Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 05/02/2015

L’INCONNU DU VINGT HEURES CINQUANTE-SIX

Voici le 12ème conte fantastique de Luciano Cavallini. Rappelons que tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux… 

L’INCONNU DU VINGT HEURES CINQUANTE-SIX 
Genre : Récit – Mi-Fiction

Il passait tout droit, le soir tard, sur le quai de la gare de Montreux, la pipe au bec, la nuque figée et le visage en totale paresthésie.
Qui était-il, ce monsieur portant sac en bandoulière, bravant le froid de ses habits élimés et de sa casquette semblant vissée sur le crâne depuis des lustres?
Rien n’émergeait de lui et ses yeux, exposés en vitrines derrières d’épaisses besicles, se distendaient monstrueusement sur les côtés.
Ses jambes le soutenait mal, il traînait laborieusement l’avant des chaussures en crochetant le macadam, ou claudiquant parfois sur le côté, comme s’il était sous l’emprise d’alcools ou d’une soudaine bourrasque de vent.
Mais il en était rien.

C’était un vieillard des tempêtes, du froid et de la nuit, un de ces types de vents, devant vivre entre certaines catelles urbaines, sous des passages sous-voies, ou encore épinglés au-dessous de brumes glaciales.
Non, il ne buvait jamais, on ne sentait que l’odeur âcre de son tabac, qui charbonnait aux fonds d’un oeillet noir.
C’était un de ces corps blanchi et dépouillé par l’âge, qui trimbalait une vie comme on supporte un fardeau sans ne jamais rien dire.
Il avait l’air doux, les joues tombantes, le cou rentré, les mains comme deux vessies pendant de chaque côté.

Il devait bien se rendre quelque part. Mais ce qui était tragique et drôle à la fois, c’est qu’il recommençait tous les jours le même trajet, en marchant sur le même quai, au même endroit, dans la même direction. Se fondant dans la matière nuitée, le dos humide de bruines et les épaules aussi voûtées que s’il était en charge de supporter la marquise de fonte.
Il devait bien avoir ses habitudes, un logis, peut-être quelqu’un qui l’attendait quelque part.
Se cuisinerait-il un repas chaud, digne de ce nom, mangeait-il à sa faim, aurait-il ces bonnes soupes de brasserie bien épaisses, dont il pourrait se rassasier un instant, sous les lustres à facettes et les larges banquettes d’un bistrot de quartier?

Il faudrait au moins pouvoir l’approcher, fendre les franges de brumes semblant l’entourer, les seuils où depuis longtemps la solitude semblait s’être accroupie en sentinelle, telle une gargouille de cathédrale.
Mais que lui dire, comment arrêter sa déambulation linéaire, comment l’interpeller, surtout de quelle manière fracasser son domaine de pierres sèches?
Il avait, autour du corps, plusieurs gilets superposés. On l’entendait aussi se parler seul, si l’on savait palper sur la corne des apparences, les organes du silence dont les humeurs en disaient plus long que la voûte du corps.
Il y avait des courants d’air, aux deux extrêmes du quai, puis les lugeons argentés des rails scintillant sous la nuit.
Il attendait comme moi que les wagons paraissent, avec cette locomotive boursouflée de phares se diluant sous la bruine.
Ce train, qui ensuite s’élancerait à pleine vitesse, en creusant pleins souffles, le cylindre nocturne. Il y aurait ces lumières qui palpitent et se couchent en arrière, ces maisons grisâtres semblant des aiguilles de roche, ces creux et fossés tout au long du ballast, les quais, à fleur d’essieux, raclant le regard immergé dangereusement contre les franges des talus.
Lui, il est là, impassible, un peu plus loin, sous les lumières tamisées de toutes ces tabelles déversées sur les voyageurs.
Entre deux sacs et trois valises, les jambes crochues, raidies d’un pantalon aux canons maladroitement ceints de chaussures noires et bosselées.
Il devait bien conserver un secret, tenu par les pieds, par la fatigue de toutes ces marches dont pendant des années, il ne fit que suivre le cortège funèbre.
A qui donc parlait-il? Avait-il devant lui, fiché au centre d’une table et bras croisés, son petit verre d’alcool qu’il viderait d’un coup sec, en renversant violemment la tête en arrière?

Etait-il né ce vieux sans fond, cet égaré du cœur qui prenait la bise à contre sens, sans jamais geindre, sans jamais fléchir, sans courber l’échine au-devant des bons passeurs de fortunes et des destins opulents?
Il va, il vient, il descend du wagon, s’enfonce sous la rampe des escaliers roulants, ne cesse de s’enliser, comme dans une bouche plus souterraine encore, sous des encoches de bronzes et des oublis humains, creusant leurs puits pour les reclus.
Il avait l’allure d’un égoutier, d’un tunnelier, un air de ceux qui rampent et ne voient jamais le jour, se cognent le front contre un ciel graniteux.
C’était bien aujourd’hui, ce soir, se sera demain, puis d’autres nuits encore.
Le jour se cacherait loin de lui, il en aurait honte, et se calfeutrerait des strates miséreux où les doublures de la misère demeuraient imperméables aux clartés diurnes.

Lui demander.
Oser.
Aborder cette croix osseuse, soutenue de deux bras en échalas, et d’un linceul tendu en guise de corps.

 – Qui êtes-vous, que faites-vous? Qui donc vous assigne à résidence, loin des hommes et de leurs occupations? Pourquoi ce trajet éternellement recommencé, retourné en arrière, revenu au point de départ, chaque nuit de trains, sous un ciel étiolé d’ardoises, de fonte et lampes hirsutes de pâtées d’iode?

Il regardait. Comme s’il fallait escalader un puits profond avant d’arriver aux lèvres.
Avec l’encombrement du tuyau à pipe, et la cendre dans le fourneau, et le charbon sur la langue. Emerger de cet univers si sombre, où l’on sombre toujours plus bas, cet univers de graphite, d’asphalte, de cette vie passée dans les bassins houillers et les hautes cheminées crachant leurs glaires.

 – Je suis veuf d’une femme que je n’ai jamais cessé d’aimer, et tous les jours de la semaine et de ma vie, je refais les trajets que j’empruntais avec elle, pour la revivre comme une compagne, au fond de moi, dans les chais sombres où le chagrin bonifié sait me la rendre de l’intérieur, toujours plus forte, comme une tombe pour elle, qu’on aurait creusé en moi.

Puis se détournant, comme s’il n’avait rien dit et déjà oublié cette incursion humaine hors du temps, il reprit sa marche, plus en avant que jamais, vers un destin ou un but que lui seul devait appréhender, puisque nous n’arriverions jamais à savoir où il se rendrait, pour nous en vain.

© LUCIANO CAVALLINI – membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «L’inconnu du vingt heures cinquante-six» janvier 2015 – Tous droits de reproduction réservés.