Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 22/02/2016

La Baye des cochons

Voici le 73 ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il se passe sur la Commune de Montreux.
La Baye des cochons
Genre: Épouvante-Naturaliste.
+16 Public averti.

“Je trouve dans les foires et fêtes foraines quelques chose de profondément grotesque et hostile. Et, à coup sûr, vous verrez que c’est dans le grotesque et sous le masque du clown que se fomente le crime.”
D’après Agatha Christie.

Ça foire aux Planches.
Il y avait quand même pas mal d’avinés et de consanguinité traînant sur ce pavé. Puis les gaufres étaient insipides, sentaient le carton pâte, quand au chocolat fondu, ça virait entre la saveur Maggi ou Cénovis, selon l’humeur du confectionneur.
L’automne arrivait bon train, ah ça, il y en avait partout de celui-ci! Magnifique vue imprenable, coulissant ocre et crayeuse puis s’arc-boutant entre les deux ponts enjambant la Baye de Montreux.

La cantine à charcuterie rognait toute la route, on pataugeait entre le saindoux et les locaux vacillant d’un godet à l’autre. Comme bière qui roule n’amasse pas mousse, on devait juste faire gaffe de ne pas recevoir cette pisse jaunâtre en plein sur les falzards!

En gros on traversait la Baye des cochons, ou la rue du Porc.

Puis c’est à ce moment-là qu’on rencontrait Gougnuz. Il demeurait près de la ruelle de la grotte, il vous éructait l’accent vaudois comme d’autres curent leurs crottes de nez. Ça déglaçait direct tout cela, par rapport à la haute colline de Glion tombant à pic sur la rivière, la falaise Bellevue en équilibre précaire au bord du vide, le jaunissement des feuilles et l’acier azuré du ciel. C’est qu’on n’était pas seulement là pour admirer le paysage, on cloquait d’un stand à l’autre, et partout ça sentait le bouchon. Avec des gens émaciés ou faméliques, des faciès taillés à la truelle qui vous poursuivaient en cortège ou sur les bas côtés. On y allait au tintamarre, à la cuivrée des trompettes, seul le cor des alpes surprenait un instant le peuple, se trouvant alors embarrassé de conjoints ou d’enfants harnachés dans les jambes dont il ne savait que faire.

Comme quoi écluser les bouteilles rendait le teint cave.

Gougnuz tirait sa gamine par le bras, sans la voir, une grande jeune fille blonde et fluette, tandis qu’il braillait entre rouge et blanc, tantôt assis, tantôt moitié debout, surtout bien branlant contre le mur des Moulins. On ne pouvait pas rigoler dans le coin sans en descendre quelques-uns, faut dire que dans la famille Déglingué et Guingois ça remontait loin en arrière. On avait pas fait dans la dentelle, entre la beuh, la poudre, et de temps à autres un petit jeu d’aiguilles côté maternel. Sauf que maintenant ça faisait une génération qui tenait plus sur pieds, ça flanchait drette, comme après une tannée flanquée bien en travers!

 – Adjeû toâ! Elle va comment tâ fille?
 – Ah, salut Noverraz! T’es toujours dans l’coin alors? J’t’ai pas vu ty’étais où?
Gougnuz faisait dans le froc, c’est qu’il avait besoin de Noverraz, c’était son concierge, pire, son valet.
 – Dis-donc pour ta fille tu me la laisses encore ou quoi? On fait comment? J’aurais besoin qu’elle m’aide pour l’entreprise, deux ou trois combines administratives à faire pour des clients, tu sais, le train-train des commandes, des bordereaux. Toujours aux mêmes tarifs, pââs? T’as du temps? On va s’en j’ter un autre?
Mais Madeline restait en retrait, ses grands yeux mouillés débordant de soucoupes.
 – On va par là-dessous, sous la cantine. C’est Borloz qui la tient. Tu l’connais, depuis l’temps qu’il est du coin maint’nant! Y c’est vite adapter pour quelqu’un qu’avait rappliqué sul’tard! Teûtcheu comme quoi quand on veut on peut comme disait mon n’veux! Hé, Borloz, tu nous en mettras deux dis woâr! Allez mon vieux Gougnuz par là la rigôlade! C’est moi qui régale ici! Oublie un peu les bleus faut se distraire et profiter quand la vie elle t’en sert une platée! On repaie suffisamment avec c’te’chenoille là, c’est pas l’moment d’laisser aller, va!

On se serrait sur les bancs, et tous ces hommes voûtés au-dessus des tables remplissaient une rangée bien comme il faut avec leurs tronches de papiers kraft, mâchurés par les dévastations éthyliques et la graisse de bidoche. Certains semblaient de gros furoncles bien mûrs, tout prêts à crever au dessus des cols.
Madeline calait la fraîcheur de l’âge contre des tas de fumier.

Le crieur de choses sûres passa, costume bleuté et grimé d’un vague sourire servant accessoirement de bouche. Faut dire qu’il était aussi pas mal parti, même en revenant souvent au même endroit! Le verre y bougeait pas, une petite gorgée par ci-par là, de temps en temps entre deux criées qui séchaient sacrément le sourire! Puis l’accordéoniste qui dévalait ses morceaux comme le jeune Maurice descendant des pâtures avec chèvres et cabris aux trousses.
L’ambulant notoire vomissait contre la coloration de certains indigènes, qui n’étaient pas assez impliqués dans la tradition. Fallait laissé ça à ceux qui étaient du coin, de chien!
Il était pourtant français, alors, on se posait parfois la question à l’étouffée, où s’arrêtait l’étranger du village, par apport aux locaux cloîtrés dans leurs maisons? C’est que pour certains énergumènes, faudrait tirer une frontière au milieu du pont, c’est pas pour dire! D’ailleurs ça se voyait avec les dernières votations, faut croire qu’on pensait tous comme nous par là travers!

Ça sentait la pierre, les bonnes résolutions, on s’encabanait entre des vieux murs, aussi épais que les coffrages de tous ces corps. Il en sortait des bonshommes grisâtres aux cheveux cendrés, des tas de rats de soupiraux ayant la mine albinos des champignons de Paris. Concernant les yeux rouges, c’était à force d’infuser dans le tanin, qu’ils étaient rendus ainsi. Ça formait des larmes chassieuses qu’il fallait chasser de temps à autres. Mais les bigorneaux de certains restaient collés contre la racine du nez. Ce qui donnait un regard brouillé de mayonnaise.

C’était empli de nourritures grasses et lourdes, tendant du visqueux au poisseux. Les raclettes coulaient contre les mucus jaunâtres de la moutarde, de la bidoche, du vin, et du crachin.
Ça commençait à chlinguer grave le dortoir de hussards, avec cette ambiance foot et PMU.

La fête battait son plein. La bête tâtait son rein. On suçait les fûts comme on tirait des pipes au Tabashop!

 – Et pis Madeline, qu’est-ce que tu deviens, c’t’école, ça roule au moins?
Madeline caillait dans un coin, l’allure farouche et le corps frissonnant.
Noverraz passa sa grosse paluche sur la nuque de la gamine. Il aurait pu comme ça assommer dix bœufs à la fois. Gougnuz ne voyait pas, il faisait semblant entre deux verrées, puis ils avaient tous besoins de tunes dans la famille, on arrivait pas à boucler les fins de mois, alors chacun devait y mettre du sien, on comprendra. Ces petits services que rendait Madeline après la classe ou les fins de semaines, ça permettrait de mouiller le beurre dans le potage.
 – Dis donc! Ça devient une belle gerbe ta gamine, bien gaulée, mais un peu échalas tout de même, faut lui faire un peu de couenne pour le marché, reprenait Noverraz entre deux rasades de fanfare, aussi!
Elle sentit la patte rugueuse descendre contre l’échine, et Gougnuz regardait les jambes, il voyait que l’autre atteignait le pli du genou et que sa gamine tranchait la mine devant la dégoûtation de cette cochonnaille fouillant l’inflorescence. Puis le vin qui faisait tout son effet, la raclette, la grosse saucisse de veau arrivée en renfort, les lèvres encore lourdes de nourriture, tout fit que Noverraz bien lancé palpa les blancs de cuisses.

De ses bras fuselés, elle ne faisait pas le poids. Ils se dissolvaient comme de la craie sur une ardoise. Papa voyait tout, mais papa était pris à la gorge par le souffle moisi de la misère. Cette odeur typique de la nécessité ou précarité, engoncée contre des murs suintant d’humidité, juste au bord de la Baye en plus, là où c’est que le Jaman renâcle bien fort contre la ruelle de la grotte.
La lampe éclairait à peine, et l’électricité renchérissait. On n’avait plus de poudre pour la lessive et les draps sentaient le rance. Elle ne pourrait pas bouger, il fallait des sous pour la famille. Et l’autre de ses doigts boudinés, il se gênait pas pour rebouiller la culotte en-dessous de table, crocheter sous l’élastique des aines, tandis que les yeux injectés de sang et le souffle court, il ahanait de sa truffe, marquant machinalement du pied les temps d’une valse que l’accordéoniste s’était remis à lanciner.

C’était bon tout ça à se faire du bien, sous la cantine gorgée de décolletés, de grassouillettes en puissances encombrées de chopes et de plateaux de victuailles! On bouffait entre la moiteur, l’obésité des chairs et les plâtrées de charcuterie.
Puis se levant d’un coup et saisi de spasmes, Noverraz tenta d’émerger du lieu, trébuchant de bancs en pieds de tables, puis vacillant encore plus tel un goitre gélatineux suspendu à l’appendice mastoïdien.
Adeline se sentait prise en étau, papa courbait l’échine, décapitait lâchement sa nuque au milieu de l’assiette vide.
 – Je te l’emprunte juste un instant Gougnuz, le temps de passer deux ou trois écritures. Tu connais la combine depuis le temps, j’ai plus besoin d’espliquer, non?
Le monstre tirait sur un ruban de soie, l’esprit alourdi par l’alcool et son protubérant cholestérol. Un jour il finirait bien par cailler sur le carrelage, ce bœuf immonde.
-Tu viens, pas d’histoire hein, sinon t’auras bientôt plus ni couche ni bouffe. Tu voudrais pas faire des entourloupes à ta famille ou bien?
La famille… Un père noyé dans la bouteille, une mère avec un joli petit jardin sur le ventre.

Il y avait les fifres et tambours maintenant. Toute une parodie de cortège émergeant des fumerolles, des cris, de la sueur, des espèces de couinements se mêlant aux atmosphères brumeuses de chasses et curées automnales.
On en revenait toujours aux hommes bestiaux qui ne savaient pas se tenir, ne pensant qu’à se gorger et jouir à la va vite contre une bouèbe de permanence.
 – Monte, allez fais pas la bête, tu connais bien le chemin depuis l’temps, non!

C’était juste au-dessus de l’épicerie du chêne et cela fut fait aussi vite que lorsque qu’on effeuille la jupe d’un épis de maïs. La gosse était pas forte, elle disparaissait complétement derrière la grosse dalle de Noverraz. Il l’emmenait, passait la cuisine dans laquelle un gigot d’agneau trônait, poignardé d’un couteau de part en part. Son souffle devenait préhensible, encombré par les restes de nourritures, d’anciens relents oesophagiens que sa barrique continuait de putréfier.

– Pas d’histoire hein, comme d’hab… Reprit-il convulsé, les doigts crasseux tenaillant la gamine par la gorge.

C’était debout, crucifié contre un mur, que le goret fut amené à saillir, une fois de plus. Après elle aurait la paix, quand la grosse glande aurait dégorgé son humeur viciée, elle savait qu’elle pourrait agir, que cette fois elle le ferait, sans cligner des yeux, qu’elle n’aurait plus peur ni rien à perdre. Elle crèverait cet abcès rempli de pus. Il s’affalerait sur le lit, comme le bœuf foudroyé sur l’étal du boucher digérerait les graisses, l’alcool, et la foudre du coït torchée dans les rideaux.
Souillée par ce sac d’ordures, les mains ceintes sur la froissure des tripes, elle le voyait ronflant comme une locomotive, extasiée devant la jugulaire pulsant d’un sang épais.

Elle courut pieds nus dans la cuisine, se saisit du couteau de boucher, puis fascinée à nouveau par la gorge grosse comme un tronc, elle la pénétra d’un coup sec et profond qui demeura fiché dans le matelas. Le vieux se mettait à couiner, il fallait lui faire coûte que coûte ravaler son vomi. Elle combla la bouche avec une partie des draps qu’elle torchonna serré, tandis que le boudin du porc éjacula jusqu’au plafond par jets péristaltiques, caillant ensuite mauve et glaireux dans toutes la pièce. Cela n’en finissait pas, le vieux ne tarissait plus, il était plein comme une barrique, ça coulait même par la bouche, sourdait au travers du tissus.

C’était une libération souillée de vices et mauvais chymes, colorant chaque convulsion. Mais ça voulait pas crever cette charogne, ça rendait, encore et encore, dans une odeur douceâtre et suffocante.
Puis plus rien, qu’un gargouillis, de la raideur figée, un gros pâté de glaises hémorragique.

Madeline ressorti calmement, la robe roidie par le sang, les membres rigidifiés contre les flancs.
Ça faisait partie de la bastringue, une vraie fête, une foire aux lards, aux panses pleines et aux voix graveleuses.
Elle déambulait ainsi en état somnambulique, sans ne plus rien entendre des rumeurs et des gens lui lançant des regards interloqués, le couteau rentré à l’intérieur d’une manche, jusqu’au Pont, croisant encore papa, la tête avachie sur ses bras croisés, qu’il avait enracinés dans la table.
Papa dormait.

Puis vers les petits enfants vendant leurs bibelots, tous ces petits tendres nourris de brioches et de lait frais, elle sentit la lame attiédie par sa peau, accrocher la mie des bras.
On n’eut pas le temps de voir, ni d’agir, lorsqu’elle enfonça l’arme blanche dans le clou pubien, puis qu’elle enjamba souplement la barricade pour se jeter dans le vide.
On l’aperçut encore moins sous la mousse furieuse de la rivière, le corps dilapidé par la rage viscérale du sexe et des orgies humaines.

Non loin de la Baye des cochons, papa cuvait encore.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «La Baye des cochons» octobre 2015 – Tous droits de reproduction réservés.