L’ère du temps
Voici le 77ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Entre Chailly et le Châtelard, il s’en passe des choses… Bonne lecture!
L’ÈRE DU TEMPS
Genre : Fantastique
J’avais rendez-vous avec un physicien hors norme, un de mes bons amis, qui avait décidé de me prouver par A plus B que le temps, tel que nous le ressentions, n’était qu’une immense illusion.
Non sans peur, après avoir mis des semaines à prendre la décision qui convient, j’ouvris donc le pari de m’élancer en cette vaste expérience, qui me ferait enfin éprouver le temps tel qu’il était vraiment, en dehors de son propre écoulement, et que nous appréhendons habituellement de manière totalement erronée.
Je devais pour cela immerger mes poumons d’eau, jusqu’à me laisser suffoquer.
En gros je devais exécuter une noyade contrôlée, ni plus, ni moins.
C’est là que mon ami devait intervenir au moment propice afin de m’empêcher de franchir le seuil fatal de non retour.
Il fallait juste que je demeure devant la porte entrebâillée, assis sur une chaise, accoté contre sa table de cuisine, en tenant à bouts de doigts, une simple cuillère à thé.
C’était important, la cuillère à thé.
Il me précisa bien que, quand je l’entendrai tomber au sol, l’expérience serait achevée.
Lorsque tout cela fut prêt, après une ultime mais compréhensible appréhension, encouragé par le regard confiant et serein de mon ami, je plongeai la tête dans une large cuvette de faïence remplie à raz bord d’eau tiède.
Comme premier essai.
Afin de prendre la température et m’habituer à cette nouvelle impression, que mon système nerveux devait enregistrer avec précision, avant d’aller plus avant.
– Doucement d’abord. Retiens ta respiration et recommence l’opération autant de fois que nécessaire. Il faut que ton corps enregistre petit à petit l’effet produit, sous peine de graves ennuis physiologiques.
On s’en serait douté.
Une fois cela accompli, lorsque tu te sentiras prêt à faire le grand saut, inspire lentement, jusqu’à ce que tu sentes que tu es sur le point de te noyer. C’est le plus désagréable instant de toute l’expérience, j’en conviens, mais si tu réussis à franchir ce cap sans paniquer, alors ce que tu vivras vaudra tous ces petits inconvénients.
Pour le reste, fais-moi confiance. Ce n’est pas la première fois non plus que je réalise personnellement cette expérience et, tu vois, je suis toujours là.
Si tu veux vraiment comprendre à quoi correspond le vrai temps, non pas seulement intellectuellement, mais avec le corps entier, ce temps si mystérieux – et non la durée que nous éprouvons qui n’est pas du tout la même chose – laisse-moi te guider avec confiance, sans cependant oublier de tenir fermement dans ta main la petite cuillère à thé.
C’est bien compris?
Alors on y va… Bon voyage… N’oublie jamais que je ferai partie à tous moments de chaque réalité que tu auras à expérimenter.
Le début fut horrible. Je me débattis comme un beau diable, tandis qu’une main ferme mais non hostile, me maintenait le visage immergé dans la cuvette. Je suffoquais littéralement, des étincelles et des lames de verre me pénétrèrent de toutes parts, j’ai cru mourir, jusqu’à ce que mon visage, enfin serein après tous ces tourments, se mit à délicatement flotter en surface du récipient, léger, avec une lumière chaude et bienveillante semblant éclairer le contenant par le fond…
Il régnait une espèce d’automne.
Froidures et brouillard serpentaient entre la fosse de la Baye de Clarens.
Je le sentais sur les côtes, c’est là que la crudité pénétrait, il fallait aussi que je parcoure la forêt du Châtelard, parfois au pied de la ruisselle et du vieux moulin, vers le haut, du côté de Planchamp.
La première fois que je la vis, ce fut lorsque je cueillais un bouton de rose rescapé du gel, mais quand même tout enfariné de givre.
Je voyais les nues entre deux cieux, je regardais aussi par-dessus les vieux murets, par delà les ronces, et les grandes fleurs orange qui flambaient, lorsque les gars de la commune assainissaient les rives accidentées des deux ruisseaux.
J’étais toujours accompagné par le vol et les cris rauques de corbeaux, striant ce singulier paysage d’ombres disparates entre deux couches de craie, cherchant toujours à reprendre le dessus.
Désolation. La bise geignait. Je la vis. Il y avait d’abord les hanches, qui commençaient à se profiler entre les écharpes d’humidité. Des hanches d’une blancheur éclatante, des flancs scintillants. C’était de dos.
Elle remontait sereine le chemin des Porteaux. Je voyais juste les jambes fouler le sol, les deux promontoires de son bassin aux courbes harmonieuses. Mais il n’était pas possible qu’elle fut nue, comme cela se laissait deviner.
Elle était nue.
De chaque côté, des bras infinis voltigeaient à mi-hauteur, nacrés comme des strass de givre, deux rubans qui auraient emprunté leurs chairs aux matières florales. Parfois ils se déroulaient à la verticale, comme pour atteindre d’invisibles sondes. On apercevait alors les poignets, tout huilés de nues, nimber comme des croissant de lune de chaque côté du visage.
Elle marchait de plus en plus vite. Marcher? A tout bien réfléchir, je n’emploierai pas ce terme. Je dirai plutôt avancer. Ou glisser, ce serait encore plus exact.
J’essayais d’appeler. A chaque son que produisait ma voix, je voyais l’apparition onduler, comme une gouille oblongue et verticale en laquelle on aurait jeté des gravats.
Mais elle ne se retournait pas.
Il fallut donc que je continue à la poursuivre, jusqu’à la bifurcation du chemin de la Foge, menant vers la Cure d’air et le village de Chailly.
Cela me harcelait. Je la voyais partout. Comme une mélopée continue murmurant dans ma tête, sa pensée, sa vision, me poursuivaient à tous moments du jour et de la nuit. J’entendais sourdre la rivière tout en bas de la combe, tandis que la silhouette s’échappait, en courant plus vite, bien qu’elle ne semblait pas accélérer. Je ne ressentais le phénomène qu’au rythme de ma course, comme une baudruche suivant les mouvements d’air.
Arrivé au croisement Planchamp Dessous et route de la Foge, elle ralenti sa cadence puis s’arrêta subitement.
Seule une ruisselle de chevelure continuait de se mouvoir quelque peu. Toujours de dos.
Des manches ruisselaient à présent le long de ses bras, serrées aux poignets par d’adorables corolles de dentelles.
Les hanches aussi, parurent se vêtir d’un vague tissu neigeux, mais pas plus, tandis que le dos, plus saillant qu’un éclair, sillonnait comme une brèche ouverte sur un autre monde.
Il n’y avait personne pour voir cela. Un silence épais nous entourait, on apercevait juste les maisons avoisinantes, la vie arrêtée derrière les persiennes.
C’était une chose troublante mais, de loin, pas effrayante du tout.
Les taillis enneigés formaient des congères cotonneuses puis, plus bas, les vallons engloutis, aux écroulements de cieux mêlés à la blancheur immaculée, nous protégeaient de la rumeur humaine, des traces de tout mouvement, alors que nous étions de plus en plus isolés du monde et rapprochés l’un de l’autre.
Le sapin se dressait majestueux, puis la grande galerie et la véranda, closes aux extrémités par du vieux verre coulé. Je voyais ses épaules, les fines bretelles qui semblaient à peine clore la pudique féminité, comme enfouie au fond d’elle-même.
Les cheveux prenaient vraiment plaisir à gribouiller l’échine, recouvrant la nuque qui, quelque temps auparavant, s’étirait légère, déployant l’inflorescence du visage, ce visage que je n’avais encore point vu…
Le mot finesse ne saurait convenir à ce que je découvris, nimbé d’un halo lumineux embrassant tout le corps, l’embrassant d’amour, le protégeant d’une bonté aimante.
Elle prit du temps. Un temps extrême avant de venir jusqu’à moi, mouvant son port de tête sans à-coups. Je voyais les petites clairières nacrées de ses tempes, ses longs membres serpentant chaudement le long de ma taille, en une emprise irresistible, semblant un bourdonnement de ruche qui envahissait tout mon être.
Je savais qu’elle me parlait, bien que sa bouche ne remuait pas, ni ses lèvres qui, à peine tentaient-elles de se soulever, donnaient l’impression de subir la pire des déchirures.
Ses mains, telles deux conques tièdes et moites, se placèrent sur ma poitrine, sa peau mi-liquide, mi-translucide, miroitaient d’une soie des plus délicates, prêtes à se fendiller lors d’un geste qui eût pu paraître par trop violent. Elle s’écoulaient d’une part et d’autres de mon corps, s’allongeant, mais gardant cependant toujours la même louvoyante souplesse, le même profil, tel le fil tranchant d’une lame de Tolède.
Elle reculait. Vers ce qui semblait être sa demeure. Une maison toute carrée avec des persiennes fichées dans la façade et prises sous un vieux tronc de glycine, courant au long de toute la façade est et sud.
Il y avait un jardin, une rivière, toujours la Baye dont la rumeur rassurante parvenait encore à mes oreilles. On n’avait pas changé de monde, on n’était pas passé ailleurs, nous étions toujours sur ces mêmes lopins de terre, en nos sphères d’existence, malgré la brume, ce froid qui devrait l’être, cette blancheur peu coutumière, cette lumière bizarrement diffuse.
Elle m’avait invité, j’étais à présent chez elle, sans savoir comment, dans sa grande chambre aux tentures indiennes, de safran et de roses peintes, nimbant la moindre latte de parquet et donnant aux murs de la pièce des allures de petits fruits rouges, mouchetés de gouttes luminescentes, bien qu’aucun soleil ne parut.
Veloutée et noble, grande, dansant souplement de sa taille, elle me fit asseoir au bord du lit, à faire l’amour, à vouloir créer des êtres et caresser les moindres virginités qui auraient pu effaroucher mon approche, et qu’elle voulait noble et confiante, par un total transport de chair, aux tréfonds de sa peau.
Il y avait dans le fond, cette cuisine, puis un autre salon, ainsi qu’une chambre d’enfant, constituée d’une large porte patio et d’une autre, plus menue, offrant une bien curieuse apparition du château du Châtelard, en arrière-fond.
Cette chambre était encombrée de jouets, et j’y voyais ma fille s’amuser encore au sol, avec un étrange domaine constitué de plots multicolores. Elle n’avait pas grandi. L’armoire, sans fonds, servait de repères à chats, puis sur les vitres coulaient de magnifiques perles en verroterie et agate, constituant les vitrages de cette pièce, vitrages où partout la lumière se décomposait, irisant le plafond, maculant les limites de la pièce de larmes translucides.
J’avais un enfant. Elle était ma femme. Cela se présenta à moi par la plus simple des logiques, avec la fatigue d’avoir déjà beaucoup vécu, d’avoir aussi rempli un cycle épuisant jusque-là; mais il ne m’était pas encore donné de trouver le repos.
Il y avait encore à accomplir, et cet être de rêve m’avait capturé comme se font capturer les papillons de nuit voletant désespérément autour d’une ampoule.
Cherchant la lumière.
En s’y brûlant tout le temps.
Dans le lit, au fond de la couche. Avec cette neige corporelle et les dentelles de gestes devenus sourds, car je ne ressentais dès lors plus que des imprécations conjugales.
Les jouets se rangeaient, la fille grandissait, perdait son innocence comme des pétales écarlates de roses sur la neige.
Du sang, des goutelettes particulières me portant à croire que la chair était nourrie, en profondeur, et que je ne rêvais pas, que je vivais ces instants présents en continu, amalgamés en un sol réel, bien fertile.
Quelque chose se tassait, se condensait, toute une vie sociale s’inscrivait dans le foyer qu’une loupe, posée sur une nappe, concentrait en un point luminescent.
Des gens venaient, des foules entières que je reconnaissais, des amis de longue date, d’autres se développant spontanément partout.
Curieusement, j’arrivais à tout appréhender en même temps.
Ma «femme», cette présence intrigante, toute une autre vie sociale, celle des amis intimes, et ceux qui restaient, le peu, ceux du labeur.
Mais quel labeur? Que faisais-je de ma vie, ou plutôt que ne fis-je pas?
Ce que j’exécrais se détournait spontanément de mes idées, et de l’idée-même que cela put entacher mon corps. J’œuvrais pour les autres et me nourrissait de cette simplicité immatérielle, fixant les idées des actes recherchés, comme du mobilier urbain, des ustensiles servant le corps, mais n’asservissant pas l’esprit.
L’âme ne se trouverait point lestée d’attention inutile, d’autorité stérile, de manigances, de cheffaillons portés sur l’administratif carreauté d’une marge à l’autre. Des cadres, des cadres encore, mais barrant le tableau, en trait de gouaches difformes, imprégnés d’acier et de châssis en béton.
Je ressentais le pouvoir, la corruption des pensées et des idées, menant le corps éphémère vers une pourriture ante mortem.
Un jour, on disparaîtrait tous, comme des bulles de gaz sur un étang, et ce claquement de doigts – mais le sent-on vraiment – aurait tôt fait de tout dissoudre au plus vite, en un éclair.
Alors, cette marche existentielle, depuis la voûte universelle, ne se verrait plus que comme un point fixe de quelques nanosecondes à peine. Même pas une droite, ni un plan, ni un volume, ni une surface.
Un simple point s’allumant en même temps qu’il disparaissait déjà.
Je vieillissais donc bien vite. Je sentais mes courbures, l’odeur douceâtre des organes qui périclitent, et dont les autres, mes voisins, commençaient de percevoir aussi et déjà ressentir, non sans écoeurement dissimulé.
Je n’avais plus de fille, ou d’autres enfants. Les chats avaient séché et les jouets disparaissaient sous la poussière, ou l’enduit de plusieurs donations.
Rien ne s’additionnait, tout se soustrayait constamment, et l’effort de vivre pour l’aquisition des biens, venait de cette vérité -là que l’on tentait d’écarter en s’encombrant d’objets impermanants qui, loin de nous combler, nous prenaient en otage.
On ne fait que perdre toujours, jusqu’à la dissolution finale, et cette légèreté là, dûe au délestage, devrait nous faire éprouver le plus grand bonheur.
Il ne dure rien de plus que le placement d’une punaise sur un point fixe, qui laisse un trou comme nos atomes laissent circuler plus d’espaces que de matières.
Ceux que j’avais aimés étaient toujours là, présents, rien n’avait disparu, mais les nuées se déplaçaient en changeant de formes.
Il y avait toujours le grand plafond blanc de la salle à manger, le lampadaire, veillant dans un coin de sa crinoline rose et rassurante sur les nuits qui se fondaient les unes dans les autres.
J’étais toujours installé le dos couché sur les genoux de ma grand-mère, en écoutant la pièce policière diffusée par la TSF, ou à entendre lire mon grand-père à voix haute, des extraits particulièrement juteux d’une politique qu’il se plaisait à railler.
Quelqu’un ou quelque chose tirait des deux côtés de l’élastique, ou la pinçait par le milieu, et tout se déformait de manière concomitante, on pouvait mélanger les réalités comme de la poudre de cacao dans du lait, chaque point de poudre dans l’univers, et chaque univers entre les galaxies. Cela ne finissait jamais.
J’avais vécu, et je revivais. C’était une abomination sans nom. Je savais devoir recommencer chaque fois les mêmes choses, en les modifiant cependant légèrement d’un passage à l’autre. Il n’y avait aucune cessation entre une vie, la mort, et le début de la suivante, comme l’on s’y attendait.
Aucun repos, on ne faisait que devoir vivre tout le temps, avec impossibilité de fermer les paupières un seul instant, ni pouvoir rêver en éprouvant le bonheur de l’illusion dissoute, au moment du réveil.
Non, rien de tout cela. On voyait, les yeux ouverts, les morts et les renaissances se poursuivaient les unes derrière les autres, telle une malédiction.
La forme m’approcha, volute de lait sur du thé noir, se déformant contre les bords de la tasse du monde.
Avec le sourire d’une Vénus, elle me présenta son poitrail, comme un portique stellaire ruisselant de craie.
Belle sur le sommet du jour, en ce quartier endormi sous les métrées de nues, et les feuillets de l’aube.
La rivière était toujours là, je la sentais, et les morts autour de moi, et ceux venus me rendre un dernier hommage, la moitié des pieds déjà bâillant sur le vide de la fosse.
On ne se rendait compte de rien. Tout perdurait, tant que l’on pensait les choses comme de coutume. Et le mystère tant défrayé de l’au-delà ne tenait qu’à ça; il est ce que nous pensions et perdurera à le demeurer, tant que nous nous rendrons pas compte que nous sommes les propres architectes de nos phénomènes. Et que la vérité est cachée en nous, à l’arrière de ses voiles que l’on a de cesse de prendre pour la réalité, mais qui ne sont en fait, que les toiles où nous projetons tous nos phantasmes.
Je voyais naître, se façonner et vivre plusieurs générations, et j’étais inclus en tous, en tout le monde, avec les joies et les peines de ma fille, de ma femme, vivant telles des feuilles agitées par la tourmente, respirant du vent dans les arbres et m’abreuvant à la connaissance des sèves, à leurs mémoires transportées en mon propre sang, en deçà de mon écorce terrestre.
La présence m’enveloppa de ses bras, si bonne, si pleine d’amour, plus blanche de robes et de chairs, que le plus pur des glaciers aurait pu le convoiter.
Son sourire… Ce sourire me fit tout comprendre. Il me disait, il me récitait, et je compris en moi ce que la multitude voulait dire, depuis que sur un grain de sable, l’atome d’une étoile s’était mis à le gravir.
Elle m’embrassa doucement, cela me donna le souffle suffisant qu’il me restait, pour dilater ma conscience vers elle.
Dilater…
Jusqu’à ce que le bruit de la cuillère à thé et de sa chute heurtant le sol, me fit émerger de la suffocation.
Le tout dura à peine une seconde…
© LUCIANO CAVALLINI – membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Les contes fantasmagoriques de Montreux, «L’ère du temps» janvier 2015 – Tous droits de reproduction réservés.