L’avide quantique
Voici le 104ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Ça se passe à Chernex…
L’AVIDE QUANTIQUE
Genre: Fantastique – Amour
C’est occupé à la réfection d’une des chambres de l’Hôtel et Café du Raisin à Chernex, que Fernand Durussel trouva ce matin-là, ce qui semblait être le carnet d’un client soigneusement caché à l’arrière d’une cloison. Il n’y avait aucun nom, encore moins de signature apposée en fin de texte, susceptible de révéler l’identité de la personne. Mais dès que Monsieur Durussel prit connaissance du contenu, sachant que j’étais fort prisé de vieux manuscrits et de livres d’art, il ne put s’empêcher de me faire partager sa découverte.
Malgré tous nos efforts, nous ne pûmes jamais découvrir l’auteur de ces écrits, ni ce qu’était venu accomplir ce mystérieux voyageur dans notre magnifique région, ni ce qu’il était advenu de lui. Ce qui à mon avis relève encore plus le charme de ce qui suit.
Comme ces témoignages poignants datent des années 1930, il y a tel qu’on le dirait, prescription à les révéler, et comme ces derniers sont des plus originaux, à moi donc de vous en laisser généreusement prendre connaissance, en espérant qu’ils vous interpelleront autant qu’ils ne cessent, encore actuellement, de me bouleverser.
Voici donc…
«Il se passa quelque chose d’étrange ce soir là, face à la vue ouvrant sur Montreux. Le visage de ma bien-aimée semblait s’estomper sur les contours, un peu comme la buée dénudant un miroir.
Ce n’était pas un effet d’optique, la crainte de la perdre tout à fait semblait me jouer des tours, comme si pour moins souffrir au moment fatidique, la nature m’aidait en prenant le pas sur la destinée.
Je la regardais en contre-jour, alors qu’à l’arrière-plan un superbe crépuscule érubescent, longeait ses épaules d’un sanguinolent apprêt.
Et cela recommença, mais cette fois-ci au niveau des joues. Elles se dissolvaient quelque peu en se confondant à cette clarté vespérale, essaimant un faux jour sur l’horizon et les objets environnants.
Je voyais bien le front, le menton, les délicates petites clairières de ses tempes mais, sans conteste, il manquait une partie du faciès entre la lèvre supérieure et le début du muscle de la houppe.
Lorsqu’elle dégrafait sa chevelure et que toute son échine nacrée ployait en avant, on pouvait suivre ce chenal parfait sans se perdre entre les reins et les promontoires iliaques. Ou quand ses longs membres de cygne déroulaient leurs galbes à l’infini, on ne manquait aucune vague, on pouvait suivre jusqu’au bout ces longs chapelets d’albâtre enrubannant l’espace.
Se sont les profils qui s’évasaient, ou s’amusaient à se confondre entre eux, s’entremêlant, s’intriquant ou confondant les perspectives.
Si je fixais le regard sur un point, c’est toute une partie du corps qui s’escamotait. Les murs ou les arrière-fonds de la pièce où nous nous trouvions, déposaient leurs structures en lieu et place de la chair. Un trou que la matière murale comblait aussitôt. Ou l’inverse. Un manque de matière carnée laissant une espèce de vortex horizontal absorbant la chair contre les bords, et révélant de par cela-même, un fond malencontreux.
Il ne restait pas beaucoup de jours, avant la définitive absorption physique par procédé routier. Les valises s’entassaient partout, il fallait subir la constante déchirure des oripeaux, du tri des soies précieuses et des blouses sensuelles, roulées consciencieusement, disparaissant dans ces fosses fatidiques jonchant la pièce.
Asséné par cette absence envahissante et préconisant déjà son terrain, je demeurais paralysé sur le “radeau”, le divan du salon, à ne rien faire d’autre que regarder ce qui ne serait plus, ou qui visiblement commençait par ne plus être.
Je comparais la taille de ma fiancée avec celle du mobilier ambiant, afin de trouver encore un référant logique ou métrique de comparaison, combler les pièces manquantes avec les butées artificielles que j’avais fixées comme repaires. Ou comme bouées de secours.
Que si je devais déjà me noyer dans le vide, et “le plus d’elle” existant déjà, je puisse trouver une échappatoire et ne pas mêler ou perdre mon corps à un faux espace, ou à une fresque érigée en trompe-l’oeil.
Ce qui fut peut-être déjà depuis le tout début, qui sait?
Aussi cette manière qu’elle avait de se déplacer…
Que je vous conte cela aussi.
Je l’entendais ranger des papiers dans la mezzanine, depuis à peu près une heure.
C’était son endroit, son intimité, la partie ombragée et toute de bois tiède, que seul un toit à deux pans venait parfois gêner dans sa stabulation.
Une petite lumière régnait, on la voyait poindre entre les barrières, craquer la structure du sol toute fendillée à cet endroit-là.
Elle marchait, voyez-vous, en se déplaçant; puis j’entendais distinctement le froissement des papiers entre ses longues mains fines. J’adorais comme toujours admirer la dextérité sensuelle de ses longs poignets d’ivoire, dompter la matière à son goût, travailler les nervures des tendons, saillir le liseré des veines, le tout sous l’adorable embrun de perspiration laquant la surface de la peau en réverbérant clartés et ondoiements sinuant de gestuelles.
Alors…
Alors comment se fait-il que j’entendis soudainement en bas, dans la chambre ouest, la plus éloignée du salon et du vestibule, retentir le piano sous ses digitées? C’était bien “La Pathétique” de Beethoven qui parvenait à mes oreilles, je reconnaitrais sa manière et son style d’appréhender les touches, les yeux bandés, au milieu de mille autres concertistes.
Comment avait-elle pu descendre les escaliers de cette mezzanine, traverser le salon, parcourir le corridor, sans que je ne l’entendisse?
A part l’épouvantable chagrin de savoir ce clavier bientôt fermé à tout jamais, de réaliser que je ne l’entendrai plus jouer, que je ne verrai la gracile silhouette se balancer sous les mélopées, il fallait aussi que je me résolve aux morcellements annonçant la déchirure.
Comme ces futurs morts dont parlent les Tibétains, et qui atrophient longtemps avant paraît-il, leurs ombres de vivants.
Elle jouait!
Je n’avais rien vu passer, ni réalisé aux cours de ces années, tous ces gestes quotidiens et anodins, cette “routine” longuement décriée, mais qui fait que ce quotidien-là, lorsqu’il menace de manquer, puis qu’il disparait, laisse un vide qu’aucune aventure ne saurait disputer.
Que les butineurs n’ont aucun endroit où aller, que de danser proche de la ruche, tout le temps, comme un huit insatiable revient en son point de départ, ou que la folie ronde, heurte les abords de son enceinte.
Cette douleur dans la poitrine et ce corps immense érigé dans la baignoire, cette grâce de Vénus, il était impossible de la perdre, impossible d’imaginer que l’air, l’espace, les pourtours des murs, ne puissent rendre en filigrane, du moins au tout début, encore un peu de cette présence, encore une bribe de cette peau oblongue, si douce, si tendre à lisser!
Puis je sais, le soir, je n’étais pas beaucoup présent mais las souvent. Des soirées noires et sans moi, entières, qu’elle connut au fil des saisons. Ces octobres lugubres, ces novembres d’encre, avec cette humidité, ces brouillards, ces rigoles emplies de caniveaux boueux et au loin les petites croisées de Pertit sur Montreux, que je voyais comme des fresques juchées en veille sur cette moire vespérale, aux nuits pleines et étiolées!
Courbée sur la table, comme sur des lois assommantes, à fouiller son bonheur, à manger derrière la soufflerie d’air chaud.
Mais à qui donc désormais, enverrais-je mes heures d’arrivée, mes retards de parcours, mes bonheurs de vers elle, parvenir au plus vite?
Tous ces travaux qui ne sont donc que des tranchées, et qui ne servent à rien qu’à creuser à vide les tombeaux de l’absence!
Ah! s’il n’y avait point eu toutes ces misères, si ces misérables humains comprenaient enfin que ne rien faire pour l’autre, c’est souvent le combler en silence!
Que le travail, la carrière, la performance, ne sont que les monstres hideux d’une société qui ne sait rien engendrer d’autre que ces boues puériles de réussites et de considérations!
La réussite! Un épuisement de luttes fratricides, de nauséabondes sueurs dégouttant de l’inutile et un esclavage archaïque qui ne mène vers qu’un argent dépensé et des cancers ou infarctus marinant au fond des bassinets de caisses d’épargnes!
Les levées et les pesées, la foulée des journées tassées aux pupitres, la loi ordonnée du prolifique et de l’obscurantisme écartelant tous contacts à chairs humaines, aux profits, profits, profits de sentiments bestiaux!
Humanité malade! Labeurs inutiles prenant en otage les âmes et les corps, mutilant les esprits, corrompant l’éducation!
Qui ne cesse de plus penser, et de réfléchir jamais, de suivre ce troupeau de malheureux qui bêlent des vacarmes assourdissants, incapable d’aimer, sacrifiant familles pour une patrie déshonorante, un patronat pervers!
Le clavier se refermera. Les notes se dissoudront.
Incapable d’entendre ou d’écouter, je ne tombe que sur les friches de ces bagages partout. Dans les bords, un vague résidu s’y rapportant.
Alors, avec effroi, je regarde ces poutres brunes, cette mansarde, allongé sur le monument d’un lit où elle ne sera plus, même pas un linceul, même pas dans les plis des draps où elle dormit, sans tiédeur, la reforme d’elle-même.
Non, rien du tout. Pas même là où j’ai beau avoir voulu, en suspension, mémoriser l’éclosion de son corps comme pour me le figurer encore, non, même rien sous les fanges de cette soie qu’une dérive de froissures, un lit sec, démarqué des ondes de ses hanches et des cascades de ses reins.
Plus de rubans brachiaux, traçant à la craie l’ondoiement de ses membres et l’aiguille des poignets semblant si fragiles, que j’eus voulu amoindrir encore par érosion, afin de me les sertir en caresses.
Mon Dieu, Elle, là encore partout, mains en cols de cygne soutenant le menton.
Encore une me fis-je…
Je ne l’ai pas vue changer d’endroit. Encore une fois, je m’aperçois déjà ne plus la voir, disparaître à l’arrière de je ne sais quelles courbes, loin du son présent et des écoutes intimes.
Comment diable fait-on pour épandre le tablier terrestre, afin de pouvoir toujours apercevoir ce qui se destitue d’entre les courbes cruelles et les fossés morts?
Ça disparait petit à petit, une vague lueur lactée, la vie fumée comme une cigarette et que l’espace soufflerait en nuage ombrageux, un test de Rorschach, un lait de corps s’absorbant en lui même.
Voie lactée en Pégase et gaz de ses atomes, je circule, ô ma bien aimée, désormais en ton inexorable vide quantique!
© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, «L’avide quantique» – Tous droits de reproduction réservés – avril 2015