La beauté de grand-mère
Voici le 167ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Des souvenirs pleins sensibilité de sa grand-mère et de la petite Aline, qui murira à son contact.
La beauté de grand-mère
Nouvelle – Fiction
À la mémoire de Suzanne Touchette-Beaucage.
Rien ne bougeait encore et la pénombre mettait du temps à se dissoudre contre les murs.
Il faisait tiède, surtout sous le duvet, lorsqu’Aline repliait ses genoux, qu’elle se retrouvait directement plongée dans un autre univers, la séparant encore du réveil brutal des adultes.
On pouvait se raconter des légendes qui finissaient bien, au creux de cette matrice bienfaitrice.
Par-dessous, les plinthes, l’odeur recuite du café parvenait, on entendait remuer les cuillers dans le bocal de confiture, les assiettes crocher sur la toile carreautée de rouge et blanc.
Il demeurait toujours une couche poisseuse sur les couverts, le beurrier, et chaque fois qu’on traînait en marcel autour de cette table, on était sûr d’en ressortir maculé d’empois indéfinissable.
La fenêtre givrait, un tressautement de diesel emportait les matineux, on le savait, même petit, on reconnaissait déjà le bruit que provoquaient les grandes personnes vaquant à leurs affaires.
L’été, le jour rentrait plus fluide, il diluait sans problème les ténèbres glauques de la nuit; d’ailleurs il demeurait du couchant au levant, ourlant l’horizon, empêchant la noirceur de régner sur Chernex bourg.
Ça bougeait dans le corridor, on entendait gémir les gonds. La saveur des rôties se mélangeait avec celle, plus fade, du lait bouilli, revenu plusieurs fois sur la flamme butane. On tirait la chasse, l’eau dévalait en trompe dans la fosse noirâtre des sanitaires, puis le robinet du lavabo sifflait, juste avant que toute la tuyauterie ne se mette à protester. Elle tentait de se désincarcérer des murs entre lesquels on l’avait emprisonnée. C’est toute la maison qui chialait, elle chialerait encore souvent car on savait bien que grand-père procrastinait sans cesse, concernant «la visite du plombier».
L’omelette était prête, avec les pains perdus de la veille. La lumière coagulait, l’ampoule du plafonnier, cloquant à nu, se surchargeait de filaments éblouissants, changeant chaque relief en mornitude qu’il devenait impossible d’ignorer.
Au même moment, grand-père s’accolait sur la table, gourd et pâteux, en attendant que «maman» y déposât les assiettes et l’âcre boisson ressemblant plus à du «Viandox» qu’à un semblant de café.
Des visages, il y en avait peu. Bouffis par la fatigue. Fixant étrangement les casseroles de laiton suspendues par ordre de grandeur au-dessus du potager.
La lavasse lumineuse n’arrangeait rien, mais lorsque grand-père devait s’engouffrer dans le froid ou l’air plus accueillant des étés, il ne voyait aucune différence, ne pensant qu’à la semaine croulant devant la porte et contre laquelle il devrait buter comme un bœuf abêti sous la corvée.
L’hiver givrait sur le bonheur, tandis que l’été lui donnait le change. On croyait tous que ça irait mieux et que ce serait plus facile, juste parce que le climat semblait s’adoucir d’un éternel printemps.
Le grand-père ne crachait pas dans son verre, on avait l’habitude d’entendre le branle qui s’en suivait fatalement entre les douceurs de guinguettes et les mômes faciles pour commencer, puis les déliriums aigus, avec torrent de vomis sur la windjack. La prune, ce n’est pas pour dire, mais ça tape une incruste coriace qui s’attache à toi comme les chagrins d’amour!
Le matin, à peine décuvé de la veille, la main tremblante, il tentait vainement de tailler une languette de beurre.
Sous la table, les jambes se tétanisaient et les mâchoires crampaient leurs masséters, car bien sûr, il fallait encore et toujours se taire, avec une trouille abominable au creux du ventre.
Une fois que l’homme quittait le foyer, alors seulement, on pouvait assister au maquillage laborieux de la princesse en bas varices, se déroulant juste au-dessous de la baignoire des locataires, virant leurs crasses hebdomadaires à grands renforts de borborygmes.
Il en était fini de la banquette de cuisine, épousant l’angle des murs lamelés de lambris.
Ça, cette vie-là, c’était bien avant que grand-mère Cachelin se retrouve veuve, dans l’autre maison, avec la permission de vivre.
C’était une nouvelle époque et la petite dentelle fragile prenait maintenant le droit, à plus de quatre-vingt-deux ans passés, aux honneurs d’une coquetterie toute féminine, voire d’une féminité recluse qu’elle retrouvait en fin de vie. Il n’était pas trop tard pour voir qu’on avait eu un beau visage, un corps et des hanches attractives, qu’on séduisait, dans un temps meilleur, à une époque révolue, bien avant que les tâches domestiques, la vinasse et les rinçures ne viennent diluer tout ça en fonds de baquets.
, cataleptique comme de la cire coulée dans l’eau glacée, les lèvres arrondies, passait des heures à admirer grand-mère se peaufiner le faciès. Ça prenait du temps, tout ce temps qu’il fallait rattraper en le retenant pour soi, en serrant le mors aux dents.
Montée à demi-pointes sur un escabeau bien fiché devant le miroir, les yeux écarquillés, elle sentait la douce odeur du poudrier et le talc s’éveiller par pollinisations blanchâtres autour du lavabo. Une fine poussière pleine de merveilles, que l’on voyait s’élever au travers d’une vie qui ne se projetait maintenant plus que sur écran de fumée.
Puis venait le rouge à lèvres, aux odeurs de cerise, c’était presque de la confiserie.
Mais plus grand-mère se grimait, plus la petite émerveillée embellissait.
Les arômes fruités voltigeaient par embruns multicolores, choisissant presque d’aller sciemment brumiser son visage.
Les cheveux gribouillaient une joue et la mèche sinuant gracieusement sur les tempes, de chaque côté, lui donnait un air d’ange venant à peine de débarquer sur son praticable, encombré d’ailes chiffonnées qu’elle ne savait où déposer.
Ses omoplates clarifiaient en filigrane, le parchemin de la chemise de nuit.
Aline, marquée d’un subtil troisième œil au milieu du front, d’une guirlande souriante à fleur de lèvres, même lorsqu’elles étaient closes, ressemblait à une rivière perlant sur un névé.
Le maquillage de grand-mère devenait toute une aventure, c’était la matinée passée devant le bazar du bonheur.
L’œil béait, telle une écoutille d’où s’échappait l’essence de l’aïeule et devant la lumière, le temps que les traits séchassent à nouveau, on les voyait d’abord scintiller sur la peau avant de piéger le regard.
Il y avait toutes ces affaires de femmes dispersées sur une tablette: les flacons d’eau de Cologne, les liqueurs ambrées teintant les fioles comme des vitraux, les pinceaux, les fards, les brosses perdant leurs crins.
Ça ressemblait aux pastilles de peinture à l’eau,, mais ça sentait tellement meilleur, on se serait dit dans un verger rempli de fruits multicolores, venant tous s’échoir en même temps sur les pigments.
Alors, une fois tout ceci accompli, grand-mère fleurait la violette ou la prairie, avec ce petit air désuet dévolu à son âge.
Dès que grand-père prenait la porte, on s’octroyait des gourmandises, on s’autorisait aux inconvenances habituelles, pour boire des lichées de café noir totalement prohibé pour une petite fille en bas âge. Mais Aline pouvait bien suçoter tout le noir de la création, en café, thé ou encre de chine; elle resterait toujours, on ne sait par quel miracle, aussi blanche que l’astre lunaire.
Dès la naissance, ce fut ainsi.
Une fille lumineuse et translucide, semblant fragile comme une opale. Elle avait déjà ses longues mains et ses membres infinis, dont la peau à contre-courant, sinuait jusqu’à la conque des aisselles et le bulbe éclos des manches.
Depuis la montre-bracelet, fondait la cire tiède et translucide des poignets. Son ornement le plus précieux, avec les bras qui en découlaient et jouaient d’habiles voltiges dans la pénombre du matin.
C’était pareil lors du sommeil si doux lié à l’enfance, lorsqu’on guignait dans la chambre, aux aurores, on voyait émerger de l’édredon la virgule d’albâtre acérée, déposée en col-de-cygne à fleurs des lèvres.
Il s’y glaçait comme un nectar nimbé de diaphanéités satinées.
Pendant que grand-mère se fardait, Aline embellissait, et lorsque l’aïeule déposait le dernier petit grain de fard à joues, c’est encore Aline qui rayonnait.
Grand-mère passait du temps. Grand-mère délassa d’ailleurs beaucoup de temps sans mot dire, à lui apprendre l’art d’être femme et, bien à ses dépens, le deuil infini de l’enfance.
Ensuite, on sortait. Il le fallait bien. Emmitouflés de chandails et de manteaux aussi serrés que plâtre, afin d’aller magasiner sous les morsures de l’hiver, chasser dans la toundra d’une terrible époque glacière.
La nuit ne pouvait déteindre sur la neige, ni pervertir la blancheur d’Aline.
Avant le jardin d’enfants, il y avait le magasin, les rayons visités dans le carrosse du chariot, les suçons gonflés sous la rutilance des néons, passant du vert métallique aux tonalités rosbif.
Vers le coin pharmacie, on flottait littéralement dans des effluves de menthols et de halos bleutés; côté savons et produits ménagers, on circulait entouré de luminescences chatoyantes et chaudes.
Les rayons devenaient des falaises, des maisons de sorcières ou de fées, selon les découvertes de l’instant.
Tout cela se mélangeait ensemble puis se liait en un unique bouquet exotique, composé d’eau dentifrice et de cacao.
C’était ainsi la fête tous les matins, tous les jours de la semaine, jusqu’à la mort de grand-père, et même au-delà.
Aline craignait de grandir, mais son corps neigeux ciselait sa peau tout en longueur; la malingre libellule, qu’elle le voulût ou non, déployait ses membres lactés loin à la ronde, tel un vol de nues sur une coupelle de lait. Avec juste cette toute petite morsure de graphite à deux points, constellant sa hanche gauche et guignant sous le pagne indiscret.
Lorsqu’elle s’admirait nue dans le miroir, les «Invisibles» voyaient s’élever un olympe d’albâtre devant leurs yeux, et lorsqu’elle se séchait les cheveux, l’échine courbée en avant, ils assistaient aux déploiements souples d’une cascade de nacre.
Il suffisait de voir le bracelet-montre ceinturer son poignet qu’elle avait divinement fin et friable, pour voir surgir de mauves veinules. Elles s’ébattaient à chaque pulsation portée par l’autre main, réduisant par ce geste malicieusement imité, le surplus de fard enveloppant le pinceau.
Grand-mère se plaçait ensuite au piano, après les goûters violets de l’hiver glaçant les carreaux ou orangés lors des longs étés crépusculaires, n’en finissant pas de flamber sous l’azur bleu pétrole.
C’était le temps où l’on ne pouvait penser qu’à se laisser aimer et emplir de tendresse.
Insouciante, sans besoin autre que de voir et sentir toutes les bonnes choses qui arrivaient là, offertes par des gens simples aux paroles rassurantes.
Jusqu’à ce que le moulin de la vie broie impitoyablement les grains dorés des passions et des actes d’amour, sans que l’on n’en saisisse la moindre signification, ni les lois emmurées derrière un hermétisme abscon ou les façades d’un Home à nom ridicule pour «grandes vacances».
Il faudrait, Aline le sais-tu, ne plus perdre une seconde d’être aimée et de voir ceux qui t’aimeront toujours survivant dans la matrice de l’enfance; soit patientent-ils encore quelque part dans le monde ou règnent-ils déjà sur le trône de tes souvenirs, futurs boutons de rose ne pouvant uniquement éclore hélas, que par simple greffe.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La beauté de grand-mère» – juin 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.