Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 07/03/2016

L’intrus

Voici le 75ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Cette fois, dans la région de Chailly. Bonne lecture!

L’intrus
Genre: Fantastique – Épouvante
À Gaïa, ma fille.

…(Je n’y croyais pas! Il y eut un bruit claquant, comme un martellement d’enclume, un seul, puis je vis distinctement passer à toute allure devant l’enfilade des escaliers, une espèce de linceul noir se fripant sur le côté, suivi d’un raffut du diable montant du salon. Des intrus venus de nulle part semblaient y camper en toute impunité)…
«Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux».
Évangile selon Marc, 5/9

Il était trois heures trente du matin, lorsque j’entendis une rumeur sourde provenant du salon. En m’assoupissant ainsi trop tôt, je suis fortement enclin aux insomnies qui s’ensuivent et c’est éreinté, les yeux bouffis, que je me vois ramper ainsi jusqu’au petit matin. Qui demeure peu glorieux d’ailleurs, même en grandissant.

C’était une nuit pareille aux autres. Installé tout au sommet de ma mansarde, au-dessus du lugubre bourg de Chailly-sur-Montreux, je m’éveillais en sursaut, entendant distinctement le bruissement de la fontaine dans la cour, voyant aussi la lune polir de son lait vespéral le verre de ma lucarne. J’étais donc, comme on le constatera, lucide et bien éveillé.
Selon mon habitude, tombant de fatigue, j’avais éprouvé le besoin de me coucher tôt et, selon les mêmes accoutumances, je me retrouvais donc le regard écarquillé, assis hébété au milieu de ma couche, léthargie épuisée, à percevoir aussi les craquements des poutres et l’odeur fraîchement encaustiquée du parquet. 

Je n’y croyais pas! Il y eut un bruit claquant, comme un martellement d’enclume, un seul, puis je vis distinctement passer à toute allure devant l’enfilade des escaliers, une espèce de linceul noir se fripant sur le côté, suivi d’un raffut du diable montant du salon. Des intrus venus de nulle part semblaient y camper en toute impunité, arborant des gloussements, des ricanements grotesques, des verres s’entrechoquaient, une odeur écoeurante de tabac à pipe s’effilochait entre les solives, toute une graisse rancie de promiscuité se convoyant ça et là sans y être invitée.

Qui donc… Qui donc osait… Qui donc avait eu l’outrecuidance de tout envahir ainsi, de venir festoyer chez moi sans n’en rien dire, à l’improviste! Normalement les fêtes se préparaient, on arrêtait une date précise et ces dernières commençaient autour des vingt heures, puis le temps de passer à table, non ne débutait guère les danses qu’aux environs des vingt deux heures. Ceci jusqu’à minuit. Suite de quoi, certains repartaient plus tôt, d’autres passaient aux discussions ou aux jeux de société, occupations plus appropriées afin de ne point déranger le voisinage outre mesure. On se réglait aux habitudes helvétiques qui, chez les Vaudois, devenaient de sales manies. 

Avec la plupart de mes hôtes nous refaisions le monde, en tentant de reconsidérer les vues d’un Schopenhauer sur la manière d’appréhender le quotidien, afin d’espérer naïvement pouvoir le tolérer puis, par tropisme forcé, supporter nos semblables. Comme s’il s’agissait d’invalides à gérer au mieux avec les moyens du bord.

Je voyais bien qu’aux travers les lattes du parquet on avait fait pleins feux! Ça s’instillait par rais que l’on ne cherchait nullement à réprouver. Je reconnaissais des voix, des timbres caractéristiques, mais allez savoir pourquoi, j’avais eu d’abord quelque crainte à descendre, puis de plus fortes appréhensions quant à la suite logique qu’il s’agissait d’adopter en ces cas-là. Enfin, une terreur indicible me fit hésiter puis rebrousser chemin, fébrile et empli de sueurs froides. C’est drôle, on aurait dit que quelqu’un imitait ma voix, mimait mes expressions, au point tel que cela en devenait de plus en plus suffoquant.

Je pris donc mon courage à deux mains, c’est à dire la rampe d’escalier, et lentement, très lentement, une marche après l’autre, je me mis à descendre pas à pas. C’était bien ma voix ce son fluet outrancièrement perpétré dans le but de nuire. Un petit plaisantin s’amusait à me contrefaire avec la complicité d’autres personnes tombées en pâmoison et que je finissais par reconnaître aussi.
Il ne ferait pas bon devoir dépoussiérer cette ivraie de mon plancher se montrant finalement sous son vrai jour!

C’était les mêmes personnages qu’à nos réunions quotidiennes, à quelques détails près cependant: ils ne semblaient pas se présenter sous leurs profils habituels, comme si l’on avait déplacé certaines parties de leurs corps. Difficile à décrire ces impressions que je ne saisissais ni ne parvenais encore à logiquement déchiffrer. La crainte m’empêchait de raisonner avec logique et clarté, on s’en doute bien!

Il y avait Tinton, le simplet du village au visage bouffi et aux cheveux coupés en brosse que tout le monde emmenait par pitié pour qu’il ne traîne pas solitaire au froid de la rue, agitant son sempiternel grelot de Polichinelle d’un geste pataud. Jozette qui zézette, la Grande Marianne qui avait vécu à Versailles de longues années et ne jurait que par son alter ego républicain, André Rocheux le fondé de pouvoir de l’UBS, qu’on avait surnommé «Fondé de Plumard» car il avait la réputation de tout faire passer sur son corps, excepté le chariot à thé et pour cause: le pont inférieur était trop bas et les roues pas assez écartées, elles…

Il restait encore, torchonnée dans un coin, la couarde Alice Seuret, alias «La Pommol», responsable de la buanderie du Home pour personne âgée de Montbrillant. Elle donnait aussi accessoirement des cours de couture à l’École ménagère de Montreux. Alors, en semaine, entre ses heures de leçons en sus et pour rajouter du gras aux épinards, elle triait et repassait les piles de linges des pensionnaires puis, les dimanches, marquait les psaumes ou défroissait les pages de cantiques une heure avant que ne commence les cultes au Temple de Clarens. 
C’est elle aussi qui tournait le bouton en haut du campanile pour enclencher le sons de cloches. Voix aigüe, lunettes rondes, on ne pouvait pas la manquer, son chignon planté d’épingles surgissait de loin bien longtemps avant qu’apparaisse en chaire le sinistre représentant de la bonne morale judéo-chrétienne.

Je ne sais qui avait pris l’initiative d’emmener se faire farcir à mon domicile, en pleine nuit, toutes ces dindes et paons à la fois. Et surtout l’imbécile notoire se faisant malin plaisir à s’exhiber par un numéro d’imitation grostesque de ma personne!

L’ombre dominait encore dans ma mezzanine, tandis que le salon nimbait d’éclats et piaffait de silhouettes cacophoniques. Les rais s’intensifiaient de plus en plus entre les lattes du plancher. Je descendis, et même maintenant à découvert, je constatais que personne ne me voyait, et encore moins me considérait.

On avait de manières éhontées sorti toute la vaisselle, les bouteilles de vin étaient quasi vidées, les alcools forts bien entamés, et l’on avait fait main basse sur mon tabac à pipe et mes cigares mexicains que j’affectionnais tout particulièrement. Histoire d’ajouter un peu de confort en plus, la Famille-Sans-Gêne avait eu l’excellente idée d’allumer un feu en cheminée qui tirait aussi maladroitement qu’un chapon. C’est vrai que le givre gélifiait les carreaux et qu’un grand manteau de neige recouvrait la chaussée. Mais on avait tout de même bravé la météo pour venir planter à grands renforts un camp de hussards dans mon salon!
J’arrivais à la dernière marche… et c’est là que les jambes manquèrent de me soutenir.

La table familiale et visiblement de multiplication, se trouvait accastillée au milieu de la pièce, comme un grand radeau entouré de personnages prenant leur bain de siège tout autour. Des rapaces, des profiteurs, tous des Jean Foutre, si j’en jugeais par leurs allures de baroudeurs!

Je perdis tous sens de retenue et d’orientation. Arrivé au salon, les directions s’opposaient, comme retournées, emmaillotées en leurs propres confusions des lieux. Sur le canapé, des journaux étalés pêle-mêle vautraient leurs gros titres en gras caractères, imprimés à l’envers. Je devais reconsidérer la marche, les dextrogyres passaient en lévogyres et vice-versa! Puis, chose plus atroce encore, le gros bouton nidifiant sur la lèvre supérieure droite de Alice Seuret, se retrouvait enkysté sur son côté gauche!

C’était effrayant! Tout ce qui végétait là, hommes, femmes, objets, tous se retrouvaient en porte à faux, avec des moitiés de visages, de bouches, de troncs s’étant par je ne sais quels phénomènes intervertis d’un côté à l’autre, comme constaté au début sans que j’en n’eusse tout d’abord saisi l’importance! 

Tinton, qui avait l’habitude ancrée d’agiter sporadiquement son grelot de la main droite, agitait bien toujours le même grelot, mais de la main gauche! Idem pour les pipes et les cigarettes placées aux commissures opposées des lèvres, pourtant dressées à téter toujours au même endroit et de la même façon, depuis le jour où elles n’ont plus su à quels seins se vouer!

Confusion d’images, confusion de grimages, visages démultipliés et société en constantes représentations carnavalesques!
Je poussais un cri strident. On ne m’entendit pas! Je m’agitais, bousculais les choses, les faisais tomber au sol, car il fallait que j’apprenne aussi à conduire en sens inverse de ma logique habituelle, mais malgré tout cela, mes efforts demeurèrent puérils et vains. 
On ne me voyait pas plus qu’on m’entendait!

C’est alors que le meneur de bande se retourna et… ô horreur! C’était moi! Je veux dire une espèce d’autre moi-même que tout le monde prenait pour argent comptant, un usurpateur, une de ces saletés de fac-similé, un alias, un avatar, que sais-je encore! Avec une arrogante aisance d’ambidextre, il orchestrait la soirée en parfait bouffon, tous déployaient sans faillir moult ronds de jambes et menuets pour attirer son attention, tant il jubilait d’importance, gonflant les membranes de sa superbe autour d’une atmosphère viciée!

Je me révoltais, commençais à faucher l’assemblée par revers de bras, puis distribuais des coups de poings au hasard, ceux-ci s’écrasaient comme fruits murs sur des faciès de carton pâte, n’apportant pas le moindre effet à ma rixe de révolté.

Ces espèces d’usurpateurs étaient là, à sucer ma pitance, lécher mes plats, ternir la porcelaine, rayer l’argenterie, se servir de mes pseudos amis, d’en profiter, de brûler mon bois, et celui qui semblait cette chose, cet ersatz de moi-même, s’en donnait à coeur joie à tout vouloir flétrir! Fallait le voir se laisser emporter aux pires lubricités, se vautrant dans les vices et désinhibitions contre lesquelles je passais habituellement mon endurance à les vouloir réprimander! Et voilà que ça recommençait, après mes années d’incarcération, à tenter de me racheter, de me forger une nouvelle conduite, voilà que tout cela volait en éclats au beau milieu de comportements hideux, de fougues sexuelles se débridant, d’orgies, de bacchanales s’organisant en mon nom, avec un alias se laissant glisser entre les fanges des pires licences! 
Il ne manquerait plus que le crime vengeur, ou l’état de légitime défense, pour compléter la reproduction de chasse!

Le crime! Il fallait que cela cessa, que je fisse sur le champ anéantir cette vaste limbe souillant mon sol, suant tous ces êtres en pleine nuit, venus de je ne sais quelles entrailles inconscientes de l’esprit, de l’ombre, ou des houillers dallages excavant leurs charognes jusqu’à fleur de macadam, le fissurant, suintant l’égout, les miasmes de tous ces comportements inhumains et décadents découlant de je ne sais quelles messes Rock «underground» et qu’on applaudit tous en suppôts de Satan!

Plus c’est dévergondé, glauque, indéfini, poché de graffitis, plus on se pète à la poudreuse, plus on monte sous les feux, camés, éructant d’affreux borborygmes et ahans de soupiraux, plus c’est bien vu, plus c’est grandiose!

Non! Pas de poudreuse, pas de ces avatars ici chez moi, pas de cet autre moi-même usurpateur d’identité venant tout corrompre par ses concerts diaboliques, ensanglanter mon salon de ses sabbats nauséabonds, que je crève si je n’arrive pas à dissoudre ces glaires nocturnes! Ces légions qui, au milieu de mon espace, passent en cortèges en singeant mes amis et mes proches, jurant, couinant!

Dehors, machine arrière pourritures, hors toutes Satan et ta horde démoniaque de pervertis, tu n’as rien à faire ici, le pouvoir du Christ t’oblige! Le pouvoir du Christ t’oblige! Le pouvoir du Christ…

 – Ça suffit comme ça! Emmenez l’accusé, vous voyez bien qu’il déraisonne enfin! On ne pourra plus rien en tirer, c’est un cas définitivement désespéré!

Un couperet de silence tomba entre le Juge occupé de l’affaire, et Maître Anselme, l’avocate de la défense du prévenu.
 – N’en croyez rien votre honneur, finit-elle par reprendre calmement. Je prouverai le contraire. Je suis sûr qu’il dit vrai. Qu’il a été victime d’une sorte de hantise, ou de phénomènes ayant pour origine des rituels démoniaques directement dirigés à son intention!
 – Maître Anselme! Vous rendez-vous compte de ce que vous affirmez? Vous êtes dans un tribunal, comment voulez-vous que je reçoive de telles assertions venant de votre part, en plus! 
Écoutez… Vous savez très bien que votre client n’a aucune chance de s’en tirer, vous entendez bien: aucune! Mais enfin, réveillez-vous! Il a massacré tous ses invités, tous, vous entendez, pas un qui n’ait pu en réchapper! Une vraie boucherie! Et maintenant vous invoquez le paranormal, la sorcellerie, la hantise, que sais-je encore? N’a-t-il pas en plus d’assez lourds antécédents corroborant toutes les charges pesant sur lui? Que vous faut-il donc de plus! Vous vous croyez à quelle époque?

 – Votre Honneur, sauf votre respect. Regardez autour de vous. Tout est en vie, tout est toujours là. Le fascisme déambule au grand jour, au vu et au su de tout le monde, en toute impunité. Staline, Manson dont on voue encore des cultes, les groupes Pop ou Rock distillant leurs miasmes putréfiés, entremêlés de stupéfiants et d’autres perversités notoires. 
Sous des apparences trompeuses et attractives, félonnes et séductrices, toutes ces énergies gisent en pelotes aux plus obscurs de nos recoins, Monsieur le Juge! Dans les angles sombres de nos maisons, là, derrière vous, à la cave ou au grenier. Rien n’a changé. Je sais, ce n’est pas recevable à la barre. Je plaiderai la folie, un delirium tremens, je ne sais quoi encore. Mais ma conviction est faite. On ne se lève pas au milieu de la nuit pour massacrer ses amis ou connaissances sans mobile ni raisons valables. D’autant plus que ce n’était pas lui, mais son alias. Et ses amis retrouvés morts, des “pareils-aux-mêmes.” 
Je ne peux pas dire pourquoi, mais j’y crois. Je crois que quelque part nous avons des “répliquants” qui vivent une vie parallèle à la nôtre et de manière autonome. Il faut juste que les deux sphères ne s’écartent pas aux moments inopportuns, soit volontairement, soit par accident, car alors, l’une de ces deux sphères avec tout ce qui la compose est amenée à disparaître sur le champ, non sans tout dévaster au passage! Il n’y a pas de place pour elles deux dans un même espace régulé par un identique continuum. Seule la contiguïté sans contact direct l’autorise.

 – Maître Anselme vous êtes, vous aussi, en train de perdre la raison à ce que je constate! Ce procès est maudit! Dieu, je ne sais ce qu’il se passe, mais je ne vous reconnais plus! Depuis toutes ces plaidoiries vous n’êtes plus vous-même! Et pour votre client ne vous faites aucune illusion, c’est sans concession la perpétuité qui l’attend! Cellule pour cellule, hôpital ou prison, il est foutu, et croyez-moi, j’en suis fort aise!

 -Votre Honneur… N’est pas enfermé celui qui est dans l’une de vos prisons de béton et barreaux, mais celui qui, à l’extérieur, se laisse ou se fait enclaver par des raisons que l’on ne connaît point mais qui nous dépassent tous!
 – De la raison! Je trouve que vous choisissez bien mal vos propos, Maître Anselme!
 – Non votre Honneur. Ce n’est pas la raison que vous connaissez, mais la folie que vous ignorez. Bonsoir…

Je suis fou, c’est ce que l’on avait dit et même proclamé. Irresponsable de mes actes. Mais à l’issue du procès qui n’en finissait plus, le Président fut sauvagement tué à coups de hache alors qu’il sortait un soir de la salle d’audience après une très longue journée d’assèchement sur ses dossiers. Et comme le meurtre fut perpétré selon les témoins sur place, par ce qui semblait être mon double, ou un frère bienveillant me sortant définitivement d’affaire, on fut bien obligé de constater la véracité de mes dires, et de me libérer sur parole.
Je vais donc pouvoir rééduquer mon corps à devenir droitier puisqu’il paraît que j’ai contresigné la levée d’écrou de la main gauche…
Mais en tout cela, qui pourrait dire combien étais-je? 

 © Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «L’Intrus», janvier 2016 – Tous droits de reproduction réservés.