Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 28/11/2016

L’omnibus de dix heures-quatorze

Voici le 108ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, qui nous emmène dans son enfance, notamment vers cette grand-maman qui s’activait “comme une petite marmotte tout affairée à ses matinales”…

L’omnibus de dix heures-quatorze
Genre : Récit
À ma grand mère Nelly-Germaine.

Il y avait la Baye et son murmure remontant des berges. Même un peu de brume s’y effilochant, toute blanche, quand elle ne devenait pas plus épaisse encore. Ça sentait les feuilles humides, l’humus, on voyait aussi la bonne terre brune glisser sur les talus en direction du Père Jacquot. Quand on ouvrait la porte de la cuisine, on entendait partout le joyeux chahut des oiseaux, l’herbe décolorait sa couleur sur les murs quand le soleil du matin glissait dessus. C’était tout frais partout, les bordures des toits abritaient les hirondelles, alors qu’infatigables les martinets ne cessaient de flécher le ciel en des tas de petits traits noirs fusant dans toutes les directions.

Puis il y avait Vincent et sa grand-mère. Oh, il n’était pas bien grand, deux pommes et une poire achevant sans peine la sommité du bambin. Huit ans à tout casser. Grand-mère s’affairait déjà dans la cuisine plongeant sur le Chemin des Portaux. En cette heure matinale il n’y avait personne qui l’empruntait et de toutes façons ce dernier paraissait tellement escarpé, qu’il en décourageait plus d’un. En général on faisait un petit détour côté route du Châtelard, même s’il était malaisé d’y marcher sans se tordre une cheville, et que ça cahotait aussi bien plus sous les roues d’une carriole.

Les corbeaux s’activaient, ils tourbillonnait avec des noix prises en étau dans leurs becs, ou croassaient à l’avant de gros attelages nébuleux crevant sur le lac. Mais le temps n’empêchait pas grand-mère de se préparer à la hâte, de s’activer comme une petite marmotte tout affairée à ses matinales. Car c’était le grand jour où l’on allait à la ville prendre le train pour Lausanne. Alors, exceptionnellement, elle ouvrait la porte du garde-manger afin de sortir la bonne mélasse, puis le beurre demeurant juste tendre comme il le fallait grâce à cet endroit propice. Il y avait la petite meurtrière perçant la façade et entourée de treillis. On voyait une drôle de clarté pénétrer sur la nourriture et les bocaux de cornichons serrés de papiers gras avec un élastique. C’était une aventure que d’écarter tous ces flacons pour regarder la vie filtrer au travers de ce trou. Comme si on était un chevalier guettant au sommet d’un donjon. L’existence se transformait en gouttes, on la voyait défiler au travers d’un tamis; puis, à gauche, il y avait Milka, la grosse souris grise qu’on avait apprivoisée, car il n’était pas question de faire du mal à aucun animal.

Grand-mère revêtait son tablier puis posait une petite grille sur sa cuisinière butane, afin de préparer des rôties. Ça sentait cette caractéristique odeur de gaz chuintant gaiement, mêlé de lait bouilli à la chicorée. Il y avait aussi ce beau beurrier transparent, piqueté de petites billes, comme si l’intérieur du verre était empli d’eau minérale, ensuite venait l’armoire de la cuisine, profonde et haute comme une cabine d’ascenseur, truffée de tuyaux courant dans les étages, lâchant parfois d’inquiétants soupirs. Des boîtes partout, mystérieuses et bonnes, remplies à raz bord de riz, sucre, sucre cassonade, farine, chapelure, etc. Elles s’empilaient les unes sur les autres avec des couvercles jaunes égayant la pénombre somnolant au fond des rayons.

Nous n’étions jamais seuls parmi tous ces objets; Milka, la souris, pointait son nez… Les rumeurs de toute la maison montraient qu’elles vivaient partout avec et autour nous. Le grand ballon d’eau chaude, vidant son trop plein sur la pierre usée du lavoir, éclaboussait le savon de Marseille qui, à son tour, éparpillait un peu de son odeur dans la cuisine. La buée s’installait petit à petit sur les murs, les catelles et les carreaux de fenêtres, rendant l’aube plus bleutée qu’à l’accoutumée.

Le sucre semblait alors bien blanc et le lait, tourbillonnant dans le café, formait de petites galaxies se déformant bizarrement sur le carrousel liquide. C’était l’instant propice où l’on aurait pu s’assoupir d’aise, de bonheur et de sérénité, parmi les odeurs douces de l’enfance produites par une grand-mère, un petit ange de dentelles toujours en souci, toujours inquiète pour le bonheur des autres. Un ange tombé sur le givre d’un vitrail. Ceux que l’on recherche en vain – du moins le semblait-il – tout le reste de l’existence; sur un reflet, un ajouré, une latte cyan de cieux coulée sur un parquet.

C’était le jour où l’on partait à la ville. La vie prenait forme contre les parois de la salle de bain, serties de petites roses collées au centre des carrés de céramique. Le jour nimbait les sanitaires et scintillait sur la robinetterie. On voyait parfois monter une âme fatiguée depuis l’Oche Thorens, ou rouler en direction de la digue puis du Basset. Clarens s’éveillait doucement entre Tavel et le Châtelard. Glissé entre les pages de Rousseau, Hector Malot, ou encore accroché à la boutonnière d’un St-Preux, éperdument endeuillé de Julie d’Étanges. Ce jour frais que grand-mère portait à son visage en ouvrant la fenêtre de la salle de bain pour laisser rentrer l’air sur l’eau ruisselante de sa lavette. Puis l’odeur de violette et l’épais shampoing à la fleur de pommier, rubis transparent mouvant sa grosse bulle entre le verre. La pommade sur le visage, le rouge à lèvres bien trop épais et déposant un sourire directement greffé sur une prothèse.

Le jour du train, c’était vraiment quelque chose! La descente par la rue Gambetta, le paquet de mouchoir acheté à la sauvette chez la mère Begochef, puis ensuite Duruz et madame Clerc, le petit sachet de caramels mous chez Antoinette et Boubi Bonjour. Ce dernier s’amusant à faire sonner les boilles avec ses godets millimétrés. On pouvait alors gouter au dernier arrivage de la montagne, un morceau de fromage, puis, pour le dessert, un baiser d’Antoinette fleurant bon la fleur d’abricot, juste avant de courir prendre son billet au guichet de la gare de Clarens, vers le père Champion.

Il était là, tout droit et bien fiché de son képi parachevant la silhouette, derrière l’arrondi cuivré de l’hygiaphone, vous tendant ses rectangles de cartons bruns et blancs pour les demi-tarifs d’enfants. Il y avait, dans la salle d’attente, cette odeur de poêle surchauffé en hiver, ou parfois – en été caniculaire – dans la cour face au Buffet de la gare, ces charrettes empestant le poisson sous des bâches que pour rien au monde nous aurions voulu soulever! Elle était belle par beau temps, la petite gare de Clarens, vêtue à la française, comme celle de Burier, ressemblant à un biscuit propret!

Après, oui après il fallait être prudent! Il y avait d’abord ce gros direct, passant comme un trait d’éclair près des cheveux en un instant ébouriffés! On ne voyait que l’ombre des wagons et les paysages reflétés gondoler dangereusement sur les glaces lancées à vive allure! Puis juste derrière arrivait le «Lémano», le beau Trans Europ Express pourpre marchant au diesel. Il venait de si loin et si vite, il était si mystérieux, il en avait parcouru du pays, jamais on ne le voyait arrêté, toujours courant, on n’apercevait pas sa forme, ou alors à Lausanne, quelques secondes seulement, car il repartait encore plus vite qu’il n’était arrivé, avec des voyageurs étrangement évanescents.

Enfin, depuis Montreux, se répercutant contre la roche des murs, l’omnibus de dix-heures quatorze pointait son nez. La grosse locomotive crocodile, puissante et forte, saillant de toutes ses bielles. Le poste de pilotage grimpait tout en haut, accroché aux caténaires, des petites pointes de diamants en guise de vitres. L’odeur de rouille et de créosote sur les traverses humides nous poursuivait, éveillée par le puissant mastodonte ronflant jusqu’à l’arrêt fixe.

Grand-mère avait enfilé ses superbes petits chaussures-aiguilles de couleur olive, qui claquaient si bien en écho dans la cage d’escalier puis sur le macadam. La robe bleutée, le chapeau discret et la broche avec la grosse perle au milieu d’un soleil d’argent terni, finement ciselé. On aurait dit une petite boîte à musique dont elle aurait été la poupée vivante aux gants blancs. Il fallait monter les raides marches de la voiture fraîchement rafraîchie de son vert caractéristique. L’écusson à croix blanche se détachait encore plus lustré que le reste du wagon. On y voyait les glaces rivetées, les stores, les bancs en lamelles de bois. L’odeur d’encaustique, embaumant le compartiment, invitait à la balade douce et berçante qu’allait devenir le trajet entrecoupé par ses arrêts multiples. On entendrait comme toujours les souffles longs et rauques marquant chaque station par la purge des freins, d’autres bruits et craquements caillassant la carrosserie et les radiateurs. Puis, veillant de son gros œil violet pareil aux flacons de Vicks, la grosse veilleuse bulbe du plafond, datant de la terrible période d’obscurcissement.

Grand-mère sortait son mouchoir, lisait une histoire ou parlait longuement de Ramuz alors que le train n’avançait guère entre Rivaz et Epesses. Montreux surgissait au loin, selon les courbes du rivage; on voulait le voir le plus longtemps possible, comme si on n’y retournerait plus jamais, ou alors le soir, quand les quais numéro deux de chaque halte n’étaient éclairés plus que par de gros candélabres ventripotents. Ce serait la fête à deux, entre la rue de Bourg et la descente Saint-François, les «S» au chocolat ou coupe Danemark au cinquième étage du restaurant «Le pélican». Le gros escalator de l’Innovation, le liftier un peu simplet, voguant entre l’aquarium verdâtre des étages, le restaurant affichant en panoramique toutes les principales photos de l’Exposition Nationale de mille neuf cent soixante-quatre, tout en haut, vers le dernier escalier de bois aux marches galonnées de cuivre. C’était magique, cette femme avait le pouvoir de faire tout cela, grâce au gros omnibus, grâce à cette impériale hissée vertigineusement sur ses essieux, où l’on pouvait tomber de haut, si par hasard on voulait vivre dangereusement en se penchant au dehors. C’était aussi les discussions avec les amies sur le quai de Clarens, Mademoiselle Grabenwenger ou d’autres, la toute vieille fille qui avait vécu sa vie entière au crochet de maman, toutes des petites dames poudrées et semblant confectionnées dans un délicat papier à dragées.

Le wagon hoquetait, craquait comme planches sous tempête, surchauffait en hiver de par ses caissons d’aluminium sentant le vieux fer tisonné ou l’été, pire encore, lorsque la limaille des rails rentraient par les glaces entrouvertes, et que la peau sous la chaleur, prenait une odeur d’hémorragie. Le ballast rouillé et les gouttes indescriptibles perlant sans cesse, ou caillant aux embouts des gros intestins des toilettes, de leurs gueules béant sur le chemin fuyant à toute allure.

Il était temps de se lever. On arrivait sur les déraillements d’aiguilles à l’entrée de Lausanne, et Montreux semblait déjà tellement enfoui tout au fond du lac, qu’on ne le voyait plus et que, le soir, on avait l’impression qu’il faudrait prendre deux nuits pour retourner de nouveau à la maison.

Une fois, grand-mère était descendue plus vite, bien avant le Terminus. Il avait fallu continuer le voyage tout seul dans un compartiment vide. La chercher partout dans ce couloir empli de glaces et de vitrages à courants d’air ne servirait à rien, ni tirer sur la sonnette d’alarme. La petite dame au chapeau bleu s’en était allée pour de bon sans faire exprès, sans même peut-être s’en apercevoir. Avec ses dentelles fragiles et son chapeau à large volant, ses hauts souliers olive, son sac de paille l’été ou bleue marine l’hiver. Cette petite dame comme un ange servant le thé, regardant pousser les fleurs, aimant les choses simples comme des bougies allumées partout dans l’appartement, donnant à manger aux oiseaux et soignant ses géraniums sur le balcon, grand-mère aux rêves emplis d’enfance, m’avait laissé continuer le trajet tout seul avec l’omnibus de dix heures-quatorze. J’appréhendais toujours le long tunnel de Burier lorsque le wagon d’époque le traversait en aveugle et sans lumière. Une nuit épaisse tombait, durait une seconde, on entendait comme des cris étranges, des plaintes aigües giflant les murailles et la voûte.

Quand on quittait Montreux, il fallait toujours s’attendre à de drôles de surprises, comme disait le grand-père. Puis c’était mauvais signe car à Lausanne, dans les vastes rayons de l’Innovation rincés aux néons, on dépensait beaucoup trop pour de vulgaires nippes !

On ne peut pas sortir du wagon lorsque le train roule. Il est interdit de descendre en marche. Vincent avait dû s’endormir et perdre grand-mère en route.
En terminus contraire, le voyage continue, peut-être sur une grande rotonde de locomotives. Mais le fait est qu’un jour l’enfance endormie sur une banquette ne se rappelle plus d’être partie et demeure éternellement en deuil d’avoir perdu ses êtres chers, en aller simple.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le train de dix heures-quatorze», novembre 2016 – Tous droits de reproduction réservés .