Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 21/11/2016

L’ogre et la poupée

Voici le 107ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Sa mère, un milieu horloger en sont la trame.

Genre : Épouvante.
Tiré d’une histoire vraie.
À ma mère Marinette. 

 Il fallait voir s’effilocher les gouttes contre les marquises de verre, puis de là sillonner sur les trottoirs. La pluie de Montreux brillant sur les coiffes, les tuiles miroitant d’un espace à l’autre, la blancheur des coupoles serties de ferronnerie comme d’immenses bagues à ciel ouvert.
Puis on arrivait devant le magasin, dont les rideaux opaques laissaient filtrer un jour laiteux. Dès que l’on poussait la porte, on se sentait envahi par une étrange odeur de papier peint, atmosphère confinée que renchérissaient des horloges accrochées ça et là et palpitant de tout leur chœur.
On ne voyait d’abord rien qu’un magma blanc et informe recroquevillé sur un comptoir. Enfin, quand la massive tête à crinière se relevait, fichée de sa loupe monoculaire, l’espace semblait pris en entier par le mastodonte continuant d’observer loin devant son œil distendu. Il avait l’habitude de mâchouiller la langue entre les dents, ce n’était d’ailleurs pas rare qu’on aperçoive ce monceau visqueux filtrer entre les commissures des lèvres.

Le Père Beuchet passait sa vie sur des breloques à ressorts, nettoyant, brossant les minces mécanismes aussi minuscules que le marteau, l’enclume et l’étrier de l’oreille interne. Autrement dit l’entier dispositif tiendrait largement en équilibre sur l’ongle d’une poupée. Car il aimait les poupées, le Père Beuchet. Pas seulement les petites mécaniques sonnantes et tressautantes des boîtes à musique de la gare de Montreux, dont parfois il assumait les révisions. Il reluquait en mécanicien de précision, sans bouger, à l’avant de ses pendules neuchâteloises, toutes aussi ridicules que kitch et retenant du temps que les heures somnolentes, soit de quatorze heures à dix-sept heures. Pourtant rien ne filtrait de cet enclos, que les sonneries répétées signalant que le soleil grimpait contre la vitrine; mais le monsieur n’était de loin pas spécialiste de méridiennes.
Il sonna enfin quatre heures; heure aux fiévreuses molasses solaires sur les façades et harassantes sorties scolaires. Ça mettait du temps à se dissoudre sous la pesanteur des paupières, et plus tentait-on d’y résister, plus la viscosité caillait sur l’environnement.

Le morbier lança son timbre de baryton, alors que la petite Lizette entrait dans la boutique aussi discrète que timide. Longue, élancée, toute de bleu vêtue, elle venait rapporter l’oignon de son grand père qui ne cessait de retarder de quinze minutes.
Le plantureux bonhomme se leva, gardant des pinces entre ses mains qu’il avait épaisses comme des steaks. À croire qu’il allait trafiquer Dieu sait quoi à mi-hauteur, ou remonter une pendulette au crochet. Puis il saisissait la montre en question et disait à la petite d’attendre juste un instant. Il l’a connaissait bien, c’était la fille d’un de ses amis du Club Alpin. À l’arrière-boutique, là où ça sentait encore plus l’étoffe surchauffée, et dont les lactescences fournies s’intriquaient entre elles, émergeait une espèce de femme lion, haute sur ses jambes, avec un plateau de goûter fiché contre la poitrine. C’était Myrthe, la femme de l’horloger, ou du moins ce qu’il en restait. Elle sortait de l’embrasure comme un petit beurre émergerait d’un verre de lait, mais plus friable encore. En bonne femme revêche se voulant sympathique, la compagne jouait son rôle à merveille. Lizette avait beau avoir seize ans, être déjà haute et comprendre bien des choses, elle n’en aimait pas moins encore les nourritures d’enfant composées de sirops, laitages et biscuits. Elle attrapait donc non sans retenue ce qu’on lui tendait, croisait ostensiblement ses jambes, rabattait sa robe bien haute sur les cuisses, puis commençait lentement, voire presque craintivement à savourer son en-cas. Quelque chose d’anormal semblait se dérouler, à chaque fois qu’elle venait. On ne lui avait pas expliqué grand chose sur la vie et les éclosions de fleurs. Elle ne connaissait rien des premières pulsions rendant le corps étrange, transi de malaises indescriptibles laissant sur la peau des froissements rendant les sens tout chose. Dans la vitrine, c’était pourtant bien facile de voir que son bout de reflet avait grandi, qu’il s’était pour ainsi dire développé en hauteur. Mais elle n’avait pas conscience des croissances sous-cutanées qui emplissaient de formes délicates ses jupes et ses chemisiers, que tout ce glaçage commençait à virevolter dans la cervelle des jeunes hommes et rendre carillon un vieil horloger, qui n’en était pas à son premier coup d’essai concernant le syndrome «Petit Poucet».

Les pendules sonnaient les quarts et les demies, d’autres les quarante-cinq minutes ou les heures pleines, toutes de tonalités différentes. Les fuseaux horaires se mettaient au diapason pour marteler les alarmes de concert, se mélangeant tantôt en quintette ou octuor. Seule une grosse pendule murale tintait en solo, tandis que la pastille du battant hypnotisait la gamine. Tous ces cadrans, ces arrondis, ces aiguilles, ces trotteuses tournant en rond comme des mouches au rebord de gobelets, tout cela l’enfermait dans un scaphandre dont il devenait impossible d’émerger. Les chiffres scintillaient dans les yeux, les secondes pulsaient comme des cœurs anarchiques entre les artères et le pouls des poignets. Flux à méditations temporelles ou sanguines, entre la mécanique des fluides et la précision du geste, l’infernale emprise de la chair devenait une menace aussi dangereuse que la flèche dextrogyre des périodes. Alors on retournait la pancarte, on baissait les stores vénitiens et la phosphorescence des heures émanait de partout, saupoudrant les parois d’un résidu verdâtre et hostile. 

Quelque chose d’étrange se passait à l’insu de Lizette. Ce Monsieur, au demeurant très gentil, paternaliste, ce compagnon du grand-père, ne partageait pas les quatre heures comme il eut été convenable de le réaliser. C’était dans le dos, là où bouffe la chemise et que ceinture la robe, qu’il passait d’abord sa lourde paluche, avec des mots rassurants et des façons convenables de tourner bien à propos une certaine bienséance, surannée malgré tout. La pluie même semblait disparaître, l’épaisseur des tentures et des stores gobaient le moindre lieu extérieur à la scène. Quelque impression chaude et moite s’écoulait des épaules, puis avec une précision chirurgicale se boutonnait pile au-dessus de l’aréole des seins, même somptueusement recouverts d’étoffe. Cela se froissait entre la peau et la matière endothéliale1 de l’habit. Puis il y avait le gros carré de l’index sur la lèvre, dont l’imprécation ordonnait total mutisme de la gamine. La Myrthe dormait en arrière-fond, sans se préoccuper de son homme boursoufflé et dont l’haleine saturée aurait pu se tailler au couteau.

Lizette n’entendait que les tics tacs d’horloges s’affoler contre les parois, à moins que ce fut le sang flagellant différemment ses propres artères qui se cabraient sous les touchers rugueux d’une chair depuis longtemps corrompue. Les mains de la jeune fille se crispaient sur le plateau et, lorsqu’elle porta la tasse en bouche, il s’enfilait grossier, mais avec dextérité, entre le cou et la fente de l’encolure. Sa respiration ahanante répondait aux balanciers, aux cliquetis de certains mouvements mécaniques plus rudes que d’autres. Des petits bonshommes ridicules jouaient au yo-yo, suspendus par le ressort d’un chalet miniature bien plus stupide encore. D’autres circulaient parapluies et parasols ouverts, entre deux meurtrières, rappelant le temps qui passe et celui trépassé. Parfois, entre des hanches de verre tournicotaient des hélices, parfois juste immergées dans un cylindre, avec les minutes et les secondes voguant en transparence. Mouvements réguliers, se voulant exacts, voués à la destinée, la moulant têtue sur place sans toutefois pouvoir la prévenir, sans parvenir à procréer des heures manquantes, des instants précis que l’on voudrait pouvoir choisir à la pièce sans tout emporter. Tous ces hachoirs ne cessaient de faucher leurs périodes à pleines gerbes et pourtant, à cette seconde précise, pour Lizette, c’était la durée qu’on crucifiait. Alors que Myrthe ronflait de l’autre côté sur sa chaise à bascule, le Père Beuchet sentait la bestialité l’emmener par le licol, comme un taureau l’est à la vache. Il suintait du nez et bavait des dents, tandis que la petite, plus bois que le dossier de sa chaise, se roidissait toujours plus. On voyait les vaisseaux de ses poignets bondir comme des flagelles, puis la flanelle, le volant de la robe rouler par languettes, alors qu’elle serrait les cuisses, afin de se protéger au mieux d’une fouille excavatrice. Concerts et tintamarres, quelques alarmes sonnaient en guise d’éveil, mais rien encore ne se passait qui eut pu voler à son secours; le cauchemar s’immergeait cette fois-ci dans le même espace temps que le milieu ambiant. Elle demeurait tétanisée contre un monstre et sa créature surgissant en solo par les lèvres grasses de la braguette. Alors le gros chapon se mit à geindre pour commencer, puis à blêmir, toute cette jouissance ravalée depuis des mois en glaire protubérante devint houleuse, jusqu’au point de non retour. Un épistaxis fusa en gerbe sur le goûter, souillant la robe, le pantalon du monsieur se roidissant déjà sous ce coagulé précoce. Comme une masse sa tête heurta le sol, et l’on ne vit qu’un thon sur berge, claquant des reins au sol, alors que sa grosse gueule noirâtre béait progressivement contre l’une des chaussures de Lizette.

On ne savait comment expliquer la chose, mais on retrouva le talon aiguille de Lizette tout ensanglanté. Tandis qu’elle ne parvenait à articuler, on laissa les conjectures répandre leurs rumeurs, comme quoi le bonhomme avait eu un malaise alors qu’il essayait une nouvelle montre sur sa cliente. Myrthe n’avait rien vu, Myrthe ne voyait et ne savait jamais rien. Elle soutenait son mari du mieux qu’elle pouvait, quittant de temps à autre ses appartements afin de surveiller le commerce. Il y avait toujours eu des problèmes cardiaques entre elle et son mari, ainsi que des peines de cœur. Cela variait entre l’indifférence la plus totale, les agacements du quotidien, ou encore toutes les déclinaisons de maltraitances dues à la hargne du désamour. Myrthe était un monstre, elle l’était devenue en séchant toute seule sur un coin d’étagère. Malmenée par sa famille, malmenée par son chapon.

Lizette sortit dans la rue, soutenue par des badauds. Il fallut expliquer longtemps, et ce malgré les troubles occasionnés par les déplacements tissulaires du corps défendu, en quoi consistaient les vilaines manières de la gente masculine. Plus tard ça pourrait rendre service à d’autres jeunes filles, que d’en savoir un peu plus sur les mauvaises fréquentations.
D’un coup sec, le Père Beuchet avait cassé son remontoir. Et dans l’angle ouest du magasin, un petit jacquemart recopié d’un carillon strasbourgeois se mit à forger sa cloche de manières compulsives. Tous ces automates avaient je ne sais quoi de malsain, hostile et grotesques avec leurs ridicules postures de miniatures aux rictus figés, aux accoutrements suintant le vice escamoté.

Le rideau était tiré, l’inventaire terminé, les odeurs de papier retombaient comme un soufflé sur le sol. Le Père Beuchet avait pété le remontoir de son pacemaker. Lizette racontait son calvaire, je le sais bien et de source sûre, elle avait même fait allusion au talon aiguille de sa chaussure, sans aucun regret. Joignant le geste à la parole, elle mimait l’acte comme quand les campagnards d’en haut massacrent le cochon.

1Endothélial: partie interne des structures d’un organe défini, par opposition à épithélial désignant la surface externe de ce même tissu. On dit aussi épithélium ou endothélium. Les tissus sont souvent constitués de trois couches ou feuillets successifs: épithélial, mésothélial, endothélial, comme le péricarde, le myocarde et l’endocarde du coeur (NDA).

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX,«L’ogre et la poupée», octobre 2016– Tous droits de reproduction réservés.