Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 26/01/2017

La chambre de Martine

Voici le 116ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Un souvenir…

La chambre de Martine
Genre: récit

À la mémoire de la comédienne Martine Bührer

J’étais au-dessus de Sonchaux à contempler la plaine du Rhône et les Grangettes. Cette plaine, aux couleurs azurées et à l’odeur âcre d’oignons et de jute humide. Cela provient de la terre, des hauts maïs finissant de maturer sur leurs lances efflanquées.
On y distinguait aussi des cabanons d’allures texans, aux planches disjointes et aux silhouettes sinistres, semblant cacher des fugitifs. Des toits pentus, une éolienne ayant perdu le nord, des camions-citernes échoués et surchauffant sous la canicule. On percevait quelques frissons dans les marais, une nuée d’oiseaux pleurant entre deux épis, puis des nuages crevant la gouache au-dessus d’un fleuve ou d’une ruisselle.

Comme l’on embrassait tout depuis là-haut! Comme en la quintessence d’une vision, les gouttes du regard dispersées en rosée, ramenaient les moindres détails d’une enfance encore agenouillée !

Cette atmosphère violacée, la hanche austère de Roche délimitant la fin de la Riviera et le début des terres sauvages, là où lorsque le lac se meurt, le ciel n’épand plus qu’un mat filet sur les labours.

Cela revient en moi, même au-dessus de Caux ou de Sonchaux; je revois la maison rose avec le grand balcon délabré et ses allures humides, comme une vieille salle de bain. Je revois aussi les longs membres dorés de Martine en bras de chemise sous la canicule. Puis ce trouble étrange qui me prenait, lorsque je l’approchais précautionneusement, sentant sa tiédeur envahir mon torse et bourdonner bizarrement en essaim contre mon ventre.

On voit tout de là-haut, la vue devient prenante, profond le belvédère face aux montagnes de Savoie qui, en fin de journée ou par temps orageux, se chaussent d’étranges housses moirées.

Le soleil cogne contre le Léman qui bombe l’échine sous la haute altitude, on le voit s’incurver et s’esquiver derrière Excenevex. Cette lave mercuriale scintille entre les alpes, devenues boîtier à cieux ouverts.

Martine m’attendait devant la maison, avec sa frange à mi-front, ses lunettes obligeant un regard contracté à l’arrière des foyers à ne jamais déborder. Elle vivait chez ma grand-tante, la tante Lilette, soeur de mon grand-père. Cette dernière menait son existence entre le jardin et la cuisine; les poules s’infiltraient de partout et, parfois, il surgissait même des gazouillis fraîchement éclos d’une couveuse installée à même le vaisselier.
La porte patio demeurait béante sur les arbres fruitiers, que la clarté maraudait en nimbant toutes les pièces d’un halo d’émeraude.

La tante Lilette s’affairait tout le jour, remontant constamment les étages de la maison de la cave au grenier, puis encore, indéfiniment, avec Noiret le chat domestique toujours fidèle entre ses jambes. On l’entendait de sa voix lente et aigrelette marmonner des phrases n’en finissant plus. Haute silhouette aux cheveux blancs et bouclés, visage osseux et les dents à la pluie ou en avance sur le gâteau, ses savoureuses tartes aux abricots ramassés dans le jardin, à la cannelle, beaucoup de cannelle et de sucre blanc.

 
Avec Martine on visitait son royaume; dans la pénombre, leur chambre à coucher, croulant sous une couche d’édredons verts olive. Oui, car il y avait l’encombrant oncle Albert, l’époux agité, ancien coiffeur porteur d’un appareil auditif gémissant à peine le touchait-il. C’était presque devenu un insecte inquiétant, cet instrument, une espèce de coléoptère à grande trompe gorgée de cerumen. Gestes saccadés, pianotant la toile cirée de la cuisine avec ses phalanges épaisses et poilues, rognant mécaniquement et à toute allure des monceaux de couennes de fromage. Il y avait cette odeur caractéristique de vieux ménage désuet, se déclinant entre le lait bouilli du café complet et le vieux torchon pisseux.

Martine me tirait partout, de sa main douce et tiède. Ses cheveux bougeaient à peine, fixés comme un casque militaire au sommet de la tête. Ses longs bras brunis par les gouters du verger, les manches du chemisier relevées en corolles près des aisselles. La peau et le tissu rivalisaient de douceur, il y avait comme une fragrance de petite fille sage se mêlant constamment à nos belles échappées. L’aventure de la maison, la cave charbonneuse, le mazout infusant de toutes parts, s’entremêlant aux parties intégrantes des lattes d’ombres portées.

Le visage de Martine éclairait la nuit. Dans la fraîche des soubassements, l’arôme fort de la fille infusée au soleil s’amplifiait encore, je ne savais plus comment gérer tous ces troubles m’assaillant de toutes parts. Heureusement, elle me tirait vers la salle de bain, m’alpaguait partout, constamment.

Bleue, la maisonnée. Bleues de partout, les catelles bleutées, les faïences et la grande baignoire aux massives plomberies. Elles reluisaient drues et hautes, comme de protubérants téléphones muraux. Puis il y avait cette mystérieuse fenêtre en forme d’écoutille, qui s’ouvrait en coulissant par rotation. On se serait soudainement cru dans un navire, car on sentait l’odeur des sels de bain et l’humidité du lieu persister sur les objets. On s’amusait à accentuer encore cette vie en bleu, quelques instants de plus, en regardant au travers d’un flacon de «Fenjal»». On disparaissait, enfouis, des lieues sous l’océan, rien qu’en observant nos visages en immersion et le paysage devenu d’une toute autre réalité. Le jardin se trouvait en suspension, flottant au coeur d’un aquarium. Les cognassiers, les abricotiers, tout cela partait en dérives, délavé par l’encre des parfums et des bains moussants, emportés par tous ces torrents agités en bouteilles, la rumeur des sources d’oiseaux parvenant par la fente magique du hublot entrouvert… Le monde perdait pied.

Cela demeurait ainsi jusque dans la chambre de Martine. On y remarquait de suite ses sages cahiers d’écoliers, séchés d’une écriture fine et régulière, bien cadrée entre les marges et lignes. Sa coiffeuse de fille modèle, sa brosse à cheveux rose bonbon, son miroir ovale s’inclinant selon les besoins du visage, empli par ce dernier jusqu’à raz bord. Alors la longue enfant, en jupette bleu marine et chemisier blanc, se laissait tomber en cascade sur le lit, les bras en croix et les yeux fermés. Sous ses paupières frémissantes, le jour cillait, se déposait comme de la cire sur le gros radiateur à tuyères massives et sentant le trottoir humide dès que s’enclenchait l’hiver. La saveur du jour et les mouvements endurés sous la canicule, ainsi délassés de tout leurs longs sur le séant, prenaient la gorge en étau. D’étranges sensualités fourmillaient de part en part, et, m’allongeant aux côtés de ce frêle récif, démuni et ne sachant que faire, je finissais ballant contre elle, le nez dans le sel du chemisier et la volupté de son trouble.

 
Puis il fallait repartir, alors que les adultes ne savaient rien, rien de nos aventures de Robinson. Ils ignoraient toujours tout, les adultes, ils sont en amnésie perpétuelle de jeunesse à partir du moment où le conformisme de la vie indique un chemin tout tracé et sans surprise. La disparition de l’enfance indique la mortalité de l’enthousiasme, sans être passé par la maturité; la vieillesse étant juste l’agonie qui la précède, longue et douloureuse, rythmée par le quotidien domestique et standard du mariage, des couches, de l’école meulant le couple, de toute cette prise d’otage stérile et mécanique, inintéressante, se purgeant sans aucune remise de peine.

 
Il ne faudrait plus quitter Martine, jamais. Rester dans sa chambre, grandir derrière son cadre de fenêtre donnant sur les montagnes, le verger de tante Lilette, la cuisine et les poules, les chats Noiret, Blanchette et l’oncle Albert. Le voir radoter encore par phrases édentées derrière ses couennes de fromage à ronger et son café au lait.

Quand on demeure suspendu sur les hauts de Montreux et que le regard embrasse au loin à vol d’oiseau, les carrés labourés de l’enfance – millimétrée comme les champs de Noville – on y retourne et on s’y laboure, encore et encore dans la chambre de Martine, surseoir le temps auprès de la peau de ses bras nus et scintillants d’après-midi.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains, (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux – “La chambre de Martine” – Janvier 2017, Tous droits de reproduction réservés.