Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 12/01/2015

JANE KINGSFIELD

Voici le 7ème conte de la série TERREURS ET ANGOISSES DE MONTREUX: 
JANE KINGSFIELD 

Librement adapté d’un fait réel. A Geneviève Beaucage.  

Il Faisait un temps radieux au Col de la Perche, et Rodolphe Pertéset, monté ardemment depuis l’Alpage de Caux, n’était pas fâché de voir enfin poindre la pittoresque petite Buvette de Jaman. Ce dernier herborisait tout l’été et s’en retournait avec moult herbes odorantes exprimant rareté et florilège de notre région bénie des dieux. Il tenait en main une gerbe de menthe, lorsqu’il parvint devant la halte encombrée par des touristes de toutes sortes, pérorant joyeusement au-dessus de protubérantes croûtes au fromage. N’écoutant que le creux de son estomac, il commanda lui aussi la spécialité du lieu, qu’on amenait par jeep depuis l’Alpage de Jaman, alpage où les meules murissaient lentement depuis le début de la saison. Il lui manquait encore deux ou trois espèces de simples, pour parfaire son officine d’hiver; le thym serpolet, couvrant la façade Est de la dent de Jaman, qu’il avait projet d’escalader à cette occasion, et le Millepertuis, qui rendrait une belle huile rouge transparente, après deux mois de macération intensive sous le soleil de la Riviera Lémanique. 

Le repas fut expédié manu militari! Pertéset étant un robuste montagnard, n’écoutant que ses jambes et le rythme soutenu de la marche pour cadencer sa journée, ne perdait jamais une minute en vaine oisiveté. Une fois le café copieusement arrosé de double crème, avalé lui aussi à la hâte, il se remit donc en marche vers la dent de Jaman afin d’accomplir sa mission. Son sac était déjà rempli de racines de chicorée et de Gentiane Luthéa qu’il avait déterrée autour du Merdasson; aussi, appesanti par la digestion de son repas, il entama de sinuer sans précipitation la douce concavité séparant la Buvette, du pied de la façade imposante de la Dent. 

La courbe s’ouvrait comme une hanche onduleuse, donnant sur le jour infini menant du tapis des herbes ondulantes et toutes frissonnantes d’haleines suaves, jusque sur l’échine du lac ruisselant entre azur et Alpes Savoyardes. Il s’arrêta afin d’observer les barques qui, au loin, semblaient des albatros écrasés par la chaleur, ou capturées par le mouvement des eaux miroitant de tessons stellaires. La plaine aqueuse emportait d’étranges trirèmes, boulonnées dans le plomb fondu ayant piégé aussi le ciel. Il posa le premier pas sur la roche menant vers les pousses âcres de Serpolet, lorsqu’il la vit… 
Erangement vêtue, blanc calice délicatement saupoudré d’une ombrelle diffusant une ombre diaphane sur son visage. Elle était assise à l’extrême bord de la combe menant au vide transi de clartés. La courbe des ses épaules épousait parfaitement l’huile lumineuse des crêtes ouvrant contre la plaine. Mais diable! Elle demeurait donc bien proche du précipice, ignorant et ignorée des autres promeneurs! Il s’en approcha, lui, le robuste et noueux montagnard, n’osant pas faire un geste mais, devant malgré tout imposer sa masse rocailleuse près du lys égaré. Elle avait posé la longue couleuvre de son bras satiné sur la soie de ses atours, tandis que l’autre, tenant l’ombrelle, semblait fleurir à bout de main, une délicatesse lunaire la recouvrant entièrement. Ses attaches fines, prêtes à se rompre, s’écoulaient fragiles comme un cierge ayant longuement brûlé. Son visage trahissait une profonde tristesse. Elle ne disait rien, ne semblait aucunement percevoir l’état solide du terrain, seuls ses flux féminins paraissaient repris par le chant des brises, les caresses douces et parfumée des ondes antagonistes remontant de la plaine et de celles, plus coriaces, descendant des arêtes de Naye.
Ses yeux regardaient tantôt le vide, tantôt côté amont. Elle semblait attendre quelqu’un, ou rechercher une personne ou, encore, avoir perdu un être cher et se consoler solitaire vers les beautés de la terre. Car on le savait bien, le souffle des êtres chers, les chairs disparues, les os ancestraux, tous s’en retournaient aux origines, à la source de la vie-même et des mouvements de la nature circulant dans l’air, la terre, et la roche. On pouvait retrouver des esprits et des formes, dans les pétris apparemment figés des hauts cols montagneux et des atmosphères raréfiées, près des coupes d’alchémilles dont la quintessence se condensait en larmes distillées au cœur du calice.

Il s’en approcha encore, osa s’asseoir, maladroit, épais comme du granit au pied d’un narcisse.
 – Excusez-moi… Je vous dérange peut être… Je n’ai pas pour habitude d’importuner le monde… Mais… Avez-vous besoin d’une quelconque aide ?
Elle ne réagit de suite aux requêtes de Pertéset. Evasive et lointaine. Lui, le bon vaudois pétris de fromage et double crème, s’essaya une deuxième fois, plus craintif encore.
 – Etes-vous de la région ? Cette-fois ci elle releva doucement la tête, et le fixa étrangement de ses grands yeux ouverts, vers un monde qu’elle semblait découvrir sur l’instant. Elle avait des yeux bleus de cieux, des cieux bleus en ses yeux, tout emplis d’espaces derrière l’agate cristalline baignant la surface de son être.
 – Je peux vous aider, si vous êtes perdue? Elle fit un geste, comme pour se lever. Mais les jambes semblaient se dérober sous elle, comme le surplomb en lequel ils se trouvaient, menaçait aussi de s’ébouler vers la plaine.
 – Madame, est-ce que tout va bien ? Attendez… Il ouvrit une de ses muselières, s’empara d’une gerbe de menthe, en froissa les feuilles, et lui fit respirer ainsi les fragrances à fleur de nez. « Est-ce que ça va mieux ainsi ? Vous êtes drôlement pâle… Il ne faudrait pas rester plus longtemps ici, vous risqueriez d’attraper mal.»
 – J’ai l’habitude, finit-elle par articuler d’un fort accent anglais. Je suis là depuis longtemps.
 – Ah… Excusez-moi… Je ne voulais pas vous importuner… Je pensais juste que vous aviez besoin d’un peu de réconfort. Le mot lui parut compliqué. Besoin de soutien, reprit-il, en détachant chaque syllabe.
 – Oui, peut-être. Je suis un peu perdue. Je viens ici tous les jours. Le soir je redescends, puis je reviens encore et toujours. J’ai l’impression de ne faire que ça…
 – On peut redescendre ensemble, si vous le désirez, ainsi seriez-vous moins seule, et peut-être moins craintive…
 – J’attends quelqu’un. Il ne devrait pas tarder. C’est pour ça que je reviens. Mais il ne semble pas faire attention à moi. Alors ça me chagrine. Ça me tourmente. Me met en colère. Et je remonte, reviens ici, tous les jours. Vous êtes bien le seul, depuis tout ce temps, à faire attention à moi.
 – Madame, pardonnez mon arrogance, mais belle comme vous êtes, je doute fort que vous passiez inaperçue.
 – Je passe, tout simplement… Je ne demeure pour personne. Sauf peut-être un peu pour vous.
 Au loin la crémaillère fit écho dans la Galerie des Rochers-de-Naye. Pertéset devant prendre le dernier train, proposa non sans hésitation, d’emmener la jeune personne avec lui, qui de manière évasive, glissa sur la proposition. 
 – Serez-vous là demain encore ? Pourrais-je vous revoir ?

 – Vous verrez bien… S’il ne s’agissait que de cela. Je l’ai bien compris, depuis tout ce temps. On voit, on ignore, on ne perçoit ni ne sentons rien. C’est une malédiction à laquelle on est assujetti, qui nous demande de toujours tout recommencer, depuis le début, tout le temps. Une solitude infinie, un tourment continu. Au revoir, Monsieur… 
Perteset, le cœur déchiré, s’en retourna. Epais comme un monolithe de granit cherchant à s’élever dans les airs. Il marcha à contre-cœur, contre-courant, vers la buvette animée. La vie le saisissait par l’encolure, à nouveau, l’enclave silencieuse se refermait, comme la surface du lac sur un galet. Il n’avait jamais connu de femme, il ne savait pas bien comment ça fonctionnait. Ses montagnes, ses plantes, son officine. La Nature tout court, loin de la contre-partie humaine, qui pourtant – il venait de le constater – n’en était pas moins séparée du reste des autres éléments. 

Avant de redescendre sur Montreux, il éprouva le besoin de se redonner courage et cœur au ventre. Il alla à l’intérieur de la Buvette, afin d’activer la commande, alors qu’au loin grondait déjà le train des Rochers-de-Naye. C’est alors qu’il vit un grand tableau derrière le comptoir, un tableau étrange, représentant la femme qu’il venait d’apercevoir, mais semblant avoir été réalisé bien des années auparavant. Pertéset, tout fébrile – et il en fallait beaucoup pour ébranler ce montagnard rompu à toutes vicissitudes -, demanda, la voix tremblante, qui était la personne représentée sur cet ouvrage. Le tenancier, qui connaissait par coeur l’histoire depuis son enfance lui répondit singulièrement :
 – C’est Jane Kingsfield, cette femme anglaise qui a dévissé de la Dent de Jaman, au début du siècle précédent … 

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
 © Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux.
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