Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 26/03/2015

la Bête

Le 25ème conte de Luciano Cavallini:

LA BÊTE
Genre: Épouvante

Il y avait un monde fou en cette fin de semaine. On assistait au Festival Vapeur du Blonay-Chamby, et l’on voyait partout les écharpes vaporeuses strier leurs panaches dans l’azur du ciel et sur le plateau lémanique. Les bateaux Belle-Époque s’étaient joints aux festivités, afin de recréer la nostalgie d’un vieux temps qui n’était pas aussi bon qu’on pouvait bien le prétendre.
Tramways, motrices de marchandises, wagons de montagne se croisaient sans discontinuer, le paysage défilait derrière de vieux rideaux retroussés sur des baies fleurant bon les vieux pastels.
On s’arnachait devant les pistons huileux, les enfers entrouverts des chaudières, certains mécaniciens y faisaient même cuire leurs omelettes au bacon sur des pèles à charbon.
Ça sentait l’essoufflement des vérins, puis toutes ces montagnes de coke disparaissaient à vive allure dans les entrailles de ces monstres soufflant comme des Léviathan de fer et de flammes, plus gigantesques encore lorsque leurs haleines frôlaient vos jambes.
Ces tonnes ténébreuses avançaient au pas, mordant les rails, éclaboussant le ballast sous d’écumants râles épileptiques.

Puis il y avait ce hangar secondaire, lorsque l’on remontait sur Chamby, ou redescendait en direction de Blonay. De vieilles machines y rouillaient, endormies encore avec leurs anciens paysages toujours maculés contre les glaces, ou autres poussiéreuses contrées qu’elles avaient endurées et qu’elle semblaient conserver quelque part.
On ressentait les arrivées en gare, avec aux avant-postes de ces monstres, les horizons brouillés tournoyant sur les ailes et cocardes ripolinées avec soin, damasquinant par exemple le ventre principal d’une chaudière.

D’autres rames à claires-voies, avec sièges d’osier ou banquettes de bois, coloraient d’exotisme le sud des lumières qui les avaient longuement décolorés, et tout cela dans les clameurs éloignées des principaux points d’attraction.

L’acier et la fonte reposaient, mais on sentait toujours leurs forces herculéennes sommeiller comme une forge couve en son coeur un point de braise.

Quelque chose d’hostile paraissait veiller, sournoisement, tout à l’arrière de ce hangar ombré de fenêtres jaunâtres et d’arbustes grimpant, guignant et griffant parfois le haut des vasistas.
Il y avait là un monstre plus grand, plus gros que les autres, et dont le silence interpelait encore d’avantage que la rumeur des visiteurs déambulant insouciants, du côté de la station principale.

Une odeur rance et humide envahissait le quai.

Un point d’ombre plus compacte débordait sur le reste des machines, les tenant à distance, puis, comme cachés sous d’épais brouillards ou crachins glaciaux, des flancs sournois se profilaient, alors qu’en même temps, elle demeurait bien visible, là, grimaçante avec quelques bouchères de rouilles sur son périmètre.

Elle, celle que je me sentais de nommer de suite « a Bête».

Avec ses hublots ouverts et dont on ne voyait aucun fond, des trous gorgés d’hématomes noirs.
Son échelle de cabine étroite et si haute que, pour parvenir à la chaudière, il fallait monter longuement avec une sourde angoisse plantée au ventre, celle de savoir ce qu’on allait bien pouvoir découvrir sur ce parapet rongé d’obscurité.

Tout demeurait béant. Cette chaudière ouverte, aux lèvres grasses, creusée comme une fosse gourmande, espèce de mâchoire et gueule insatiable, capable de bouffer les distances aussi prestement que des existences humaines.
Puis cela ne semblait pas fonctionner au charbon. Une espèce de suint gras enduisait la fonte, de partout, avec toujours cette pestilence. Je voyais les pistons, les robinets, les tuyauteries envahir tout l’habitacle. Une férocité d’artères et de veines toutes luisantes de partout, pulsant d’une sève infectée, où prise ailleurs que dans la force de l’eau.
Cela se transformait en nœuds, en garrots, liait l’espace comme les formes émergeant d’un côté, formaient des coudées disgracieuses guignant vers l’extérieur.

Un monstre qui devait avancer sur des voies de perditios, ça sentait les sanglots, les hurlements, je ne saurais dire vraiment,; ou je tenais à taire, par tous les moyens, les associations qui s’entremêlaient en moi.
La compression des chairs, la claustration, la proximité outrancière de personnes qui se seraient faites raflées de force, arracher de leurs patries ou familles, difficile de définir les conditions réelles harcelant ainsi mon esprit.
Mais qu’une lucidité exacerbée rendait aussi tangible qu’un phénomène courant.
Ce qui était certain, c’est que cela hurlait, cela menait vers un anéantissement définitif et lointain, lointain de tout, hors humanité et lumière du jour.
Ça sentait la brique et le sang, les os froissés, les cuirs, la peau profanée jusqu’à extrêmes ruptures.

Ce monstre possédait tout cela. Une voie sans issue, apparaissant quelque part au-devant du brouillard, puis se refermant sous le tender et le dernier wagon, comme s’enfonçant dans un bain d’encre.
Pourtant rien ne bougeait. C’était un silence qui causait, qui disait des horreurs, qui s’imposait là comme un monolithe transgressant le temps et l’espace.

Il y avait autre chose encore. Des pleurs. Des petits sanglots saccadés, ceux d’enfants, ceux de petites filles, on entendait des bruits de wagons qui scandaient les heurts butant sur les joints, alors que cette chose, cette unique pièce était toute seule, sans rien d’autre que sa masse forte détruisant le jour contre ses flancs.
Puis parfois, on aurait dit des mères qui appelaient, alors qu’en haut, vers la cabine vigie, ces hublots ricanaient, avec le toit sinistre, cette cheminée épaisse débordant d’un coulis visqueux, coagulé depuis longtemps sous la crasse, et cette sablière efflanquée, ces deux lanternes mates, rien, rien qu’une effarante grimace essayant des rictus clownesques, derrière un maquillage sanglant, provenant d’une foire abominable!
La citerne paraissait rougie sous l’assaut des incendies, je suis sûr d’avoir entendu un ronflement sourd avec un bruit de pelle tapotant sur l’orbiculaire de l’orifice.
Je n’en pouvais plus, j’étouffais, et la kermesse à frites et saucisses, plus loin, ne diffusait plus qu’un vague son en sourdine.

Depuis l’embrasure du dépôt, on voyait des pas, des chaussures marchant à toute vitesse, des jambes dépasser des guichets, telles des échalas, des cris, encore, des coups de sifflets puis ce qui semblait être des claquements de schlags, tandis qu’au bout, comme dans un carrefour lointain, se tenait un sinistre personnage, arborant un couvre-chef à visière posé de travers sur une tête doucereuse.

Muni de gants blancs, ce spectre efflanqué agitait son pouce, une fois d’un côté, une fois de l’autre, puis encore, puis toujours, sans mot dire, cynique et raide.

Le château d’eau, les fumées des machines, le tas de charbon… Tout ce noir, ce gris, se mêlait aux cendres voisines, plus hautes encore, en pyramides montantes et noircissant jusqu’aux lointains, l’orée des bouleaux, le grand portail des libertés laborieuses.
Sur ce château d’eau, quelques silhouettes sémaphores, aux gestes anguleux, on aurait dit des miradors se découpant contre la plaine, toute un monde devenant anthracite, grisâtre et nocturne, avec des lunes aux couleurs de pus, fondant comme du purin sur les allées graisseuses.
Des poires d’allumages entre des carreaux de planches, le tout recouvert partout, inondés de linceuls vespéraux.
C’était partout ainsi entre la gouache des cieux, avec ces nuages rendus sans formes ni visages. On avançait qu’entre des lances d’arbres morts, plantés la pointe en l’air, avec des orées parsemées de charniers.
Plus j’effleurais les flancs de cette bête d’acier, plus je m’enfonçais vers une époque luciférienne, faite d’hécatombes et de jeunesses lynchées, zébrées sous le cuir des fouets, détruites par le sang et l’eugénisme.
Tandis que décolorés par des âges plus canoniques, les aïeux blanchis tombaient en poussière aux creux des fosses communes.

C’est alors que recouvert de peinture noire, comme d’une crêpe odieuse dont le temps soulevait un copeau d’infamie, je vis l’Aigle infâme des romains, des guerres napoléoniennes et du puissant Reich, les serres agrippées sur les branches d’une croix gammée, puis d’un écusson marquant au fer son «Reichbahnhof».

Mon ventre se soulevait. Il y avait des wagons, des villes sinistres faites de maisons basses, traversées de hauts viaducs enjambant des usines chimiques, des gazomètres tout habillés de houille, des flammes décomposées, lestées en haut de pylones squelettiques, puis encore la fin du rail, d’aciers et des aiguillages emplis de terre.

Terrains vagues nauséabonds, que des baraquements lointains cintraient de phares vigies, puis plus rien.
Fin de l’humanité.

Mon Dieu, je venais de comprendre! Cette locomotive avait amené des troupeaux d’humains, tirant ses wagons plombés sur le territoire helvétique, oui, c’est cela, mon grand-père me le disait: de nuit, ces marchandises hurlaient pire que les animaux d’abattoirs!
Ce mastodonte-là, cette ventrue infâme époumonée de souffles pestilentiels, avait été nourrie de chairs humaines, de cadavres, ou d’enfants fébriles jetés directement en ses entrailles de Baal!
Tandis que la fête de la vapeur battait son plein, je ne voyais plus que brouillards fantomatiques déchirés de visages martyrs, prenant formes sur les cylindres bestiaux et gourmands de la Bête éructant encore son festin, soixante-dix ans plus tard.

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «La bête», mars 2015 – Tous droits de reproduction réservés.