Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 28/09/2015

L’Enfance secrète des Villas Dubochet

ET voici le 50ème (cinquante!) conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Ces contes se passent sur la Commune de Montreuux, basés sur des faits réels ou l’imagination on du conteur! Bonne lecture!

L’Enfance secrète des Villas Dubochet
Genre: Récit
À ma fille Gaïa et à Anne Salamin

Un automne délicat s’épandait sur le parc de la Villa Dubochet, à Clarens.
Les saisons s’y inscrivaient toujours de manières bien marquées, lorsque les coloris entre eux se mélangeaient et donnaient à contempler au final, la quintessence de leurs reflets fauves et cieux azurés.

Il y avait la grande allée de gravier, ondulant délicatement entre le gazon, la terrasse à colonnades reliée par deux escaliers aux extrémités, là où les dimanches d’octobre nous allions encore profiter des tiédeurs qui fleuraient bon la tourbe. Les arbres s’enfouissaient les uns dans les autres, avec des plus géants encore, tamisant la verrerie lacustre aux travers des feuillages.

C’était empli de fourrés partout, des ombrages où l’on perdait pied, une calèche endormie contre un vieux tronc, des lauriers grimpants et sauvages, masquant le recoin des vieilles feuilles qu’une fermentation d’humus ruminait encore. 
On entendait de manière marquée le clapotis du lac et des bateaux dont les mâts s’entrechoquaient sur fonds turquoise.

Certaines vieilles façades délavées par le temps, portaient encore fièrement des médaillons de plâtre, répliques d’illustres camées Second-Empire; mais les lauriers de stuc aussi, s’étaient ébréchés aux cours des siècles écoulés.
Un île de verdure, une enclave hors du monde bruyant et des ateliers mécaniques forgeant une civilisation vaine et détraquée.
Depuis l’entrée, la pente demeurait douce et s’abouchait sur un perron éclaboussé d’hortensias, puis d’une tour-escaliers, boisée en colimaçon et renfermant encore toutes les tiédeurs assoupies des vieux ans surannés, et craquant sous les pas.
C’étaient des fenêtres à califourchon les unes sur les autres, tourbillonnant jusqu’au dernier étage, avec des tons et des effets dégradés, que l’on voyait différemment surgir une fois le regard lancé aux tréfonds de la cage.
On entendait des voix, des rumeurs balayer les murs, des digitées étranges comme si, de l’intérieur des cloisons, quelques visages obturés cherchaient éperdument à se débâillonner.

Le salon attirait le regard d’une blancheur immaculée, car un jour intense s’y engouffrait, frémissant à l’arrière d’un verre artisanal, coulé à la pièce et sur mesure.
Puis il y avait la chambre d’enfant, celle du bon temps du bébé d’or. Avec des tentures indiennes flottant librement à l’air et diffusant une clarté nimbée d’aubes.
Des jouets colorés y chahutaient, un berceau jaune safran et partout des oiseaux mobiles s’ébrouant au-dessus du coussin. Un monde rose et bleuté, fait de petits pots et de hochets disséminés un peu partout dans la pièce. Ça sentait l’huile de calendula, les potions adoucissantes et, derrière et autour de tout cela, le grand règne de la Nature universelle avec ses verts coloris s’ébrouant au dehors.
Les tempêtes et les saisons y passaient, on entendait mugir leurs complaintes entre le tablier de la cheminée et le mince interstice du rideau de fer affleurant le plancher.
Le bon temps du bébé d’or, de l’enfance assoupie et dont chaque sourire s’édentait en perles invisibles vers la part des anges.

Cette mère qui veillait constamment le couffin, traquant continuellement au cœur des ténèbres, une éventuelle mort blanche. Elle avait la force des sphinx égyptiens contemplant les siècles de haut, sur un simple sommier d’enfant, remontant de temps à autre la boîte à musique gouachant des personnages qui dansaient au plafond, et qui semblaient par la même occasion, lui redonner un tour de ressort.
Elle n’était jamais fatiguée, que se soit de jour comme de nuit, intarissable source toujours nourrie de lait, et d’abondances sur les lèvres de sa fille. En cet endroit béni, la clarté multicolore rayonnait, pigmentée par les arbres d’alentours, mélangeant aux paysages leurs moindres palettes saisonnières.

Et cela se voyait sur la peau et les habits de la mère à l’enfant, qui sans le savoir, se trouvaient toutes deux ointes ou mouchetées de toutes ces éclaboussures à la fois.
C’était le bon temps du bébé d’or et du grandi pas trop vite. Des premières génuflexions sur le tapis, la découverte des dessous de meubles comme nouveaux ateliers tandis que, depuis la cuisine, parvenaient les odeurs des bons légumes de marché et des pommes cuites à la cannelle pour le gouter de l’après-midi. Il y avait peu de parts d’ombres, juste énormément de fraîcheur, la féminité de la maison se conjuguait à l’instinct maternel, tous deux s’enhardissaient ensemble à faire naître d’un flambeau, la clarté la plus droite et la plus scintillante qu’il soit.

La maison et la mère, la nourrice et la matrice, les belles pierres épaisses attiédies de soleil qui auront, en couveuse, élevé un enfant de mille soins d’amour.
Comme pour une fleur, les brillances du Basset, le tuteurage du regard toujours posé aux bons endroits, les petits pas qui vacillaient puis s’échappaient au sol, puis la reprise encore, constante et obligée, la remise en force, entre le roulis des bateaux à quai semblant – même sur terre ferme -,bercer nos cales sèches.
Le bon temps du bébé dort.

Pour cela c’était autre chose. Pour cela il fallait s’armer d’autres prudences, plus infimes et timides. Parce que la fille ne voulait pas dormir. Parce que peut-être qu’aux Villas Dubochet, il y avait plus de jours qu’ailleurs, et que les nuits ne pouvaient s’accomplir. Ce devait être cela. Alors, il fallut encore que la patience roula au pas, dans les bras, en promenades, à travers les allées d’abord, qui toutes s’émoussaient différentes.
Il y avait l’énorme maison centrale, toujours allumée, enchâssée d’ailes nocturnes, où l’on passait sans s’arrêter. Une espèce de marécage servait de jardin, des souterrains, des verrières claudiquant sur des griffons crasseux, sur de grosses voitures mécaniques en fin de dynasties et en bout de course. Sous les ombrages des coffres, des débris, des bières entrouvertes où semblaient, à la verticale, s’entrebâiller de vieux spectres asséchés.
Une autre e
ncore, à la tourelle endormie, nantie d’une vieille voiture qui finissait de mourir en paix sous les feuillages. Des Second-Empire, des castels, avec des flèches parfois de travers ou des girouettes vermoulues, qui ne faisaient plus jamais chavirer la tête d’Éole.

Elle dormait dans ses langes, ou dans sa veste, elle était encore dans les bras de parents, il eut fallu que le temps s’arrêta là. Car le savez-vous, parfois aux couchants, dans les Villas Dubochets, derrière les taillis ombragés, on voit des petits être Marmousets, et il est très important de mener les enfants en bas-âge en ces endroits-là, car ils sont à hauteur de ces êtres, certains les voient, et s’y font même bénir.

C’est alors qu’on déshabillait un bout de pied, pas trop et pas longtemps, quitte à recommencer plusieurs fois de suite la même opération, puis on l’y faisait descendre en regard du sol, vers ces mondes plus petits qui nous observaient de haut, vers ces êtres profonds et dont les Islandais n’hésitaient pas, à juste titre, de déplacer ou contourner leurs routes, afin de ne point les offusquer.

On allait ainsi entre les rosiers, les hampes de glycines, sous les grottes boisées des lauriers formant de véritables alcôves d’émeraude, nous allions nous immerger vers les marmousets, on leur parlait souvent et à voix haute. Nous y laissions aussi des écuelles de crème, ou encore, des nocettes de pain frais.
Toutes les haleines du jour remontaient alors en frissons unanimes, celles que l’on avait éveillées à dessein lors d’une abondante irrigation d’offrande. C’était un bain subtil où les échines des naïades en perpétuels mouvements, venaient de leurs chevelures éclabousser les chairs naissantes des bambins. C’était dans les vapeurs recommencées, toute la subtilité des eaux qui murmuraient la vie, aux cycles récurrents des sources, et des nuages dispensés maintes fois sur l’ondée humaine.
Puis la mère au balcon, inquiète, le front suspendu dans le vide et se découpant fort sur l’encadrement du salon illuminé. Oui, sûr, il faudra faire attention qu’elle ne prenne pas froid, la petite.

Et ça recommencera, encore, après la bonne soupe aux légumes, les gouters de pommes cannelle et de bananes, assis sur un banc face à la plaine et aux dorures du soleil. Tout reviendra, comme un sac de graines journalier toujours essaimé, les nuits sans sommeils la marche apprise par coeur sur les quais et la jetée du Basset, le bain derrière la fenêtre aux colombages alsaciens, les marches infinies à rechercher l’adresse des serviteurs du sommeil, la rosée des marmousets, tout, toujours tout reviendra, et toujours père et mère seront là.

Cette brioche tendre de l’enfance, qui sent le beurre et la fleur d’oranger, l’innocence accroupie sur un tapis de lys. Tout cela a l’air tellement solide, tellement fort, aussi robuste que les premiers arbres soutenant l’ouverture d’une orée, et pourtant…
Entre les reins du fleuve, une part de bonheur s’en va. Ce doit-être le Rhône, ou le bassin devant l’ovale aux fleurs qui fuit quelque peu. Ou alors une partie de la terre dans la petite brouette, qu’il n’aurait pas fallu transporter ailleurs. Des fenêtres qu’on aurait dû garder à un moment précis hermétiquement closes. Le store diffusant ses solaires lames de miel, que nous n’aurions jamais dû relever? Quoi donc encore? Un scarabée, malencontreusement dérangé sous une dalle disjointe?
Pourquoi fuis-tu donc, livre d’images des premiers alphabets, des tout premiers baisers syllabus?
Le bon temps du bébé dort…

Avant que les ennemis contraires nous parviennent, avant qu’il vente des pierrailles et des barreaux de collèges.
Avant que l’on croie que tout le reste est indispensable et que l’enfance n’est qu’un passage.

Enfant chérie, ce bonheur parcouru est une allée de graviers blancs, on y retourne nos pas afin d’y voir encore tes empreintes. Et de nos poings serrés on compte les petits cailloux, les traces sont en nous et la poussière sur nos corps. Elle est comme un pollen que je voudrais encore disperser sur les mêmes fleurs d’antan.

Quand nous y sommes repassés, vers les taillis et les massifs, nous les avons revus les marmousets. Mais les ondines pleuraient d’une eau salée, en nous reconnaissant à peine 
La «Dubochet» est en nos cœurs et nous l’y voyons toujours, sur les livres d’images de ceux qui sont encore fléchis par l’âge.

Et moi, ton père, qui écrit cette histoire, je tiens en moi tout l’amour que m’ont donné ces paysages, pour le jeune labour que tu es devenue.
Il faut y retourner de temps en temps, souvent, par la pensée ou qui sait avec parfois nos gestes. Ne jamais oublier que ton corps, ton âme et ton cœur, ont été façonnés dans les aubes de ces clartés-là, et dans l’arôme des roses et des pivoines, qui à cette époque enviaient tes joues pour y éclore.

Au bon temps du bébé d’or.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), “L’enfance secrète des Villas Dubochet” septembre 2015-Tous droits de reproduction réservés.

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