Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 07/12/2015

L’étrange visiteur de l’Hôtel Belmont

Voici le 61ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, l’action se passe sur la Commune de Montreux. Ici à l’Hôtel Belmont… Bonne lecture!

Genre: Romantique-Fantastique
C’était au matin après le petit-déjeuner, au pied de l’imposante façade flanquée de colonnades et d’oriels suspendus au-dessus des allées. La lumière bleuissait, perlant déjà sur les herbes constellées de rosée.
Il y avait des tables, des bancs, un sapin majestueux dressé en sentinelle puis, à côté, un palmier rappelant la douceur du climat, par son panache ombellifère frissonnant dans l’azur. La terrasse, érigée au sommet d’un mur, s’étirait toute en courbe, close par la dentelle d’une épaisse barrière, dont les chevilles de pierre se poursuivaient d’ajourés courant les un derrière les autres. La brise y bruissait parfois, remontant d’un lac qu’on apercevait entre ces espaces à claires-voies étincelants et supplantant tout autre relief.

Le premier étage donnait sur un salon prestigieux, dont le fond confondu en baie s’élançait vers l’aval des rivages, tamisé par la douceur orangée des persiennes hissées toute voile dehors.
Il y avait de lourds plateaux, des services à thé compliqués, parfois dans les verres ou parfois dans les tasses, et le breuvage mordoré diffusait ses fins arômes que l’on percevait selon les caprices virevoltant de la brise.

Une belle journée s’élevait sur les encorbellements de fleurs, flattant d’un soleil déjà chaud les lourds plastrons des Messieurs sévères, assis tout droit et sombres sur leurs tabourets d’osier. Ils cassaient l’atmosphère sereine d’une palette impressionniste, trempant leurs moustaches en quelques robustes points noirs de cafés «Robusta.»

Il y avait de profondes arcades, des balcons en enfilades, des murmures, des gazouillis d’oiseaux et des roses en massifs, toute une façade composée de retraits mystérieux, devant ouvrir sur des alcôves ou des boudoirs secrets.
Et c’est en ce lieu, à l’Hôtel Belmont, que Norbert Guillemin venait passer une partie de ses vacances, suspendu solitaire et rêveur au-dessus du Léman.
Il ne restait donc qu’à savoir ce qu’il espérait ainsi de ses nombreux séjours, et surtout pourquoi il semblait vouloir y retourner avec autant d’empressement. 

C’est au bout de la cinquième saison que le mystère sembla s’éclaircir quelque peu.
L’entrée principale de l’Hôtel béait sur un océan de clarté qui attirait tout de suite le regard. Sur les côtés, de voluptueux fauteuils proposaient repos et délassement, aux accoudoirs copieusement cirés chaque matin, tandis que la découpe du jardin miroitait au milieu de vitrines encadrées d’ombrages.
Un personnel zélé s’affairait de tous côtés; des femmes, aux coiffes blanches fleurissant au sommet de cheveux soigneusement nattés, passaient et repassaient, munies de plateaux encombrés de coupes cristallines, dont les reflets vivifiants mouchetaient leurs courses furtives.
 – Vous ne sauriez pas si, par hasard, une certaine Émeline Ferrière ferait partie de vos pensionnaires? 
La réceptionniste demeura un instant le geste suspendu et les lèvres entrouvertes.
 – Non. Je ne vois pas… Attendez, deux secondes que je regarde quand-même attentivement dans le registre… Décidément nous jouons de malchance. Désolée. Nous n’avons vraiment personne répondant à ce nom, Monsieur. Devrais-je laissez un message, au cas où la personne viendrait à se présenter?
 – Ce ne sera pas nécessaire. Avertissez-moi juste de sa présence, si par hasard elle descendait ici.
– Bien Monsieur. Il sera fait selon vos désirs, vous pourrez compter sur moi. J’aviserai également mes collègues, Monsieur. Monsieur? Avez-vous quelque souci à ce sujet? Monsieur est-ce que tout va bien?
 – …Oui merci. Désolé. Juste un instant d’égarement. Veuillez m’en excuser. La lassitude du voyage sans doute…
Norbert Guillemin recula, puis s’engonça dans les profondeurs d’un fauteuil, se laissant engloutir moelleusement aux tréfonds de ses pensées.

 
Matin de neige éblouissant dans le jardin, lys suspendu entre terre et nuages, avec juste un filet de tulle mauve recouvrant son visage. C’est tout ce dont il se rappelait d’elle, et de la promesse établie de se revoir, lors de la bonne saison.
Comme si les fruits revenaient toujours sur la même branche, il regardait avec désolation les arbres nus en attente de renouveau. Les blancheurs de Belmont ne valaient pas la luxuriance des étés.
Mais Émeline Ferrière n’apparaissait toujours pas.

C’était pourtant arrivé par un beau matin de juin, alors qu’il prenait le petit-déjeuner sur la terrasse, tandis que les façades saumon nimbaient leurs fards sur le lieu.
Grande, svelte, le visage délicatement lové sous sa coiffe et que la poudre de riz rendait encore plus diaphane.
Elle arrivait du cœur de Londres, que le climat affectait de plus en plus. Elle passait donc les étés sur une Riviera plus clémente que la côte d’azur et Alassio, mais qu’elle retrouvait l’automne, lorsque Montreux s’enveloppait précocement d’un suaire de stratus.

La région voyait prospérer bon nombre de sanatoriums, des galeries entières creusées dans les murs, à l’image du bacille de Koch forant les alvéoles pulmonaires. Beaucoup de femmes et de jeunes filles empourpraient leurs mouchoirs de quintes éprouvantes et d’amours corrompus.

La maladie des romantiques encombrait les stations balnéaires et les terrasses alpines. On envoyait des herboristes expérimentés récolter des simples dans la combe de Jaman et Naye. Tussilago Farfara, Thymus Serpyllum, Taraxacum dens-leonis ou officinalis-Radix, Gentiana Lutea, Menta crispa, Salvia officinalis, Origanum Majorum, Équisetum Arvense, Primula Vulgaris, Aillium Ursinum etc… La région entière offrait toute une panacée bénie des Dieux. On venait y survivre, ou y mourir sans agonie. On y mêlait aussi les frais laitages d’alpage directement tirés du pis de la vache et aussitôt consommés sur place, ainsi que la cure automnale de raisin fort prisée des touristes en villégiature. Deux régimes que connaissait bien l’austère Sissi, déambulant toute de noire vêtue sur le Sentier des Roses.

Les endroits bousculés de malades embaumaient le benjoin et les fumigations de thuya.
Pourtant Émeline Ferrière ne semblait pas souffrir de ces maux.
Ce n’est pas de maladie qu’elle désespérait, mais de vivre.
Alors, en cet été 1910, elle prit le temps de s’allonger sur une chaise longue et de contempler longuement le géant Grammont semblant veiller sur l’agitation du Léman et l’embrouillamini précaire des affaires humaines.
Elle gardait toujours une profonde distance entre les gens, comme si sa contagion eût pu affecter ses semblables.
L’air cadençait quelques ruisselles fraichement acquises, que des lainages délicats séparaient de son corps alangui. Puis, soudainement, elle parla. Calmement d’abord, puis de manière de plus en plus fébrile et discontinue.

 – Vous êtes bien bon de m’écouter ainsi, Monsieur. Vous qui erriez serein entre les vertiges de ces combes. La plaine est bien belle, même à mi-hauteur; et que serait-elle sans le bain mercuriel que les cieux dispensent aux flots? Sans ce tain imprégant tout et saturant les berges? Mais mes plaintes et mes élucubrations sans discernement doivent ô combien vous lasser et ne sont point sujettes à la maladie, mais à des maux plus pernicieux encore. Il s’agit du mal de vivre, depuis la perte de mon fils unique, en cette funeste période de juin, il y a déjà quatre ans de cela. Je suis orpheline de mon enfant, je ne m’en remets pas, et ne m’en remettrais certainement jamais.
Un silence de quelques instants soupesa le poids des paroles, avant de se dissoudre plus loin.
 – Je serais de mauvais aloi, Madame, si je vous disais simplement que seule l’aile du temps parviendra à élimer votre chagrin.
 – Je ne cherche plus ni consolation, ni apaisement, je sais bien qu’au jour le jour, la lame entaille toujours le même nerf qu’elle ne parvient à trancher. Colin est parti depuis une éternité, mais point le boisseau sous lequel couve la cendre.
 – Que se cache-t-il donc alors, sous tant de chagrins?
 – Monsieur, mon ignorance à pouvoir sauver mon enfant. Il y avait un médecin aux Amériques, qui aurait pu venir derechef à bout de cette maladie, selon les rumeurs murmurées de l’époque. Mais la traversée, la fatigue, tout serait de toutes façons venu contrecarrer les projets curatifs dont aurait eu grand besoin mon fils. Il n’y a plus d’espoir lorsque le remord égaré se dissout au chagrin.
– Vous êtes bien sévère avec vous-même, Madame! Pourquoi vous reprocher encore quoi que se soit de la sorte? Vous avez accompli ce que vous sembliez juste pour vous, et le meilleur pour votre enfant! Cessez donc de vous tourmenter de la sorte, cela n’amènera rien de bon et ne fera qu’empirer votre état.
 – Ce n’est pas cela, c’est pire encore. Je m’y suis pris bien trop tard et n’ai point su de manière précoce, découvrir ce dont souffrait mon enfant. Tous ces merveilleux jardins et Palaces en lesquels je me suis installée, tous ces climats doux et embaumés par les effluves d’agrumes, n’ont pas eu raison de l’état mortifère que l’âme de mon fils exerça sur le corps. Le temps n’y fit rien, ni l’argent, ni même les sciences avisées des meilleurs praticiens. Nous n’avons qu’amené ruine et désolation, à devoir ainsi le transporter d’un établissement à l’autre, d’un pays à l’autre, tous plus étrangers et indifférents à son cas, et que son esprit ne reconnaissait pas. Oui Monsieur, je vous le dis: le temps joua contre la destinée, et nous perdîmes tous les dés à ce jeu-là.
La jeune femme s’arrêta, et certains sanglots peu retenus, se dissolvaient sous le tulle violacé de la coiffe.
Le jardin lui-même semblait s’égarer sous la matinée qui maintenant atteignait son apogée. Le soleil dardait sur les vasques fleuries, des moucherons y voletaient, des abeilles dont les pattes déjà fardées de pollens tourbillonnaient entre les résilles irisant les premiers arrosages. Sur les balcons, vers le haut, entre les voussures et corniches cossues de la bâtisse, tintait le service des agapes tardives.
Tout paraissait pourtant sublime et calme, empli de volupté et de quiétudes pastorales, parmi la nature entre les hommes. La colline de Pertit effleurait en perspective les premières branches du marronnier. Les maisons semblaient accrochées aux racines de la terre et prendre un bain de clarté sur la descente.
Plus haut, la cape de certains sommets encore pommelés contre leurs nues d’azur.

Norbert Guillemin écoutait avec attention, retenait ses élans qui auraient souhaité s’élancer à toute volée contre le récif immaculé de la jeune femme. Mais ce geste par trop audacieux et totalement déplacé en de telles circonstances, tomba en désarroi avec le regard intimidé sur les boutons de roses.
 – Madame, osa-t-il cependant, y a-t-il une âme secourable vers laquelle vous pourriez vous épancher, hors ma vaine compagnie?
 – Personne ne saurait essuyer mon chagrin. Pas même ce mouchoir. Et mes larmes, si nombreuses, n’ont plus le temps de bien distinguer mes joues. Je suis désormais étrangère aux biens de ce monde qui ne sauraient plus rien combler mais au contraire, continuer d’excaver ce fossé me séparant désormais de l’existence et de la vie des autres humains.
 – Et le père de l’enfant Madame, y avez-vous songé? Qu’en pense-t-il? Que n’est-il pas là pour vous soutenir?
 – Le père de l’enfant. Ah Monsieur! Le mauvais fruit de l’arbre des passions, la pêche amère d’un colonel des Indes tué dans une rébellion d’indigènes! Lorsque la terre crie du larcin des colons, on ne peut que de suite ou par périodes plus incertaines encore, moissonner nos onces de malheurs! Une veuve est comme une divorcée; bannie du chœur de l’humanité, telle une voix blasphématoire! La charité chrétienne est un sucre qui fermente; lorsqu’il n’adoucit plus dans la paix, il empoisonne dans l’adversité!
 – Madame, Dieu ne punit pas l’innocence en arrachant au sein de la mère le fruit de son amour.
 – Si la semence est corrompue, le fruit ne peut éclore jusqu’au bout. Car la fleur manque à l’arbre dont la sève est viciée.
 – Dieu n’a que faire de punir la mère en ravissant l’enfant, croyez-moi! La culpabilité et le péché sont des inventions humaines liées à la honte et à la soumission de la femme rabaissée par des générations de prêtres aux mœurs corrompues! Mais en aucun cas certifiés de notions divines parfaitement établies! La soutane toute puissante renferme un cloaque pestilentiel parmi lequel l’obscurantisme, l’avidité et le crime sont les principaux démons corrupteurs!
Le vice s’abat comme des verges sur la peau, et c’est bien le diable qui voit les pénitences scarifier l’échine des moniales cloîtrées et bâillonnées, étouffant sous la bure comme les vestales de Rome sous terre! Combien de vierges punies des sens, combien de doigts ravageurs fouillant des jouissances blâmables, qu’en secrètes voluptés elles foudroient sur la chair? Tordues des nuits entières sous les spasmes et les affres de la damnation! Voyez donc, comme le meurtre cible toujours la femme, changeant d’armes et de formes, par le vol et le viol de leur féminité !
Religions, superstitions, vos volées de prières empestent l’hypocrisie, et vos flammes soit-disant nourries de passions, ne sont que fagots portant feux aux bûchers! La religion est un péché véniel, et c’est sans cesse que le Christ remonte sur la croix et que les sciences bafouées tombent en génuflexion auprès de Galilée! Ah Madame! Je vous trouve bien seule et bien brave à cheminer ce sentier de douleurs sans bras pour vous soutenir, et avec tant d’églises pour vous profaner!
– Mes jambes sont solides et mon regard vaillant, n’ayez point de crainte à ce sujet. Mes croyances tiennent dans un mouchoir, et ma religion en mon poudrier.
– Ce n’est ni la marche, ni la force de vos jambes qui m’inquiètent, mais les défaillances de votre cœur et de vos souffles.
 – Vous vous inquiétez-donc à cet extrême Monsieur? Mais de qui?
– De qui? Mais de vous, Madame! Je vous en conjure, ne refusez pas l’aide que pourrait vous apporter la providence!
 – Alors c’est de moi qu’il s’agit, plus que de mon chagrin?
 – Des deux en même temps, comme pour la balance je chercherai à trouver le point fixe où vous établir et, avec le niveau, le juste milieu où vous placer.
 – C’est bien plus lourd à porter, et le cœur qui vous anime, vous enflamme à mon sujet, point à mes épreuves. Je sais que les hommes sont ainsi faits, ils se laissent troubler par l’Hyménée, puis se lassent de la vie établie et devenue monotone. Mon chagrin m’appartient, mon cœur épris n’est plus à prendre; il est largement comblé par le deuil d’une débauche, et non par celui de l’amour auquel je n’avais pas droit!
 – Des droits? Que ne faut-il pas entendre là! Non, Madame, vous avez accès au bonheur, vous en possédez toujours la clé, vous seule dirigez votre vie vers l’entente de votre âme! N’obéissez plus à la loyauté maritale ou parentale, délaissez pour de bon et détournez-vous au plus vite de la vase cléricale. Vivez, ne survivez point! L’avenir n’est pas dans la prière larmoyante, mais dans l’action virile!
 – Virile! Action! Tant de brutalité! Quelle armée cherchez-vous donc à dresser contre moi? Ce n’est pas de soldats dont j’ai besoin, mais d’un cœur empli de sagesse. Alors que la vie soit patiente à nos regards, et nous retrouve tous deux, lorsque vous m’attendrez encore.
 – Combien de temps!
 – Voyez ce que je disais! Ces élans sont bien distincts de ma situation actuelle. Mais puisque vous le voulez, que les étés nous voient encore en discuter, et qui sait, peut-être l’avenir nous répondra.
 – Mais, Madame…
– L’aile. L’aile du temps soutient le vol, en même temps que ses battements liment les passions du cœur. Attendons que l’oiseau se pose.
 – Où que votre âme s’envole… Comme la plaine sombre d’un trait au dessous du corps!

Norbert Guillemin s’éveilla en sursaut sur sa chaise. L’après-midi était déjà bien avancé, et coulait des heures douces sur la terrasse de l’Hôtel Belmont. On y servait le thé, partout les arômes se mêlaient aux fragrances florales.
Il s’était profondément endormi sur le roman de Colin Sherman: «L’inconnue du Jardin Anglais», dont le livre était tombé à l’envers au sol, sur la dernière page visitée.
Non, il n’avait rien demandé à la réceptionniste, il n’attendait aucune femme, tout cela faisait partie du rêve de l’auteur, dont il était devenu par mégarde le nouveau romancier.

Une lourde torpeur dont il n’arrivait pas à se départir, le serrait encore en étau. La sieste avait été longue et intense et lui avait permis d’échapper aux heures gluantes qu’il abhorrait par-dessus tout, s’échelonnant entre quatorze et dix-sept heures.
C’est un luxe qu’il se payait depuis toujours, celui d’échapper aux horaires bondés des collèges et de leurs visqueuses échauffourées.
L’Hôtel Belmont resplendissait sous la lumière empourprée et lorsque la serveuse vint lui remettre son plateau de «Five o’clok tea», il vit qu’elle le gratifiait d’un emprunté sourire en lui tendant un bristol.

 
 © Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “L’étrange visiteur de l’hôtel Belmont”, septembre 2015-Tous droits de reproduction réservés.