Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 05/01/2015

LA CALEBASSE MAUDITE

Voici le 6ème conte de cette série “épouvantable”…

LA CALEBASSE MAUDITE

Librement adapté d’un fait réel. (A Nelly-Germaine-Burdet-Diserens, ma Grand-Mère).

Même à Montreux, réputée pour son intransigeant micro-climat, les premiers jours du mois d’octobre commençaient à rafraîchir le paysage, et ce dernier, trahi d’un coup par l’automne, s’était soudainement enveloppé de nues épaisses, très difficilement solubles aux petits matins. Les odeurs changeaient, les toits humides dentelaient leurs bordures d’une fine crinoline de givre, tandis que les caves béantes, toutes noircies de suies impénétrables, laissaient échapper leurs miasmes viticoles. Il faisait tôt longtemps, et la nuit ne filtrait qu’au travers une aube grisâtre, perdurant parfois toute la journée. Les premières toux menaçaient déjà la salubrité publique, les devantures de pharmacies attendaient les clients, se pressant de plus en plus nombreux afin d’acquérir la nouvelle préparation miracle mise au point à Paris par le docteur Raspail : l’alcool camphré. 
 Ce matin là, Louis Burdet descendait le sentier des «Bottex», autrefois appelé «des bottiers», menant de Chernex aux Châbles de Clarens. Il devait accomplir une course rapide chez le père Boubi, le laitier de l’Avenue Gambetta, car sa fiancée arrivait au train de onze heures quarante huit, et il tenait à rejoindre les barrières de Vernex bien avant que celles-ci soient descendues! 

Il y parvint ; le tramway était à l’heure, et sauter sur le marchepieds, même avec un bidon de lait en main, n’était pas pour lui déplaire, lui qui était souvent d’humeur gaillarde! Mais ce matin-là, quelque chose ne tournait pas rond. Personne ne causait plus sur la plateforme habituellement animée, une craie blanchâtre semblait saupoudrée partout, rendant le paysage fade, indistinct, et les gens muets. De grosses écharpes nouaient les gorges, ça embaumait le menthol ou le bourgeon de sapin à plein nez. On se serait cru dans un wagon de poitrinaires. Et ça l’était. Certains d’entre eux montaient à Pertit, des habitués de convalescences, hagards et faméliques, cerclés de binocles rendant les visages encore plus émaciés et caves, rejoignant par rangs de quatre, le mouroir du Rechon. Quelque chose n’allait pas. Même le tramway ne martelait son allure habituelle ; les essieux grinçaient plus que de coutumes, les passagers semblaient figés en une seule et même attitude, regards rivés vers l’issue salvatrice : l’avant, les escaliers de la gare, la Place du marché. Cette désagréable impression d’être solitaire face à une menace, d’une foule hagarde, fit que Louis Burdet prit ses jambes à son cou, avant de se les prendre d’abord dangereusement sur la bordure du parapet menant de l’estrade au trottoir. Le bidon de lait fût sauf, lui. Le cœur battant, à peine remis, il enjamba le passage clouté, escalada les marches d’escaliers, courut mordre l’avenue des Alpes, manqua de se faire piétiner par l’attelage d’une calèche, courut de plus en plus vite, traversa derechef le lugubre tunnel menant au quai numéro deux, dont la rumeur sourde grondait de passants anodins, se jeta sur les dernières marches, pile pour apercevoir le passage à niveau de Vernex lever le sémaphore. Les cloches annonçaient déjà l’arrivée de l’omnibus, on voyait au loin, monter le lourd panache de la locomotive, puis le crachat des pistons, puis enfin la bête toute entière, ventrue et grasse, soufflant de toutes ses flammes sur les chauffeurs noircis d’expectorations visqueuses. 

L’automne des brouillards, des lessiveuses, des chaudières, des premiers sarments brûlant les branches humides, les cidres de pommes, le cochon tiède éventré au-dessus des bassines, un flot de jugulaire battant le pouls du boudin, l’automne, rideau des réalités passées, où l’on entrevoit encore ce qui fut, ce qu’il advint, les souvenirs présents dont chaque contour demeure indistinct. C’est cela qui se passa lorsque les portières s’ouvrirent et qu’elle s’effondra subitement sans crier «gare»… entre ballast et quai. Il ne comprit pas de suite, mais c’était arrivé au matin, très tôt, lorsqu’elle avait quitté «Windsor», elle le lui ahana, difficilement, comme en fin de phtisie. Elle le lui dit, il fallait qu’il écoute, ce matin déjà, dans la grande cuisine, le bois ne voulait pas prendre dans le poêle, puis c’était mauvais de ne pas assister au lever entier du soleil sur Saleuscex, il semblait rongé au quart, ah ouiche! C’était pas bon signe, qu’on en restait tout «rebedoulé» – Calme-toi voyons, lâcha-t-il, la boille contre ses chevilles. – Que je me calme? Tu en as de bonnes! – Mais Germaine… Fallait pas l’appeler Germaine, elle changeait de voix, tandis qu’à deux doigts des chevilles, les naseaux de la locomotive entamèrent les pistons, puis les pistons tout un mâchicoulis de grincements de ferrailles et de nuages émargeant l’horizon, de la gare, des silhouettes, de leurs corps. Fallait pas l’appeler Germaine. Son chapeau de feutre bleu s’étalait au sol. – Dans la cuisine là-haut, à la première chicorée tombée, le lait avait tranché, alors c’est normal, ça annonçait ce qui s’était passé la semaine dernière! – Mais quoi donc, reprit-il le souffle court! – Tu ne m’aurais pas cru alors, je l’ai gardé pour moi, reprit-elle aussitôt… – Mais dis-le toujours, fit-il! – Voilà… Puisque t’insistes… 

J’ai rencontré un jeune homme, un jeune homme famélique sur le quai du MOB. Il faisait chaud, il tenait une grande calebasse noire de contrebasse près de son corps, il ne la quittait pas des yeux, craignant qu’elle disparaisse, ou qu’on la lui vole, je ne sais pas – non, ne m’interromps pas s’il te plaît – grand, pâle, un fort accent, il m’apprit qu’il était russe, un russe blanc, aristocratique, vois-tu, pas un de ces «pedzous» d’ici, il avait des bleus, des bleus partout sur ses bras translucides, une maladie, la maladie des monarques et des princes, m’a-t-il dit… il lui fallait une jeune fille du coin à aimer, pour guérir, il était musicien, contrebassiste, dans l’orchestre de Léningrad, St Petersbourg, mais maintenant Léningrad… Il me regardait de loin, m’observait depuis des jours, des semaines, des mois. «Moi vouloirr toâ, vouloirr! Moi bon musicien, rrrusse blanc, bonne famille». Mais je ne voulais rien savoir, rien entendre, alors il se mit en très grande colère, très violente, il me dit: «moi te montrrer instrrument, toi regarrrder, alors»… – Oh, mon Dieu, à ce moment-là, il ouvrit sa calebasse et… et… – Et quoi!!!! – Et rien. Rien dedans! Pas d’instrument! Tu t’imagines! Rien, comprends-tu? C’était horrible, il se mit à rire, mais d’un rire, comment te dire… d’un rire diabolique, un vrai rire de possédé, lugubre, on aurait dit que ça sortait d’un gouffre! Puis d’une même voix caverneuse il reprit: «Moi te jeter un sorrrt ! Toi devenir possédée, envoûtée de moi, toi tomber toute ta vie, toi mourrrir d’une chute, toi fairre très attention, carrr jamais pouvoirrr débarrrasser d’un sorrrt jeté par Vladimirrr Alexeïev! Toi te rrrappeler le nom! Mon nom! Vlad! Vlad Alexéïev ! Moi posséder toi autrrre manièrrre, aaaaahahahahahahaaaaa!!!!! Tout était enferrrmé là, là-dedans! Dans… dans… dans emballage contrrrebasse! Ahahahaha! Contrebasse jamais existé, mais moi savoirrr jouer quand même! Moi grrrand musicien, grrrand savant, grrrand magicien, jamais personne dit non à moi, sans payer trrrès cherrr! Payer de sa perrrsonne! Pas monnaie de singe ! De sa perrrsonne! Moi savoirrr qui tu es, moi connaîtrrre ton goût»! 

Les badauds, assistant à l’esclandre, s’étaient tous agglutinés sur le quai. Par nuées, comme des mouches. Le MOB attendait pour remonter à Chernex. Il fallut ouvrir les glaces, les portes coulissantes entre deux compartiments, pour que Germaine ne s’évanouisse pas. Elle voyait ce visage maudit la hanter partout, se refléter, se dessiner, elle se cachait les mains dans le tunnel enjambant le Glion-Naye ou, si parfois elle devait aller plus loin, celui de Jor. Elle se cacha aussi le visage devant les autres personne, tout au long de sa vie, après avoir élevé un frère souffrant du Haut-Mal, quittant l’école très jeune, les jeux d’enfance, l’existence entière. Vous ne le croirez jamais, mais ce soir là, dans la boille, il n’y avait plus trace de lait! Quelques années plus tard, elle avait fait une grave chute dans un précipice non loin de Château-d’Oex, ce qui la laissa gravement ankylosée. Elle ne parla plus. Mais on savait ce qu’elle pensait, et parfois, à moi seul, le soir, assise sur le canapé, à la lumière rosâtre du lampadaire, à moi, son petit-fils, qui vous conte cette histoire depuis le début, elle me susurrait à l’oreille: «C’est lui, lui, tu sais, le Russe…» Elle s’éteignit à quatre vingt deux ans, en mille neuf cent quatre vingt sept, après avoir trébuché sur un pavé mal scellé du Petit Chêne, à Lausanne, cinq année après Louis Burdet, qui, en ayant fait la mobilisation de trente-neuf quarante-cinq aux frontières suisses, avait lui aussi été harcelé par une autre sorte de démon, après avoir entendu hurler les wagons à bestiaux remplis de juifs, lorsqu’ils traversaient la Suisse, sans s’arrêter…

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
 © Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux,
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