Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 19/09/2016

La Blanche Rose de Russie

Genre : Fiction – Romantique

«le Tsar et l’héritier étaient habillés de vareuses militaires. Ils étaient coiffés de leurs casquettes. L’impératrice et ses filles portaient des robes sans vêtements de dessus. Elles ne portaient pas de chapeaux. […] Il n’y avait ni larmes, ni sanglots». Cependant le tchékiste Isaï Rodzinski se souvient que les Romanov «avaient senti d’instinct que quelque chose n’allait pas. Ils se dirigeaient là-bas, vers l’étage inférieur, à contrecœur».
Paul Medvedev

C’était un soir de juillet qu’une forte canicule avait longuement surchauffé. Les pierres suaient l’odeur caractéristique de granit incendié, les herbes desséchaient de partout sur les bordures. Même les petites niches d’écoulement, habituellement toutes mystérieuses et moussues, laissaient entrevoir jusqu’aux tréfonds leurs gosiers assoiffés. Entre les treillis séparant les propriétés et ceux donnant sur le lac, on apercevait des myriades d’insectes bruissant partout, comme pris dans la glu lumineuse gommant les contours du paysage. Le lac s’était compacté entre les rivages, avait durci son étain, ce qui se mouvait en surface n’était qu’une poussière résiduelle de flots asséchés que réverbéraient les cieux.

Le jour s’étalait ainsi, fébrile et dense, retenant entre ses mailles les splendides maisons de maître surplombant la corniche de Territet. On pouvait aisément en deviner les salons cossus calfeutrés derrières les persiennes, l’odeur forte des parquets cirés à l’encaustique envahir les boiseries, éveillées par toute cette pénombre moite s’infiltrant des ajourés.

Rien ne bougeait et le submersible rococo de l’Alcazar déposé contre le plateau lémanique, semblait de partout absorber les eaux incendiaires de l’été. Seul et totalement vide, le Territet-Glion circulait pendulaire d’une rive à l’autre, entre plaine et liserés des Préalpes. Non, pas une âme qui vive, ni corps se mouvant, hormis la poulie mécanique barattant sa graisse liquide entre trochlée et câble cinglant à vive allure.

Il faudrait attendre le soir. Que les vieilles pensions d’époque ouvrissent leurs écoutilles à la fraîche, égrainassent quelques jeunes filles campanules dans leurs cours. Que la clémence descende avec le «Jaman» et rencontre les flux lacustres ainsi que les haleines soudainement bousculées de la Veraye de Veytaux.

C’était bien ainsi que cela se passait; sous les coiffes à pignons, on entendait d’abord des cris, puis des insolences se rapprochant plus fermement du promeneur solitaire. Car personne ne s’engageait sur le Sentier des Roses au crépuscule, sauf l’habitant rejoignant sa demeure, ou le résident coupant pour aller dîner derechef à l’Auberge des Planches. Les gens préféraient la foule, les marchés, les nombreuses guinguettes criardes vociférant entre Montreux Marché et le Parc Vernex, cruellement malmené par les piétinements d’une houle martelant le sol sur des rythmes barbares venus d’outre-Atlantique. Quand ce n’était une course de tas de tôles fraîchement sorties d’usine qui pétaradaient d’une borne à l’autre et en boucles durant toute un après-midi et rendant les alentours impropres à la balade !

Cependant, une seule personne fuyait tout cela, un habitué de Collonge et Chantemerle, un résident perpétuel russe blanc, très distingué mais ayant été spolié d’une grosse partie de sa fortune par les bolcheviks: Alexander Fédorov Aleïxevitch.

Cette paix surplombant le lac coulait comme un baume en son cœur, et ses yeux voyaient au loin, derrière la cape violacée des montagnes, les revers de Dieu, ce qui demeurait en équilibre entre cette ligne crénelée d’horizons luminescents et cette vasque sans bornes qui à l’arrière laissait librement le globe chevaucher sur son axe.
La barrière du Sentier des Roses à mi-corps, il concevait au lointain ce que sa poitrine palpitante lui révélait de cette nature. Encore plus lorsque la flore et les minéraux se mélangeaient sur la même palette, et que tout s’interpénétrait en une quintessence unique qu’exhalait l’inflorescence des lieux.

En lui la vie, les bruissements, les chuchotements provenant des hauts lieux, il n’avait plus besoin de quoi que ce soit d’autre; il entendait la nature parler, même s’il ne parvenait encore à trouver les mots et les sons lui permettant d’y répondre. C’était là, terre ajoutée, mottes, chairs empilées en lui dont la poussière de ce chemin saupoudrait son épiderme. Et la vue cloîtrait sa personne sur un vaste promontoire, sur toutes les hanches sensuelles de Territet s’effilant en douceur côté Villeneuve et Clarens.

Les roses s’étaient écloses, les unes après les autres. Visages d’enfants aux cheveux rougeoyants et finement lissés par quelque arrangement virtuose. Des fanions écarlates stigmatisant le treillage, révélant la courbe du chemin entre leurs braises veloutées.

Alexander Fédorov Aleïxevitch voyait au loin l’Hôtel des Alpes, ce qui était devenu désormais son unique résidence, une chambre large et lambrissée, des moulures au plafond semblant des grappes prêtes à céder sous la maturité des plâtres. Puis le grand lustre, rendant les visages aussi pâles qu’un cierge; il faut dire que le sien avait connu des tas de vicissitudes laissant sur la peau un teint cave et indélébile, telle une maladie d’enfance dont on verrait encore les stigmates. Cela contrastait d’autant plus fort sous l’ébène profonde d’un puissant cirage nourrissant constamment sa moustache et bridant le faciès d’une fière allure! Noble coquetterie dont il ne pouvait se départir et due à son rang. Il est des prestiges que l’on ne doit jamais perdre, quand bien même ne resterait-il plus que des lambeaux sur le dos.

Alors, les soirs devant les croisées, il regardait au loin s’en aller les bateaux et ne pouvait s’imaginer, retiré si doucement derrière l’empois solaire de la grande véranda, que le reste de l’Europe grondait, que toute la famille impériale encourait de grands tourments! Ce n’est pas faute de les avoir avertis, de les exhorter à fuir au plus vite la Russie, mais rien n’y fit jamais, et désormais les nouvelles devenaient de jour en jour plus alarmantes! Maria, si seulement il avait pu emmener Maria, sa chère Maria Nicolaievna! Quel coup de folie avait pris Alexandre II, le jour où il ordonna de tirer sur la foule! Pourquoi un tel carnage? Le sang appelle le sang, et le pourpre les rouges!

Que lui restait-il? Le grand samovar, la confiture d’orange qui embaumait la pièce, donnait aux boiseries vanillées incendiant l’oriel une fragrance plus fruitée, seyant mieux aux soieries crépusculaires baignant la pièce de part en part.
Oui, que de douceurs en cette Suisse tranquille, épargnée de tout. Rien ne palpitait; que les brillances sur le Léman, qu’une longue et incurvée miroiterie s’écoulant comme pour tenter de remonter aux sources une fois franchie le cap d’Excenevex. Que les crinolines des barques glissant presque immobiles, ailes suspendues entre mâts et vaudaire. Des fumées s’entremêlant entre elles, des haleurs bâillant, les uns dans les autres, les arômes âcres des dîners, lorsque les travaux aux champs se brisaient d’angélus.

C’est alors, songeant à tout cela, sentant son âme balancer cruellement entre sanglots et abandons, qu’il la vit, plus épanouie et plus grande que les autres, immaculée, éclairée à revers par un rayon de clarté rendant l’inflorescense translucide. Seul lampion lunaire au milieu d’écarlates pétales, à mi-hauteur du banc sur lequel il semblait s’être un instant assoupi. On avait peut-être dû allumer une torche lors d’un événement quelconque; et il demeurait là cette cire étoilée, à peine figée, délicieusement froncée vers la plaine, mais qui néanmoins permettait qu’on observât tous ses ourlets perméables au contre-jour.

Une paix profonde régnait en ce lieu, presque une torpeur cinéraire, lorsqu’on sentait le repos des vieilles pierres amollir le deuil des tombales. Derrière les Alpes, à l’est, la guerre faisait rage, elle était là-bas aux champs des baïonnettes, en grand danger de perdition. N’ayant point voulu fuir la mère Patrie, par conviction de sang. Fierté de règne, récitant l’apologie du sang envers on ne savait quelles missions sacralisées ne pouvant à coups sûrs déboucher qu’aux bords de fosses communes. Le lampion se trouvait agité au-dessus des tourmentes, alors que lui, dans la sérénité épaisse des floraisons, il demeurait impuissant, otage de la concorde helvétique fichée au centre d’une nature bucolique demeurant toujours inviolée.

Une fillette toute vêtue de bleu marine passa en poussant son cerceau devant elle, tandis qu’à l’arrière suivait une mère attentive, secouant son ombrelle de toutes parts, alors que voltigeaient les volants de sa robe imprégnant une mousse délicate sur le chemin poussiéreux. Les rires de l’enfant s’entendirent longtemps, s’égrainant entre les arbres fruitiers et l’étoffe houleuse du lac. L’été flambait de partout, les flèches-girouettes des mansardes scintillaient par-dessus les bosquets et la verdeur épaisse des parcs et jardins montreusiens.

Le velum crépusculaire s’épandait, empourprant le paysage d’une sève suave. Les brises de Naye colportaient la sueur des végétaux et les soifs de la terre, et l’on pouvait en humer tous les embruns jusqu’au moment où s’effilochait une mince ceinture de clarté aux faîtes du Jura.

Là-bas, debout dans son Palais, le visage inquiet et la robe collant au corps, elle devait peut-être regarder par la fenêtre les silhouettes griffues de la soldatesque en faction, grossièrement hachurées sous les réverbères. Ou allongée sur la couche, les mains croisées sur la poitrine, respirer à peine en entendant les pas approcher de sa chambre, martelant les parquets de talonnades irrévérencieuses. Ils peinaient à venir même en force, les antichambres en enfilades s’égayaient d’échos en échos.

Au large de Montreux, le dernier bateau s’éloignait du port; il semblait avoir mis une éternité à larguer les amarres. Mais on voyait désormais son impériale crinoline obliquer vers Meillerie.

L’hémorragie lacustre augmentait, un sablage déversé par le crépuscules et les pollens en suspension au-dessus des flots. Alexander Fédorov Aleïxevitch eut un frisson envahissant tout son être. Les berges se dessinaient encore sous les encres imbibant progressivement le canevas vespéral. Nous avions beau avoir vécu une splendide journée d’été sur la Riviera, en cette soirée du 17 juillet 1918, la Suisse, toujours baignée de calme et de sérénité, s’alanguissait sous le chant des oiseaux, les trilles des martinets, des persiennes frissonnantes sur leurs secrets d’alcôves. La Haute-Savoie, allongée sur les flancs et les sommets du Gramont et de la dent d’Oche, semblait des visages d’enfants baignés par les cieux. La vigne ruisselait d’émeraudes, côté Veytaux et Toveyre, on entendait tinter les cloches de vaches paissant librement aux contreforts des prairies.

Seule la rose blanche demeurait éclose, embaumant de toute ses forces, comme s’il eut fallu que ce soit là son dernier expire. La fragrance prenait toute la place sur le sentier, destiné uniquement à la noble dynastie rosaceae.

Une rose extrême au doux visage qui, dans la nuit du 16 au 17 juillet, fut impitoyablement fauchée bien loin de la Suisse pacifique et du rosaire lémanique où l’on vient admirer d’autres convoitées, qui parfois s’en rapprochent.

Alexander Fédorov Aleïxevitch, l’ancien aide de camp de Nicolas II fut retrouvé au petit matin, sans vie, près du funiculaire Territet-Glion. Depuis son ouverture en 1883, aucune rame ne passa plus aussi solennellement que ce matin-là, lorsqu’un brave voyageur signala le corps allongé de tout son long, une rose blanche et fanée fixée à la boutonnière.
Maria Nicolaievna, ainsi que le reste de la famille impériale de Russie avaient tous été sauvagement assassinés en cette même nuit du 16 au 17 juillet 1918.

Une autre impératrice, au destin tout aussi tragique, arpenta également le Sentier des Roses au-dessus de Territet.
À croire que leurs inflorescences ont toutes leurs lots d’épines.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «La Blanche Rose de Russie», août 2016 – tous droits de reproduction réservés.