La Colère de Saumont
Voici le 16ème conte fantasmagorique de Luciano Cavallini. Ils se passent tous sur la Commune de Monztreux.
La Colère de Saumont
Terreur-Drame-Fiction
Une rumeur sourde descendait la vallée.
Là-haut, on n’avait encore jamais entendu une chose pareille.
Bolomay-Pestoite faisait du cirque déjà, depuis plusieurs jours, en disant que tout finirait bien par emporter le chalet du Montagnard. D’ailleurs son sobriquet de «Pestoite» venait du fait qu’il pestait sans arrêt. C’est à cause de lui que le malheur surviendrait dans le ravin. Toujours sa grande gueule ouverte celui-là, c’est juste pas possible, quand ça bringue ça chlingue.
François Monod ressemblait peu aux autres, il piornait au «Narcisse», entre deux verrées.
Il était déjà tchouk, avait l’alcool briguant, et recommençait à faire son malin, en tapant sur la table avec sa grosse patte de malandrin.
– Ecoute Monod, tu devrais fermer ton grand clapet à la fin, sinon c’est toi qui va nous foutre la poisse, tu entends!
Ce grand gaillard qui la ramenait, c’était le jeune Massard, fort comme un bœuf, mais qui regardait toujours devant, sa vue s’arrêtait là, en cul-de-bâillon.
Obstiné, il buttait dans les portes jusqu’à ce qu’elles cèdent, revenait quand même à la charge.
Il y avait plus de crâne que de cervelle, dans sa tronche.
– N’empêche reprit Monod, tout autant cuit par la pomme que Massard, un de ces jours, le talus y va nous l’foutre sur la gueule, je vous l’dis à tous, je suis bien d’accord avec Bolomay Pestoite!
– Oui vous faites la paire vous deux! Entre Chernex et Chaulin ça suce pas que des glaçons!
– Ah oui? Ben à Brent, se sont des foutres-rien!
– Répète-voir un peu, ce que tu viens de dire?
– J’ai dis ce que j’ai dis, et que t’as bien voulu entendre.
– …Spèce de dégonflé, va!
– Eh là, eh là! C’est pas bientôt fini vous deux, ou bien? On s’écoute plus boire par là. Tu pourrais me dire Monod, ce que tu foutimasses encore? T’en as pas plein les pognes, à toujours chercher à remuer la merde?
Plus personne ne dit rien.
La dalle Bolomey Pestoite venait de faire son entrée. Grand, bourru, les cheveux dégarnis sur le crâne. Non, c’est pas vrai. En fait il avait juste tiré les rideaux sur le bas côté.
Il fonça droit sur Monod, dont il avait surpris la conversation.
– C’est ma faute à moi, si t’arrêtes pas de remplir le seau!
Le silence tomba comme un bélier, parmi l’haleine lourde des buveurs.
Bolomay Pestoite demeurait immobile, dans l’embrasure de la porte, les poings sur les hanches. C’est que le bonhomme t’assommait un bœuf d’un seul coup du revers de main, pis, quand on tuait le cochon, ça t’attrapait le plus gros de la porcherie en lui dévissant la tête comme une poupée de bois.
C’était du solide.
– T’as quequ’chose à r’dire? Tu vas voir où je vais te l’foutre le seau, moi!
Je vous dis qu’un truc, à vous autres, autant que vous êtes, et je suis sûr de pas me tromper: J’ai vu la fissure l’autre jour, sur la route, qui monte vers Sonloup-Orgeveaux.
Une grande ligne comme celles qu’on a dans les mains. Moi j’vous l’dis: c’tune sale blessure.
– T’es sûr que c’était pas la ligne de ton c… qui se reflétait sur une gouille?
Hilarité de tout le cabaret.
– Ça suffit comme ça, coupa Massard! Moi aussi j’ai vu des crevasses, quand on regarde, ça descend profond dans le sol.
– Faut s’y attendre, c’est tout le vallon qui va s’écrouler. Je vous aurais au moins averti, faudra pas chialer quand ça arrivera. Moi, si j’étais vos zigues, je prendrais bourgeoises et gamins, et je filerais vite fait crécher à Plan-Châtel ou l’Alliaz, pendant quelque temps.
– Ouais peut-être. Mais toi t’es un dégonflé reprit Monod, et c’est pour ça que t’es pas à not’place. Toi tu fais l’maçon à Chernex, sans compter d’autres magouilles louches.
T’en a rien à foutre de Villars et du Vallon! Nous on a les bêtes ici, pis l’herbe, pis les sources. Tu veux qu’on fasse comment autrement, hein? Allez! On attend ton conseil, pisque tu joues les loquaces! Quoi? T’as déjà perdu ton claque-merde? Tu peux bien faire le malin, va!
– T’as qu’à demander à Cochard, si tu peux pas amener le cheptel à Jaman. Au moins pour un certain temps. Son écurie est à moitié vide, à cause des infections de ces derniers mois.
– A Jaman! Rien que ça? T’en a des bonnes toi! Et ces histoires d’infections, qui te dit que c’est bien fini, hein, Môssieur Je-Sais-Tout! En plus tu… Tu sais bien que je suis en renaud contre ce vieux bougre.
– T’es en renaud contre tout l’monde, c’est pas d’aujourd’hui qu’on sait ça. Pas foutu de vous entraider dans l’coin. Pas un pour lever le p’tit doigt. Pas un au-dessus de l’autre.
– Ecoute Pestoite, va faire tes murs et ta boucherie. Nous on te demande rien, pas vrai Massard?
Bolomey Pestoite, les yeux rouges, garda fixement la pose, comme s’il se tenait lui-même au pied, tel un chien enragé.
Qu’est-ce qu’il s’en foutait après tout. Il venait juste se rincer la dalle et ne tenait pas à participer au concours de celui qui l’avait plus en pente que l’autre. C’est vrai. Il avait de quoi. Des génisses, des veaux, quelques porcs. En deux trois jours y te passait tout ça au coutil, faisait son boudin, ses pièces chaudes, les filets mignons ou bourguignons pour la Haute de Montreux.
Il savait garder le lait et la crème à son intention, fallait pas être con non plus, surtout à cause des tickets de rationnement. Le reste, il l’apportait chez Coq-Coq, le laitier du village, qui avait un crâne se terminant avec une curieuse crête fichée au sommet.
La consanguinité ça permettait de pas vilipender, mais ça te sortait franchement pas du premier choix!
Fallait voir la cave à Bolomay, enfin l’entre-apercevoir, ou l’antre, apercevoir, c’est selon qu’on tombe sur un jour de chance ou pas. Parce que ça ratissait sec le bonhomme.
Ça aimait pas qu’on y jette un coup d’œil à l’intérieur.
La conscience n’était pas vraiment claire, elle non plus.
Pestoite maraudait pour le marché noir, en douce.
Avec un petit traclet, on venait chercher la marchandise qu’on amenait en suite vers le Basset. Mais bon. Les temps sont durs avec cette guerre, puis depuis que Saint-Gingolph avait brûlé, fallait faire gaffe.
On devait arroser. Un peu pour le transporteur, en plus du pèse, après pour le passeur, et encore un autre don pour les douaniers et soldats.
Pour le reste, qu’ils soient Allemands ou Français, qu’est-ce qu’on en avait bien à foutre? C’était plus le problème de Bolomay.
Il lui restait peu de gain après tout ça, comme il aimait le beugler dans les troquets. Mais il était pas maigre, et en face, il savait aussi se faire payer, quand on lui demandait de rafistoler un mur suite à des tirs d’artillerie.
Avec les «connaissances», on faisait sauter la frontière comme un bouchon.
Sa cave devenait du tout cuit.
Il n’en demeurait pas moins tapi comme une bête, le troglodyte, en marcel blanc et pantalon de vigneron, enfouis sous sa bidoche et ses tonnes de saucisses fumées suspendues sous les voûtes.
Mais il avait du flair, ce flair qui lui servait à survivre, à fouiner, à sentir les moindres changements d’air ou de temps, de situations politiques, d’avantages ou désavantages.
C’était un prédateur de revente, qui savait tonner ou chialer, quand il le fallait.
Alors, les babines retroussées, à force de vivre avec des bêtes vives ou mortes, appuyé sur des murets encimentés ou des quartiers de viandes, il avait fini par développer le sens de la précognition, soit que le mortier ne séchant pas assez vite annonçaient des intempéries, soit que la viande transformée en charogne, l’avertissait d’orages ou de violentes intempéries.
Mais là, c’était pas pour dire, ça puait la charogne, tandis que lui même charognait contre la puanteur.
Le soir-même, le crissement des grillons et le croassement des crapauds cessèrent d’un seul coup à l’unité.
Silence de plomb partout, comme si la mort choisissait l’endroit pour y dresser sa penderie.
La nuit qui suivit, une plainte lugubre s’éleva de toutes parts, lancinante pour commencer, ensuite emplie de craquements n’en finissant pas de briser membres et jointures, claquant comme des balles mitraillettes. Les arbres, tous les arbres s’écroulèrent, emportant la forêt et des monceaux de versants avec eux, qui s’abattirent sur les fils électriques et TSF, créant des court-circuits qui eux-mêmes commencèrent rapidement d’incendier les lieux.
Un souffle énorme et chaud, dévasta le Vallon de Villars, jusqu’à Ondallaz, l’Alliaz et Plan-Châtel.
Du côté du Folly, les arbres s’étaient cassés comme des cure-dents, ainsi qu’en aval, vers la forêt de Chamby et le sentier romain.
L’onde de choc emporta tout sur son passage, les rochers blancs du Cubly se disséminèrent aux quatre lieues, comme si des puissantes mains de géants s’étaient amusées à fracasser tout ce qui avait trait à l’existence humaine.
La guerre des éléments se ruait avec vindicte, en échos sur l’Adversant, puis demeura un instant suspendue au milieu de la tourmente, entre deux atmosphères ne ressemblant plus à rien, bataillant la poussière aux cieux, et les cieux décharnés disséminés à terre.
Alors, mon Dieu, tel un vortex cédant sous son propre poids, en quelques minutes seulement, toute la terre s’engouffra, aspirée par le fond, puis plus basse encore, dans un enfer de feux et gravats, de sables, de pleurs et hurlements.
L’enfer s’était ouvert, et les vallées déchirées aussi souplement que des murailles d’eaux, s’abattaient contre tout, depuis l’endroit dit de «En Saumont», jusqu’aux plaines de Clarens enfouies sous un vomis de roches.
Rien ne restait plus des hommes, des bêtes, des femmes et des enfants.
En lieu et place, un gouffre béant s’était ouvert, affamé d’âmes et chairs broyées, comme en face et concomitant, l’incendie de Saint Gingolph et de ses premiers martyrs, fusillés par les allemands nazis sur le pont de la Morges.
On rechercha vainement des survivants au fond du ravin, sous les caillasses, des mois durant.
En vain.
La nuit, on croit encore entendre des hululements remonter de l’abîme, ou des mères évanescentes appeler leurs enfants, tenant de mystérieuses lanternes à la main.
Il l’avait dit, Pestoite Bolomay, c’est pas faute de les avoir avertis, les gens d’en-haut, qu’un jour, la terre, elle allait s’effondrer sous leurs pieds.
Mais c’étaient tous de vraies têtes de mules!
Il ne pouvait rien se reprocher, il avait sa conscience pour lui.
Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE) © Luciano Cavallini, décembre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux – «La colère de Saumont» – Tous droits de reproduction réservés.