histoire de grand-père, celle qu’il avait vécue étant encore enfant. Comme l’aïeul s’exprimait peu, qu’il était plutôt cantonné dans le style vieux philosophe retiré du monde, l’événement auquel nous assistions prenait donc toute son ampleur!

Dès que grand-mère eût servi la dernière tranche de tarte aux pommes dans les assiettes, qu’elle eût aussi entrebâillé la porte patio afin de filtrer les clameurs persistantes de l’avenue des Brayères, on vit le salon des «Bouleaux» se transformer en contines enchanteresses. Le décor y était déjà pour beaucoup; je me rappelle du vieux lampadaire au pied torsadé et de sa crinoline éclose au-dessus des ampoules. Je voyais aussi sous les tissus serrés d’Aline, la brillance des avant-bras s’arborer de divers tons nacrés se déclinant sensuellement sur les napperons et les serviettes, qu’elle osait à peine frôler par peur de les froisser.

 

Les porcelaines et les verreries précieuses, exposées derrière la vitrine d’une crédence, réverbéraient de translucides pénombres, tamisées par les fleurs parcourant le pourtour du balcon. Je sentais descendre en moi et sur Aline, la sérénité d’un angélus. Une harmonie parfaite régnait, tandis que grand-père, assis sur le vieux canapé, commença enfin le récit que nous attendions tous impatiemment.

 

– D’abord, il faut dire que nous étions bien moins gâtés que vous, les gamins! Quand on partait pour l’école, c’était tout juste si on ne portait pas nos blouses déchirées avec des trous à l’intérieur des poches! Parfois, on mettait des papiers de journaux dans les chaussures pour ne pas avoir froid l’hiver et moins sentir les détrempes glaciales si elles bâillaient sur le côté. On n’était pas de la haute et les souliers, ça se les jouait bois-l’eau-bois-l’eau! Surtout, qu’en plus, on s’enrobait les pieds de vieux chiffons, car la mère, vous pensez bien qu’elle n’avait pas vraiment le temps de ravauder nos chaussettes! On ne peut pas s’imaginer… Dans les récrés, on m’avait surnommé Carotte! Parce qu’il n’était pas question de sucer des bonbons ou d’autres douceurs, ça n’existait pas, alors, pour avoir un peu de sucre, on rongeait des carottes, une pomme maraudée au passage ou du nillon de noix.

On se foutait de notre gueule à Chailly! Ceux du haut de Clarens, contre ceux de «sous-gare». Ça a toujours été ainsi. En bas, c’est du foutu popu, en haut, c’est du tout beau gâteau! C’est comme ça qu’on disait, non de «tcheû!»

– Papa! Les enfant…

– Oh, ben…

Grands mouvements de bras gourds lancés comme des sémaphores en direction du plafonnier, qu’il accrochait bien sûr au passage.

– Alors le mercredi, vers onze heures, on courait de Chailly au chemin des Bosquets-de-Julie pour attendre le carrosse de la Comtesse de Noziaire qui sortait du Château des Crêtes. Charrette va, si ça avait de l’allure cet engin-là! Elle possédait deux chevaux blancs qui la halait et comme la Dame avait ses habitudes bien à elle, tout le monde s’empressait d’admirer le passage de ses destriers!

– Il était comment son carrosse?

– Ah, qu’est-ce que j’entends enfin? On dit: «Comment était-il son carrosse, pas, il était comment? Enfin, quelle horreur…»

 

J’avais honte, devant Aline. Mais grand-mère avec raison me reprenait souvent, pour ne pas dire continuellement… Puis s’adressant à nous deux, en aparté: «dans la vie, il incombe de posséder une belle élocution, d’avoir de bonnes manières et du savoir-vivre, de surveiller son langage et sa tenue. Cela vous donnera plus de crédibilité selon le lieu où vous devrez aller par la suite et que vous serez amenés à fréquenter; on ne sait jamais, il faut toujours être prêt aux éventualités qui pourraient s’offrir à vous. Une bonne éducation n’a pas valeur de gros sous. Nous ne sommes pas obligés de demeurer dans la condition où nous sommes nés et avons grandi. L’éducation, la culture, ce n’est pas qu’ une question de moyens financiers, c’est une question d’avoir l’esprit porté vers l’élévation et cela ne provient pas de la cour des grands de ce monde ou de toute autre aristocratie. N’oubliez jamais ceci et quand vous aurez grandi, vous y repenserez certainement. Je survivrai en vous grâce à tout cela, plutôt que dans des bibelots qui prendront la poussière sur des étagères.»

 

Alors soudainement d’un geste nonchalant, comme dirait mon copain Alexis Ch’val… Chevalet…

– Papa, ce n’est pas un exemple à citer! Tu as entendu ou pas? Je viens de leur faire la morale!

– Ah, le légionnaire repris-je? Celui qui…

– Ce n’est pas le moment ai-je dit! Continue papa!

 

– Alors soudain, le lendemain matin, sur une affiche signé machin!

Grand-père adorait provoquer grand-mère, qui haussait les épaules avec une moue de dépit en ma direction, en me disant par la suite à quel point l’aïeul aimait «lui faire la vergogne» devant les gens.

Grand-mère avait toujours tellement craint les «quand-dira-t-on»… Sans cesse complexée, sans cesse à se rabaisser devant les gens, étouffer ou penser que nous devrions systématiquement repayer une fois ou l’autre, voire toujours, les moindres petits bonheurs de cette existence! À quel point il nous était interdit de redresser la tête, d’avoir la flamme. Dès qu’une maigrichonne étincelle surgissait de la pierre à feu, vite, on ponctionnait le combustible!

Exécrable éducation calvino protestante qu’abhorrait grand-père, qu’il foulait continuellement du pied. Cette abomination commençait dès la scolarité, à la maternelle, on prenait toujours ses semblables à défaut ou pour des crétins, en créant des affronts à dessein. On prônait le lisse, on spatulait tout ce qui était spontané et débordait du cadre, il fallait vivre constamment dans un joli petit décor de chalets, ciel bleu et géraniums, sans vague, sans fantaisie, englué dans ce «petisme» sans que jamais rien ne se passât ni ne vienne contrecarrer le quotidien d’éléments indésirables ou inattendus!

 

– Cette Comtesse, papa, finis donc cette histoire!

 

– Nonchalamment donc et redonc… Elle décrochait sa portière si c’était l’été, ou abaissait ses glaces si c’était l’hiver, et l’hiver c’est la glace qui passe et qui fracasse, hélas… Elle nous jetait à la volée et par grandes brassées répétées, quantité de sucres d’orge multicolores. Il y en avait partout, le chemin en était jonché, tous les enfants s’en bourraient leurs besaces! Alors que l’attelage croisait avec panache, je revois encore le membre élégant enrobé de satin et de gants blancs, semer à tous vents d’un large mouvement circulaire, tous ces bonbons qui, dans la dignité du geste, semblaient tomber en tourbillonnant, au ralenti, légers comme les feuillages d’automne.

L’intérieur du carrosse était empli de pénombre, on ne voyait qu’un visage ovale poudré de riz, semblant flotter à mi-hauteur de la portière. Elle nous parlait de sa voix aigüe mais cristalline, avec son haut chapeau d’étoffe couleur cassis, mangé à demi par l’encadrure de la borgniette.

Nous en avions plein le cartable de ces bonbons, on les jouait aux billes dans les préaux ou on les cachait précieusement dans le plumier. Des fois, on devait les céder à contre coeur, c’est ainsi qu’on payait le droit de ne pas se faire casser la gueule par les plus grands ou les plus costauds.
– Je t’en prie Charles, ne recommence pas!

– Les gamins, c’est juste de la racaille hurlante, une sale engeance, c’est «pouet!»

Quand on l’attendait devant la grille du Château, l’hiver, on vivait un véritable conte de fées, bouche-bée. Le Belvédère était l’unique roseur environnante dont on pouvait profiter, le paysage saturait de blancheur, les grands châtaigniers ployaient à se rompre sous le poids de la neige et le givre scintillait aux faîtes des pignons, on se disait même que la verrière à mâchicoulis s’était entièrement parée de verglas. Des fois, avec les sucres d’orge, Irène de Lozière essaimait des grains de riz ou des confettis multicolores, juste pour nous divertir.

C’était une fée, à n’en point douter. Une bonne bouèbe, une princesse en crinoline bien au-dessus des sarraux noirs et des cuisines crasseuses de Planchamp-Dessous ou de Clarens-sous-gare, mon lascar.

– Elle a disparu…

Je vis alors le terrifiant regard que grand-mère s’apprêtait à me jeter et me reprit promptement: « Où et comment a-t-elle disparu, ta princesse?

– Cet hiver-là. Juste après son passage, en même temps que les grains de riz voletant au sol, il a floconné de plus en plus dru, pour causer le raffiné comme ta grand-mère… On ne sait pas ce qu’il est advenu de la Comtesse du Château des Crêtes, Mademoiselle Irène de Lozière, la belle mouquère… Au printemps suivant, c’était un vétérinaire, le nouveau propriétaire des terres, mon cher.
– Puis après?
– Puis après mon prince, que veux tu, c’était bien pire et alors mince.

– Bien papa. Ça ira comme ça. Mouquère et bouèbe n’étaient pas utiles à ton histoire. Ce ne sont là que des «pedzouteries» de par Planchamp et Chernex! Le petit ne comprend pas ces allusions, puis il doit apprendre le respect des femmes, surtout devant son amie. Enfin… Y parviendra-t-on seulement un jour…
– C’est triste tout ça murmura Aline de ses deux seuls mots de l’après-midi, qu’elle osa à peine balbutier.

Je la vis impériale, les mains recourbées sous le menton, poignets saillants dans la clarté et décochés des manches, telles les prieuses de Camille Claudel. On aurait dit des arcs-boutants miniatures de cathédrale, en pur marbre blanc de Carrare.

Aline, si noble, se découpant en avant des inflorescences mauves maculant la barrière du balcon. Nous regardâmes ensemble en direction du Château des Crêtes, toujours enfoui derrière le tulle des vitrages blanchis au «Baby Blanc.»

 

Je vis les mèches brunes goûtant les tempes, l’allure nacrée du cou, se mouvant aussi gracieux que celui d’un cygne. J’aperçus le col fendu et la gorge luminescente, laquée d’après-midi aux senteurs de tarte aux pommes, le corps rectiligne sur la chaise, telle une dague d’ivoire fichée dans l’étoffe. En effleurant à peine l’épiderme d’un bras, je sentis l’échine frissonnante s’égrainer en chapelets jusqu’aux bas des reins, profondément enfouis sous le froufrou des vêtements.

Grand-père, sans rien dire, reprit son journal, après avoir, me sembla-t-il, épongé ses yeux avec un mouchoir d’étoffe brodé de ses initiales, alors que grand-mère, très lentement et sans rumeur, commença à dégarnir la table.

Aline, les lèvres encore gréées de sucre vanillé saupoudrant la surface du gâteau, m’observait, étrangement pathétique, comme si c’était la dernière fois qu’elle me voyait.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Montreux”, «La Contesse aux sucres d’orge», mai 2018 – Tous droits de reproduction et de diffusion réservés.