La blanche du Parc de Vernex
Voici le 78ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Une fantasmagorie qui se passe au parc de Vernex… Bonne lecture!
La Blanche du Parc de Vernex
Genre: Récit-Amour
à Jenny B.
L’aube se levait bleutée et dispensait, entre les branches des arbres, une clarté de verre fondu.
Il faisait frais, juste ce qu’il fallait pour que le corps se sente revigoré, que l’air devienne cristallin et les eaux du lac plus robustes de coloris.
Les allées déployaient leurs courbes, des sinuosités rosâtres que seuls employaient quelques passereaux à sautiller d’un bord à l’autre, à s’ébrouer dans la poussière humide et les anciennes flaques pluvieuses, où le ciel restreint se reflétait encore.
Le quai pavanait ses airs de quiétude, passant au-devant du regard et s’enfouissant tout droit, d’un côté à l’autre des bosquets.
On voyait une ombre noirâtre sourdre de leurs massifs, des frissonnements mystérieux entre les rameaux, ou parfois une aile maladroite s’échappant de travers et rejoignant le faîte d’un toit parmi la giboulée des girouettes.
Assise comme en repos et les cheveux s’écoulant d’un côté, le Murano blanc de ses membres éparpillés de chaque côtés des hanches, le visage encore enfariné de lune, elle demeurait statufiée sur le banc jouxtant la fontaine, dont l’assiette douce se nouait de jets multiples et se rattachant au centre, formant en un instant propice, une petite boule de verre instable chahutée entre les courants des becs verseurs.
C’était la bille de l’équilibre que le regard, déposé sur les jets, cherchait à centrer au coeur du cristallin.
On ne savait rien d’elle, cela faisait une semaine qu’elle venait tous les matins à heure précise, s’asseoir sur le même banc, tantôt d’un côté ou de l’autre, parfois au centre, en regardant jaillir la fontaine du Parc de Vernex, ou voguant en direction du lac, par delà le tapis de la promenade et les roulis lacustres glissant entre eux, direction Genève. Le ciel s’y déversait, s’y mêlait, diluant son encre de fin septembre sur les premières gouaches brumeuses s’insinuant entre l’onde, les Dents du Midi et les recourbes de la Côte.
Lui, il ne répondait au rendez-vous que pour l’entrevoir, tous les jours, tirant son fauteuil d’invalide sur les graviers humides, prenant garde de ne point trop laisser grincer l’encombrant appareil le retenant cloué depuis des années en état de siège. Il commençait de reprendre goût à la vie, tout en conservant le mutisme le plus total, ne laissant rien paraître, ne se contentant que de voir apparaître.
Il aurait pu marcher, se présenter à elle, mais quelle impression aurait-il donné? Attifé de son gilet et de sa chemise étroite, d’un pantalon repassé tous les jours par Nina Thérèse, sa bonne gouvernante sicilienne.
Quelle allure aurait-il eu, en train de claudiquer ou tressauter comme un polichinelle à ressorts détraqués?
La poliomyélite ne laissait aucune chance, ne permettait aucune vie en dehors du carré restreint de la chaise, elle donnait à voir une démarche monstrueuse, voire repoussante.
Quelle jeune femme aurait bien accepté d’intercéder entre l’infirmité et les ressentis d’un coeur muet?
La vie était ainsi faite, qu’entre cette rose blanche et ce chardon ardent, il n’y avait aucune place en laquelle on eut pu s’accommoder. Il fallait la contempler de loin, s’égarer sur le frontispice noble du faciès, les doux myosotis des yeux qui parfois s’emplissaient d’encre cyan, puis dériver sur le flux des membres, se laisser glisser et reprendre plus loin d’un même élan au-dessus du lac; ainsi les courant dénoués de sa silhouette se faisaient-ils ressentir sur la clameur de l’onde, semblant atteindre puis envelopper d’un saint suaire, celui qui admirait ainsi sans ne jamais ciller.
Cela était facile, elle ne remarquait rien, se laissait dévisager sans broncher, toute droite comme un lys dressé au dessus d’un vase.
Elle semblait être aux aguets. Plus elle écoutait, plus il regardait. On la voyait tendre le cou, qui devenait immense et palpitant sous les aurores et les déplacements de fragrances. Ça tenait de l’embuscade, d’une discipline de chasse, silencieuse et concentrée, sans gestes ni soupirs. On traquait la beauté comme du gibier, non pas pour s’en saisir, bien qu’on l’eut voulu de toutes ses forces, mais juste pour la sentir défiler en perturbant les souffles du parcs, en colportant un peu l’arôme furtif de l’aura tant aimé.
La vie revenait petit à petit. Tout autour, les tombereaux des jardiniers, l’âcre odeur de la terre retournée, les froissements d’herbe et les foisonnements d’insectes scintillants comme des brindilles de feux, les arrosages s’allumant au levant de mille gouttelettes auréolées de verre.
Le premier bateau se dessinait au dessus de l’inflorescence d’un muret, glissant d’un adage régulier et dont les aubes battaient les ondes en neige. Il devenait pareil à une longue robe de bal, qu’on aurait déposée petit à petit sur les flots, mi-hauban et mi-vapeur.
Un rais de soleil toucha la peau.
Il se rapprocha, muni de gants blancs, frôlant les roues massives et rêches du fauteuil roulant. Il fallait suivre l’allée, en évitant toute maladresse. Elle eut un délicat mouvement de tête, puis de buste qui, sous cet angle, fit scinciller l’arrête souple de son poignet droit et saupoudra de nacre les petites orées de ses tempes.
Il se sentit devenir plus gourd et plus difforme encore. Plus monstrueux, cimenté d’à-coups grimaçants repris en cadences par un corps convulsé d’algies.
Tout cet être semblait s’évaporer vers des grâces zéphyriennes; sous son bustier délicat on voyait poindre deux délicates turgescences de roses en boutons. Ce n’était de loin pas une illusion, il y avait bien un doux froissement éparpillé sur la robe, à cet endroit-là, la modifiant de teint ou de textures, comme les vents jouant sur le lac, la caressant d’épars frissons, ou l’endormant plus lisse encore, qu’un miroir sous un lac de montagne.
Elle s’élevait, brochait les nuages puis, parfois comme un archet respire entre deux mouvements, ses longs bras lissaient la matinale, infinis et hauts, se déroulant comme des rubans de lait en contre-jour.
Cela n’en finissait pas, s’achevait quelque part en haut, étoles de condensations sur atmosphères raréfiées.
Elle atteignait cet état d’apesanteur stellaire, dessinant des orbes au pourtours de son buste, et dont le visage devenait l’astre central. Quoi qu’elle fit comme geste, où qu’elle se mut, la chair satinée et douce sur la nature paraissait s’élever au fur et à mesure que sur elle, le regard porta plus haut. Tel le solitaire arpenteur d’écueils éprouvait de l’exaltation à contempler un phare.
C’est ce qu’il se passa, ce matin-là, au Parc de Vernex à Montreux. La beauté travaillait avec patience et doigté son modèle chéri, tout en équilibre, formant comme une pâte de cristal liquide, le sculptant sous le chalumeau des premières lueurs de l’aube, puis au midi, transfiguré de scintillements, le déposait sur terre, encore tiède des aubades souffleuses de verre.
Alors que faire? Comment réagirait un coléoptère, un crapaud ou une araignée, face aux passages des nues élevées, et du nu d’une femme aussi fine et translucide, que le bulbe d’une veilleuse à alcool ?
Toute cette lourdeur boueuse enchassée dans ce fauteuil! Cette mécanique grinçante, ces jambes énormes et oedémiques, ces articulations rongées par l’acide des peines ou le vinaigre du labeur! Ce feu calcinant tout, et donnant au charbon l’allure de concrétions ténébreuses! Quelle figurine grossière et grotesque! Pauvre et complaisant polichinelle de carton pâte, délabré et maladroit, et dont le montreur perdu, ne parvenait plus à démêler les fils…
C’est comme si l’on déversait un encrier sur la soucoupe de l’aube. Tout y est fêlé et grinçant, tout claudique et cliquette, et cogne sur le corps avec un son de fausset.
Cependant, si doucement, si lourd et si gauche, l’approcher, revenir tout de même, oser frôler encore l’épiderme de la bulle, y croire.
L’arachnoïde ustensile à roulette avançait, les roues portaient à faux, mais qu’importe, y croire encore, comme on avait dépassé un demi-siècle, poursuivre coûte que coûte, ce labeur contre le temps, contre les pensées qui dépérissent, qui passent et s’en vont, qui sont volées par ceux vous les prenant en otage, par ceux dont le travail était de produire les chaînes d’esclavage et les rouages ardus des montres et horloges.
Chronos avalant ses propres enfants, le temps s’ingurgitant lui-même, cette vie contre ces masses argileuses et boueuses, contre ces matérialités lourdes et invalidantes!
Il fallait pagayer en des sillons vaseux, faucher la faune et la flore humaine, abattre les forêts malsaines des mondanités afin d’ouvrir quelques clairières pensantes!
Cette espèce d’homme-tronc avançait, manquait de se mettre à bas, se ressaississait, mais les roues pataugeaient dans la gravelle, sur les immondices du passage des hommes émergeant abrutis du travail aux jeux, et du défoulement notoire des foules rendant les peuples criards et les lèvres recouvertes de vomi morcelé, faute de n’avoir point suffisamment serré les dents!
Il n’y avait aucune chance, c’était comme si un cloporte s’imaginait pouvoir embrasser Betelgeuse.
Elle n’était plus qu’à quelques mètres, encore un effort, le corps pouvait se lever et lutter contre ses maux et l’épaisseur des genoux semblant vouloir parasiter le moindre espace intra-articulaire.
Il le pouvait…
Il sentit le siège instable filer vers l’arrière et lui, le replié, ne plus pouvoir tendre les jambes, ni même avancer d’un pas. Invalide jusqu’au bout de sa chair, rigide spondylodèse ancrée dans une chape, le moindre millimètre finissait pas prendre la triste réalité d’une concavité de chute.
Tandis qu’elle s’évaporait au zénith, il plongeait entre les lymbes du nadir.
Il s’écroula au sol comme un paquet de linge mouillé. Sans gémir. Comme mort. En fait, à chaque chute, c’était une partie de lui-même qui ne se relevait plus. Comme chez tout le monde paraît-il, lorsque le temps passe, et qu’il ne laisse pas de portes entrebâillées à ceux qui le parcourent sans oser le regarder en face, sans guigner de l’autre côté.
Qui se voile la face, s’efface.
Alors il ressentit cette honte et cette humiliation supprême, insecte aptère aux pieds de l’être adoré, dont il pouvait flairer l’essence et voir filtrer la lumière au travers des paupières refermées par douleurs et lâchetés.
Il n’avait aucune chance, ni issue de secours.
La vieillesse est un lit vide, qui ne contient que des souvenirs jaunis et des énurésies coriaces.
La structure lâchait. L’os, la charpente ne soutenait plus l’architecture systémique.
Cette beauté, cette femme, cette vie, il la garderait tout le temps en lui; il serait bien douteux,désormais, qu’il continua à venir tous les matins, assister au lever de l’aurore dans le Parc de Vernex.
Elle ne pouvait que constater avec dégoût, l’affalement d’une vie chaotique gisant à ses pieds.
Alors qu’il tentait de se relever, encore tout souillé de boue, il entendit un drôle de bruit surgir d’entre les lattes du banc, comme si l’on prenait en main un objet dissimulé, ou que l’on aurait tenté de soustraire aux regards des autres.
C’était une canne qui fouillait le sol et flairait les alentours.
La femme Blanche était aveugle.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), “La blanche du Parc de Vernex,” septembre 20015 – Tous droits de reproduction réservés.