La chambre noire
Voici le 152ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il nous emmène dans le monde de sa petite enfance, avec le photographe Jean Waldis.
La chambre noire
Fiction – réalité
Il fallait attendre que le petit oiseau sortît de sa boîte.
Pour l’occasion, grand-mère m’avait affublé d’une espèce d’habit ridicule avec dentelles d’armailli et je ne sais quel edelweiss en guise de boutonnière.
Ce doit être depuis ce jour-là, je pense, que je pris en horreur les petits chalets bordés de géraniums avec beau soleil et ciel bleu. Je me suis toujours senti beaucoup plus proche de la Renaissance italienne côté papa, que de ce folklore papet de poireaux, fromage et carnotzet, bien qu’à Montreux nous fûmes bien plus épargnés qu’ailleurs de ces traditions rustiques grâce aux Britanniques venus nous dégrossir en nombre sur la Riviera. Reconnaissons-le, ce fut l’un des rares bienfaits parvenu du colonialisme jusqu’à nous.
Ce foutu petit oiseau, j’attendais bien qu’il surgisse. C’est bien plus tard que je compris l’allusion en embrassant une carrière artistique, à savoir ô combien il était important de savoir montrer son petit oiseau. Mais là, en l’instant précis où remonte cette narration, j’étais encore bien loin de pouvoir réaliser un numéro de prestidigitation avec colombes “à sorties”…
Je ne voyais qu’un espace noir sur lequel se découpait la prestance d’un grand monsieur vêtu d’une blouse bleu marine. Il avait quasiment la même tête sculpturale et ébaubie que le réalisateur David Lynch.
D’une voix blanche, aux syllabes bien détachées, il me donnait les indications nécessaires à la pose. Il ne fallait pas bouger d’une ride, car j’avais déjà traîné plusieurs mois en vitrine. juste après ma naissance, dans une tenue certainement bien plus ridicule encore que celle dépitant ce jour. Il serait donc malvenu de décevoir le Maître. s’étant d’ores et déjà habitué à mon involontaire première. Le destin est ainsi conçu que l’on débute dans une vitrine de photographe à Montreux et que l’on finit en soliste sur la scène du Théâtre Musical de Paris Châtelet, au côté du réalisateur Yves Robert.
– Tu feras bien attention chez Jean Waldis. Il ne faudra pas bouger et bien suivre ses indications. Il s’agira aussi de te montrer bien élevé. Je compte sur toi!
Grand-mère sentait son eau de violette à fendre nez. Elle en aspergeait également son mouchoir, la voilette de son chapeau et la fine dentelle ornant le pourtour de son parasol. On l’entendait à peine marcher dans le studio, pourtant elle s’était à nouveau affublée de ses sempiternels souliers vert olive. Ceux qui font un bruit de petits poulains piétinant leur box.
Je regardais vainement cette haute girafe de bois, presque pitoyable avec son œil cyclope et ses quatre échasses malingres se fichant comme des baguettes dans le sol. J’avais beau écarquiller les yeux tant que je voulais, le petit oiseau de Waldis ne se défroissait toujours pas d’une aile. C’était plutôt moi qui usais de l’iris et du diaphragme, en voulant percer cette lentille de verre ne lâchant rien de l’obturateur. La forme de cet appareil, pompant les apparences physiques, me faisait plutôt penser à un coucou qu’à une caméra de photographie dite sophistiquée. Seule et unique allusion pouvant ma fois descendre d’un quelconque volatile qui eut dû selon la légende, si ce n’était prendre son envol, au moins gazouiller une seule fois! Mais non… Rien! Que la voix blanche et les longues mains faméliques de Jean Waldis étageant mon siège et celui de sa machine vissée de rotules amovibles.
– Regarde bien, le petit oiseau va sortir!
Rien. Rien sur les côtés des tentures sombres, tirées en demi-cercle, juste un léger courant d’air. Et si l’oiseau s’était échappé par où il ne fallait pas? Qu’il voletât à l’arrière, qu’il se pose sur les épaules de grand-mère?
Je commençais sérieusement à trouver ça long et ridicule. Je me rappelle avoir légèrement basculé la mâchoire inférieure vers l’avant, afin d’esquisser une grimace. À peine visible. Histoire de casser cette bonne façon vestimentaire, cette collerette de damoiseau, ce beau costume d’efféminé avec ces boutons argentés tout scintillants. Oui, je le fis, je le vois encore sur la photo, c’est à peine visible, il n’y a que moi qui sache cela, qui ne l’eût jamais su. Une ébauche simiesque en réponse à tout ce gentil-joli bien éduqué qui doit toujours “faire plaisir” aux autres. Je me rappelle de cette révolte de poche, comme si c’était hier. Ce n’était pas contre grand-mère, pas contre l’autorité non plus, mais contre l’image cloisonnée d’une cage que l’on endossait quoi qu’il advint. Nous devions toujours être lisses, ne rien montrer, cacher les ressentis, paraître en tous points de vues gentils et bien élevés. Pour cela, j’avais encore beaucoup de chance parmi les autres; en effet, grand-mère élevait, elle n’éduquait pas, à voir les infirmités produites par cette mentalité sur mes semblables, je saisissais vite la différence entre ces vocables.
Surtout ne pas être joyeux, cloître son tempérament, “piorner” constamment contre la météo, l’humidité du lac, le foëhn, ne pas se mettre en avant, étouffer la flamme, casser les élans vitaux, éteindre la moindre concupiscence, se sentir constamment pris à défaut, complexé, rétréci au fond des manches, tout cela en pleine inflorescence calviniste et en se torchant les pieds sur le tapis du puritanisme.
– Mais Monsieur Waldis, je ne vois toujours pas le petit oiseau!
– Oh, mais c’est dommage alors, car il est sorti!
Cheveux blancs, bien vagués autour du front, haute stature qui peinait à s’épancher à ma hauteur avec, telle une fleur délicate à peine éclose, la tête de grand-mère bourgeonnant juste derrière une épaule.
– Mais puisque je vous dis que je n’ai rien vu!
– Veux-tu donc rester courtois avec Monsieur Waldis!
Je me rappelle de la déception profonde ressentie au cours de cette séance. Ce désarroi face au surréalisme d’une logique complétement décalée, par le fait sûr et tangible qu’un oiseau pouvait bien sortir d’un gros cube de bois monoculaire, en plus en passant directement par une lorgnette épaisse saturée de ténèbres. Au fond, tout au fond de cet œil inquiétant, derrière le grand voile noir ressemblant ensuite à une cape de vampire, que pouvait-il donc bien y avoir?
De quoi et comment était-il constitué, l’espace se trouvant agglutiné aux angles aigus de cet appareil? Quel genre de réalité percevait-on, enfouie derrière ce velouté ténébreux? Que devait-il sortir de cet instrument lugubre puisque, bien au contraire, cet animal insatiable ne cessait d’engloutir les apparences humaines? Il suçait les gens dans l’ombre, de son orbiculaire métallique, les emprisonnait en chambre noire, en chambre close, les réduisant au silence de l’immobilité totale, bien avant la mort, mais muni du même catafalque en guise de deuil.
Lorsqu’on saisit en une seule fois que les adultes peuvent et savent mentir depuis longtemps, voire tricher avec aisance, on sait la seconde suivante que l’immortalité n’existe plus, que tout peut disparaître d’un moment à l’autre, que plus aucune certitude ne sera plus jamais là vers laquelle en vain vous pourriez encore tenter de vous raccrocher, de vous asseoir.
Ceci étant la pire des violences que l’on puisse infliger aux enfants.
Je recherchais le petit oiseau de Jean Waldis au travers les effluves de violette. Il n’y en a jamais eu, il n’y en aura plus jamais d’autres non plus. Cependant, le grand monsieur demeurait doux, compatissant et bon à la fois. Puis, je pourrais parler de tout cela tranquillement avec grand-mère, une fois rendu chez Séchaud. Elle qui n’avait jamais été d’accord qu’on me laisse croire au Père Noël. Encore un truc qui soit-disant s’envole avec des rennes, le Père Noël…
Bien sûr, c’est d’une logique! Ce sont uniquement les sorcières qui tirent sur le manche à balais!
Vers qui donc, fou de colère, aurais-je pu voler dans les ailes?
Après bien des années, lorsque j’appris la mort de Jean Waldis et – ma connaissance – aussi la dissolution totale de son négoce ou de ses descendants, je me suis rendu compte alors que ce petit oiseau sorti n’était autre que moi; sorti depuis ce jour fatidique afin de reprendre son envol, sa liberté, en tous les cas tentant de s’extraire par tous les moyens des glaires sociétaux du conformisme.
On ne sait jamais si la cage est aussi grande et que, par cela même, on ne voit plus les barreaux l’espaçant, ni si les cieux rétrécis ne vont plus loin qu’une image de l’esprit, une chambre noire repliée en feuillets sous notre crâne, des scissures nimbées d’une forte humidité ambiante et d’une température constante de 36,5 degrés centigrades.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch” La chambre noire”, avril 2018 – Tous droits de reproduction réservés.