Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 17/11/2014

La Chambre ouest

Nous publions aujourd’hui la quatrième nouvelle fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Elles sont toutes localisées dans notre Commune et basées sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur. 

LA CHAMBRE OUEST 
Rose-Marie venait de rentrer, et la nouvelle tapisserie de sa chambre lui convenait parfaitement. Cette chambre, merveilleusement bien éclairée, ouvrait sur la colline du château des Crêtes, dont elle voyait la Tour profiler son élégance octogonale depuis la fenêtre. Ce trait rose, surtout au crépuscule, lui faisait penser à une estampe chinoise, délicieusement laquée contre la clarté du lac. Cependant… lorsqu’elle tirait les rideaux ou fermait les persiennes, et ce, malgré les ajourés, il lui semblait entendre d’étranges rumeurs parvenir du plafond, et la nuit péjorait encore ce malaise. Ça venait de là-haut, vers les tuyaux qui s’enfouissaient entre les cloisons de son armoire. Ou des plinthes disjointes du parquet, contre la paroi, laissant béer un interstice démuré, empli de curieux courants d’air. 

Elle habitait une bâtisse cossue de l’avenue des Brayères, à Clarens, un troisième étage mangé d’un long balcon, qui en s’arrondissant se fichait presque contre la chambre du salon. Le corridor principal ouvrait sur la cuisine, la chambre à coucher, le salon dont on vient de faire allusion, et la salle de bain. De fines portes à vitrages séparaient les pièces du dit vestibule, et le soir, quand Rose-Marie était dans son lit, elle voyait nimber les lueurs des autres pièces sur son plafond, et cela l’aidait à s’endormir, à réaliser un étrange voyage luminescent, comme si elle se trouvait en fond d’aquarium, immergée sous des clartés devenues liquides. Quand tout allait bien.

Mais que se passa-t-il donc cette nuit-là? Juste avant de rejoindre son lit, elle éprouva le besoin de boire un dernier verre de lait à la cuisine, lorsqu’au moment de franchir le vestibule, elle sentit un étrange courant d’air lui lécher les chevilles. Ça devait venir du vieux garde-manger, les portes jouaient mal entre elles, et la petite meurtrière ouvrant sur l’extérieur, n’était de loin pas hermétique, avec son mince grillage déchiré sur les angles. Elle vérifia donc que tout fût correctement fixé, non sans avoir humé la caractéristique odeur des aliments, dont les fumets finaux exhalaient une senteur de mélasse noire. L’armoire de la cuisine aussi. Rien de bien mystérieux quoi que… Une pénombre bizarre empêchait totalement de percevoir le haut plafond où, là aussi, couraient des tuyaux proéminents amenant la circulation vitale de la maison chez tous les autres locataires. Et ce vestibule… En le parcourant, pour rejoindre sa chambre située tout au bout, elle eut l’impression qu’il n’en finissait pas, que plus elle avançait, plus ce dernier reculait. Sur la droite, elle vit le sombre bahut refermé sur les albums de famille puis, en décrochement, le coucou de la Forêt Noire. Le falot éclairait bien tous les objets comme il se doit, les planelles brillaient, rien ne semblait différent des autres soirs, mais pourtant… Un léger picotement sur les chevilles la rendit mal à l’aise, alors qu’en elle, ou vers la nuque et le bas du dos, une crainte sourde la ceinturait, tandis qu’elle entendit bien distinctement une voix lui susurrer aux oreilles: «C’est foutu, les cauchemars t’ont encore piquée!» 

Elle avançait dans une pénombre liquide. Pourvu que les lumières demeurent allumées, qu’elle ne soit pas soudainement plongée dans l’obscurité la plus totale! Les vitrages la sauveraient sûrement, de la cuisine à sa chambre, elle pouvait voir encore, bien que les objets se déformaient déjà, prenaient des allures menaçantes, avec des contours incongrus. Bien plus risqué en revanche, avec la méchante lueur de la chambre à coucher, poignant au lointain. 

Le salon, avec son lampadaire à crinoline rosée, la rassérénait tout à fait. Elle voyait au moins de la couleur, une douce clarté, un peu comme celle des persiennes diffusant pendant les siestes de l’après-midi, et rapportant en sourdine les gerbes violacées des lilas, en ombres projetées. La salle de bain, ah! La salle de bain ! Nimbée de bleu et vert, lorsque l’eau venait d’être tirée, et que la surface en ridait délicieusement le plâtre du plafond, jusqu’aux cordons de la tapisserie. Seulement, pourvu… Pourvu qu’on n’y suspende pas une robe, contre ce vitrage, une robe de chambre ou un linge de cuisine, afin de lui obscurcir la pièce, car alors cela créerait des mouvances épouvantables d’encres fantomatiques maculant les parois !

Cela nimbait, pourtant, mais pas comme d’habitude. Sur son édredon coulait une houille visqueuse, et lorsqu’elle plongeait les doigts à l’intérieur, entre les plis du tissus et ce goudron volatil, elle voyait des franges persistantes d’obscurité entremêler sa peau. Il ne fallait pourtant pas désespérer, l’appartement resterait illuminé jusqu’en fin de soirée, elle pouvait être encore sauvée à temps. 

L’armoire s’ouvrit. En craquant. On ne la fermait pas. Les entrailles chuintaient, là il y avait deux colonnes d’eau s’élevant et s’abaissant simultanément, toute une artère et un retour veineux, plus le radiateur, plus la chasse d’eau des toilettes. Il n’y avait que le bruit du train, qui la protégeait, qui la ramenait vers un monde normal, lorsque les embruns extérieurs, tous gorgés de fraîcheurs nocturnes et d’arabesques luminescentes provoquées par les phares de voitures, entraient par les frises des volets, parfois stationnaient un instant, avant de s’évanouir vers un angle ou s’égoutter sans clameur sous les parquets.
Mais de l’armoire… Ces affreuses voix qui ahanaient, lugubres et basses, avec des étincelles phosphorescentes jaillissant d’alcôves perverses ! Ces conduites ! Elles brillaient, on les voyait surgir de derrière une robe, un lourd manteau de pluie, les habits devenaient des algues menaçantes, cherchant à se démultiplier, puis envahir tout l’espace, se coller comme des bâillons sur le visage !
Elle aurait voulu crier. Mais comment? Les draps pesaient des tonnes, car entre deux, les quintaux d’une boue quelconque s’étaient amassés, pendant qu’elle tentait de survivre aux autres choses ! Il y avait à chaque fois, une traîtrise supplémentaire survenant, tandis qu’elle se battait contre d’autres succubes ! 

Ces voix! Et quoi? De la chambre à manger aussi, maintenant! Un chant lugubre, un requiem caverneux, une ampoule éteinte au lampadaire, un voile en plus, une luciole bannie et la solitude en vase clos: piégée, une pièce ne ressemblant désormais plus à rien! 

Et le plafond qui crie, et on ne sait quoi qui tape, en haut, provoquant un dangereux mouvement de va et vient du lustre! Il devenait une cloche menaçante, baladant sa lune noire et sans fin au-dessus du lit, une espèce de puits, comme un vortex pouvant vous aspirer entre les étages, entre ses fins de linteaux, les costières démantelées par la vétusté, les contres-plaqués entrouverts sur ces mondes parallèles et hostiles, grouillants d’inter muraux, d’insectes, ou rats morts, ces choses universelles et croupissant sous les lits, les armoires, et qui lancent leurs petites tentacules sur les humains qui ont l’audace de laisser les bras sur les duvets ou les pieds à l’air ! 
Elle se sentait emmenée, un liquide chaud lui passa sur la tête, un précipice s’ouvrait devant elle, chaque fois qu’elle fermait les paupières. Elle ne savait plus si elle était dans la pièce, ou flottant entre deux étages, ou encore immergée en son propre corps dont elle ne voyait même plus la finitude! 
Puis en haut, de plus en plus fort, de plus en plus volumineux, des hourras scandés à pleins poumons, une froidure moisie, des limbes stratifiées, s’entredéchirant, d’étage en étage, et pire que tout, pire que tout, le tourment le plus cuisant et le plus prononcé… Cette envie soudaine de devoir soulager sa vessie, en un moment pareil ! Comment imaginer… Les voisins ne voient-ils donc pas? Ceux du dessus, ceux du dessous, que les ténèbres mélangées ont brouillé toutes les dispositions géométriques des pièces, sous leurs avalanches de houilles et de monstres indistincts ! Cette envie, cette affreuse envie ! Il faudrait un pot de chambre, juste ça… Mais non, comment oser, comment aller le prendre sous le lit, ou aux pieds de celui-ci! Rien. Rien à faire! La vessie va céder, le cœur lâcher, les batteries de canons défoncer le crâne et disloquer le corps! Horreur du caveau, horreur de cette âme ligaturée au sol, assujettie aux grimaces ténébreuses que la nuit sulfate de toutes parts! Ces chuchotis, ces affres, ça y est, tiédeur maudite entre les cuisses, puis sur les flancs, puis devenant petit à petit éparse, puis le reste de la nuit, glacée sur les mouillons, la peur, la peur retroussée sur les lèvres, les manches, la gorge, puis la honte de cet éjaculat intempestif, à un âge si avancé, entre les cendres cauchemardesques et les hurlements de plus en plus forts, chutant de l’armoire ouverte jusqu’au sol, et dont désormais «ils» ne touchait plus fonds! 

– Tu es malade Rose Marie?
Le matin était là. L’univers s’était remis en place. Les lieux lavés. Le jour magique dissolvait la suie et le charbon des ténèbres. Mais elle raconta à sa grand-mère, avec peine, en s’embrouillant, ce qu’il lui était arrivé, durant la nuit. 
 – Nous avons mangé trop copieusement hier soir, et tu as fait des cauchemars… Mais cela n’est pas grave. Bien que tu sois un peu grande désormais, ça arrive aussi à d’autres enfants, de faire encore pipi au lit. 
 – Mais, grand-mère,,,
 – Tu as trop d’imagination. Je vais dire au voisin du dessus de baisser le volume de sa télévision et d’arrêter de crier autant pendant les matchs de football. Il la range dans l’armoire tu comprends? C’est ça que tu as entendu, cette nuit! 

Pourquoi donc les parents ne tiennent-ils jamais compte des terreurs nocturnes de leurs enfants? Pourquoi Ils viennent à peine d’arriver au monde, ils se rappellent mieux que personne, eux, comment c’est, là-bas… 

Luciano Cavallini
Membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux.
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