L’enfance d’une aïeule racontée à son petit-fils
Voici le 94ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Un tableau sombre de la vie d’autrefois dans nos villages…
L’enfance d’une aïeule racontée à son petit-fils
Genre : Récit autobiographique
À ma grand-mère.
«Pardonner, c’est respecter l’humanité chez l’autre, pour la retrouver chez soi».
Jean-Paul Munier, thérapeute familial
C’était le jour où elle montait depuis Clarens avec cette appréhension en creux de robe. On y allait pas de gaieté de cœur mais, à l’époque, elle avait pas le choix. En général toutes les femmes demeuraient sans choix, que celui de s’ankyloser derrière l’épaisseur de ces murs ténébreux, à brouter la poussière qui venait en retour des balais. Mais là, elle avait pu mettre sa robe à pois, ses souliers à talons couleur émeraude, et un petit fichu à dentelles sur les épaules. Juste victoire, glorieusement gagnée sur les temps rances.
Puis il était postier, puis c’était pas la situation la pire d’être facteur, il y aurait une bonne paie en perspective, la place était sûre, les horaires réguliers, bien que souvent déviés par les verrées prises chez les clients.
C’est là que ça continuait, que ça poursuivait l’enfance de Chernex, puis la jeunesse montreusienne, toujours la vinasse, les coudées violentes autour des tables familiales, à regarder en clignant des yeux ou entendre beugler ces bestiaux abrutis de corrosions éthyliques. Ces manches retroussées sur les bras colossaux, qui avaient buté la pierraille à longueur de journée ou colmater des façades. Ce frère rongé par le Haut-Mal, et qui faisait «vergogne» partout, dont on redoutait constamment les crises, et encore cette mère crachant par terre ou contre la face des gens, répétant à l’envi que la Suisse avait été vendue aux Fritz, lors de la guerre de quatorze-dix-huit. Quand ce n’était en plein délirium qu’elle voyait passer toute la famille Habsbourg en grand apparat dans la courette de la maison! Des histoires, des affronts à vous rendre la honte au centuple près, en apercevant les locaux ricaner souscape dans la rue, ou derrière leurs petits carreaux chassieux ayant rabougri les cieux du monde entier entre Chernex et Planchamp. Toute une vie empêtrée sur la table familiale et la fratrie pourrissant en silence sous les non-dits, les hontes et les vexations continues.
C’était revenu ainsi chaque soir dans les écuelles de soupe et le pain rompu, lorsqu’en silence la rougeur des fronts cirés aux tanins n’attendait qu’une allusion pour vociférer, crier sur les femmes ou japper contre les gamins. Puis, là, ça recommençait un peu, un peu mieux et pas pire, on tentait de grimper une demie-marche sociale sauf qu’à l’arrière-garde, le troupeau restait ce qu’il était. Avachi sur le papet vaudois et la cochonnaille, les propos graveleux et le jaune d’œuf s’embourbant aussi fort sur les phrasés pris dans l’alcool, qu’il attachait aux culs des poêlées.
Fallait remonter à Planchamp et on savait ce que ça voulait dire. Le père du mari, un soir qu’il avait encore bu plus qu’à l’accoutumée, s’était enfourché dans les échelons de son bouge et devant tout le monde creva sa course sur la maréchaussée. Une âcre poussière accompagnait la scène, alors que l’homme au rictus concassé par la vinasse, gisait gorgé de sang entre la mâchoire, un de ces sangs visqueux et collants comme les grappes de ce futur poison éclatant dans les pressoirs, et responsable de la chute sociale des petites gens. Les mouches en sirotaient le caillé sous la canicule, tout le monde sirotait, c’était une tradition locale, une culture, une valeur sûre finissant pas s’étendre partout comme une malédiction par monts et par Lavaux.
L’alcoolisme ne se nommait pas, il suçait la cervelle des gobeurs par intermédiaires labiaux fichés aux trous du fût. On en rigolait, ça rendait joyeux, et quand on avait le vin mauvais, on laissait filer, ça durait pas longtemps, du moins au tout début. C’est après, seulement quand les lèvres violacées devenaient corrompues comme deux reptiles toxiques recrachant leurs venins, que ça se gâtait. Alors ça dépravait les ménages et bouffait la volonté des mères à vouloir tenir la maison comme il se doit. Déjà dans l’esclavagisme normal de cette prostitution légale qu’était le mariage, ce n’était pas de tout repos, alors imaginez un peu comment ça devait se passer lorsque que «le Chef» de maison désertait ! On en avait vu des vertes et des pas mûres, des lessives moisissant dans les chaudières, des rinçures en fontaines se terminant par des attaques de bronches, tout un détraquement nerveux et physique en lesquels on glissait furtivement pour se dissocier vaille que vaille du quotidien chiffonnier! Les draps s’engluaient de cambouis, on restait jusqu’à midi prisonnier du sommier, s’évadant dans des revues à l’eau de rose représentant toute une panoplie de femmes extravagantes, qu’une vie entière ne suffirait à décrire correctement. Alors évidemment, les repas n’étaient jamais servis, on confectionnait à la va-vite des cantines journalières en lesquelles on coulait d’étranges mortiers, des soupes du bûcheron aux gros fromages bien mûrs. Le lait remplaçait le sein maternel, des tonnes de lait en bidons, de beurre de second choix, de yogourts ou serrés, de mélasse battue aux couteaux, des tas de trucs visqueux, collants, noirâtres ou blanchâtres, qui plombaient la panse pour un bon bout de temps et vous avachissaient comme des enclumes.
Quand ce n’était pas des glaires de mayonnaise en tubes vautrés sur leurs sommaires sabots rassis, hachés en tranches irrégulières. On se fourrait ce genre de panoplie dans le bide, serrés les uns contre les autres, entre l’hiver gercé de peaux mortes, et l’été caniculaire épandant la salive aigre sur la tavelure tégumentaire de toute une perversité générationnelle.
Dehors, c’était boue ou poussière, maisons crayeuses, volets entrouverts sur ombres brunâtres et fonds de moisissures. On trouvait une collégiale de bonshommes en tabliers et balais, toujours ce balai ne servant à rien, cette récurrence de gestes sur les pavés s’égrainant comme des miettes entre les fissures. Parchemins cloqués des rues et ruelles, des routes, caillasses estropiées et mal en point, cahotant leurs échines misérables sous des cortèges de haridelles.
Puis la mère du mari qui était là, devant la porte, piémontaise sèche et désarticulant laborieusement un italien entre ses gencives édentées. Abrutie devant son homme maintenant couché sur une civière et ne cessant d’apercevoir les moineaux. Il avait à peine achevé une roue de char, et courbé quelques lattes d’un nouveau tonneau. C’est pas avec cela qu’on allait loin, alors la paie de la poste passait à remonter le nécessaire par le chemin des Porteaux, juste de quoi avoir une tasse de glands torréfiés à la semaine, un quignon de pain pouvant durer deux jours et, toujours et encore, un litron opaque de rouge n’en finissant jamais de croupir au fond d’un verre. Une cloque rougeâtre dont les suçons répétés rendaient les rebords tout glaireux.
Elle lâchait des sons gutturaux, tandis que la noirceur de sa cuisine la rendait plus émaciée encore. Un taudis emplis d’assiettes sales, d’eaux croupissantes, tandis qu’elle circulait au milieu de tout cela, en tablier et robe foncée, roidie de crasse, perdant ses menstrues partout aux quatre coins de la maison, sur le trottoir, au point que l’on ne savait plus qui, de son mari ou elle, perdait le plus de sang. La paille dans les culottes ne servait plus à rien, on ne pouvait pas tarir ces engeances du sud prêtes à tous instants de vous fourguer un rôti dans le buffet ! Tout le monde le savait, ça se colportait d’un clocher à l’autre, entre Pertit, Chernex, Brent et Planchamp-Dessous.
Maintenant ce serait bien fini, pour de bon. L’épouse resterait en bas, à Clarens, fini ce Chernex de misère, ce père malade, cette mère rendue démente par la fièvre puerpérale, cette lourde fratrie qu’elle aimait fort et qui le lui rendait mal. Et les enfants venus par-dessus, par chambrées successives de fûts en fûts avec tous ces secrets et ces hontes enkystées aux anses généalogiques. Ce frère issu d’une barrique et convulsant sur les carreaux à tous instants, elle qui avait dû sacrifier son éducation par le simple fait d’avoir eu le malheur de naître femme! Ah, elle était belle l’école de Chernex, avec ce singe vociférant! Quand il fallait de suite, la tête basse et la hargne au ventre, rejoindre la noirceur du logis!
Non, tout ceci ne recommencerait plus à Planchamp! Assez de ces petits vitrages, de ces meurtrières villageoises buttant sur le voisin d’en face, de ce petit monde borgne et limité! De ces misères crasses partout, cette moiteur pestilentielle, ces senteurs de pauvreté et d’ignorance, épandant leurs baves sur les hommes et les choses.
Crasse des recoins et des angles obtus, crasse des esprits, des cerveaux calcifiés, des fronts graniteux.
Sans compter les abandons de filles, les mères partant dès les joies saisonnières achevées, ces chagrins baleiniers devenant immenses à la chasse à courre, une fois l’adulte grandi et l’enfant précocement tué. Tout ceci enfouis sous le saindoux des secrets, la vaisselle visqueuse des lendemains déchantés, les boiseries et le beurre à tartiner.
Puis par doses successives, ce protestantisme sirupeux, continuant la castration des sens par un démantèlement pervers et continu retirant le moindre jus et la moindre substance d’une jeunesse ne pensant qu’à relever la tête, parfois juste pour se rendre compte qu’elle pouvait apercevoir ne serait-ce que la simple base des alpes! Assez! Assez de tout cela! Elle revendiquerait son sang français, ses origines huguenotes et dijonnaises, comme elle aimait souvent le répéter. Assez de ces «pedzouteries», il faut savoir que cette femme otage aurait voulu écrire, composer des poèmes, témoigner, mais voilà en plus de la misère humaine livrée pieds et poings liés à alcoolisme, ce démon passé dans les us et coutumes de tous, il y avait celle d’être femme et d’afficher la féminité, la finesse, l’envie d’élévation. Alors elle abhorrait, en fin de vie, toutes ces fêtes de patelins menant les foires à la soulographie, de voir tous ces hommes rougeauds et transpirants, pris de leurs hideuses ébriétés du petit vin, débordant des lunettes et redondant sur les joues.
«Si on racontait tout ça, personne n’y croirait, parce que tous ces villages ont été retapés pour les touristes, mais avant que je ne meurs, il faudrait que quelqu’un témoigne, de ce que nous avons vécu, nous les femmes, par là-haut.
Alors maintenant, rien que de voir cet étalonnage de baraques se vautrant les unes dans les autres, le ressentiment m’envahit, encore et encore, car cette enfance est restée prisonnière derrière ces petites fenêtres louchant sur leurs malingres gaffes.
Si on racontait ça, personne n’y croirait. Alors il faudra recommencer à dire et redire, sans se lasser, sans se fatiguer. Pour nous, pour notre mémoire.
Pour nous toutes, les femmes».
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «L’enfance d’une aïeule racontée à son petit-fils», juillet 2016 – Tous droits de reproduction réservés –