HISTOIRE DES DEUX LASCARS BON-AN ET MAL-AN
HISTOIRE DES DEUX LASCARS BON-AN ET MAL-AN
Conte de la St Sylvestre.
Je ne sais pas si vous connaissez ces deux guignols: Bon-An, Mal-An? Non? Vous ne les connaissez pas? Eh bien, vous ne savez pas ce que vous manquez. Aussi accordez-moi le plaisir de vous les exposer au grand jour, surtout si c’est celui de la St Sylvestre!
Bon-An et Mal-An, bonaces et malins, sont deux solides compères qui logent dans un chalet sous la clairière du “Cubly” au lieu dit “En roches blanches”.
Ces originaux n’ont jamais trouvé chaussures à leurs pieds et pour cause; été comme hiver ça se trimballe avec de grosses bottes de fermier. Ils ont les pantalons si raides qu’ils pourraient tenir debout sans l’aide de leurs jambes; un chapeau crotté est déposé sur un crâne qui ne doit pas avoir vu le jour depuis longtemps !
Ce n’est pas tout. On dit que lorsqu’ils empruntent le chemin des vingt-deux contours pour apporter leurs récoltes à la gare de Chamby, ils font fuir le gibier, effrayent les enfants même les plus teigneux. Quand aux demoiselles, ah, lala! Savent-ils seulement à quoi cela ressemble? Chaussures à leurs pieds seraient bien malaisées d’être enfilées, qu’elles soient de vair ou de cristal!
Pour tout vous dire, faute d’être méchants, ils sont néanmoins très peu avenants; visages bouffis et rougeauds, nez boursoufflés à force de ne point sucer que des glaçons, sourcils moussus et des dents semblant jouer toutes seules aux osselets.
Malgré cela, malgré cette effrayante apparence gémellaire, ces deux lascars ne s’habillent – si on peut appeler cela se vêtir – que d’une façon grotesque. Je veux dire: mêmes formes de vêtements, certes, mais point d’identiques couleurs. Sous une bedaine pour le moins protubérante et forte éprise de gros gibiers, l’un se ballade tout en blanc et l’autre se pavane en noir cirage.
Bon-An préfère les tons clairs, bien que salissant soit un doux euphémisme, on dira d’une allure blanc cassé, car en plus d’être pour le moins négligé, il est d’une maladresse inénarrable. Cela n’aide en rien la fraîcheur du linge, vous en conviendrez.
Quant à Mal-An on pourrait le prendre pour un charbonnier, ce qui est fort aisé concernant la crasse demeurant invisible. Je vous laisse donc imaginer l’allure de ces deux bonshommes, s’ils devaient pour une raison ou l’autre se balader tout deux en plein coeur de Montreux!
Bon-An est toujours d’humeur légère et souriante, voyant la vie du bon côté, quoi qu’il advienne.
Mal-An au contraire est constamment maussade, en train de geindre pour un oui ou pour un non. Les choses ne vont jamais comme il l’entend, le jour n’est jamais assez clair pour y voir correctement, ni les nuits assez sombres pour ronfler à son aise. Entre les deux produits de querelles pour le moins désopilantes!
Ainsi, chacun vaquait de son côté, l’un gâchant par dépit ce que l’autre accomplissait dans la joie et l’allégresse.
Pourtant, dans leur ferme, ils ont tout le nécessaire à portée de main; ils n’ont nullement besoin de rejoindre la civilisation pour survivre, donc aune raison de gémir.
Ils ne doivent même pas savoir que la région est habitée par-delà leur halte de Chamby.
L’univers se clos derrière le dernier sapin bordant la clairière des “Roches blanches”.
Cependant voilà, cette soirée était celle qui allait rejoindre l’an nouveau, ce que nos deux lascars ignoraient, vous pensez bien. L’eussent-ils su qu’ils le dédaigneraient complétement.
Mal-An ne cessait de gémir sur son sort, comme quoi l’eau était trop humide, le bois ne produisait pas assez de flammes dans l’âtre ni ne prenait assez vite à son goût, la neige semblait bien plus blanche du côté de Chamby et les glands servant à produire leur café n’étaient que des restes crouilles que les écureuils du bois avaient eu l’outrecuidance de ne leur céder qu’au dernier jour d’automne, puis encore, par charité.
Ils n’avaient en sorte en tout et pour tout que des secondes mains pour ravauder une existence des plus monotones.
Les bûches devenaient trop dures à fendre, les fèves, on avait beau les cuire pendant des heures dans le chaudron, autant essayer de ramollir la caillasse du torrent!
Le lait de la vache ne nourrissait plus son homme, au bout de deux jours, le beurre rancissait au point qu’il fallait le porter aux cochons; il devenait impossible de manger à sa faim, même les saveurs s’étiolaient bien avant que l’on puisse en jouir. Puis, reconnaissons-le, la terre entière devenait un boulet qu’on avait à charge de tirer, en tous cas au râteau pour commencer. D’ailleurs, on ne savait comment elle arrivait encore à tourner, celle-là! Un jour ou l’autre, force est de constater que la toupie perdrait son élan en culbutant sur le bas côté… C’est alors qu’on sentirait un peu ce que ça donne que de ne plus avoir les pieds correctement nivelés au sol et de voir les océans se débiner en plein ciel!
Mais où donc allions-nous tous,enfin? À quoi bon quitter le séant au matin et mettre ses draps à la fenêtre? Entrevoir une journée entière devant sa porte, qu’elle passe donc son chemin celle-là! Allez, ouste! Ça éviterait beaucoup d’ennuis. Ça n’était pas d’aujourd’hui que plus rien n’allait dans le chalet.
On rentrait bredouille de la chasse, il fallait se lever tôt pour trouver encore du poisson dans la Baye et du côté Vallon de Villard, on verrait bientôt les ravins ronger les derniers champs arables qui nous restaient à cultiver. Quelle poisse! Non, vraiment, la vie était trop dure, bien plate, bien grise, bien misérable, bien tout, sauf ce qu’il fallait!
Bon-An au contraire, se levait fort gaillard, sifflant de tout son allant. Encore un bon matin à boire un café revigorant! Les écureuils partageaient la pitance de manière équitable. Puis, on fendrait le bois d’un seul coup de hache bien avisé, de quoi obtenir une flamme d’enfer dans le foyer, bien que… sans arriver jusque là… on dira repousser les froidures de l’hiver loin à la ronde.
De plus, la cendre serait d’un blanc immaculé, pour sûr, comme la neige tombant à gros flocons, toute soyeuse et bien plus épaisse que celle de Chamby, recouvrant d’un placide silence querelles et quolibets sous son duvet moelleux.
Il ne faudrait pas oublier de laisser la part de grains exigée pour les oiseaux, ainsi même la vie humaine se ravauderait de fils robustes entre elle et l’existence des autres êtres.
On avait produit de bonnes semences, très abondantes, grâce à la Providence toujours levée avant l’aube; les saisons généreuses avaient rendu le meilleure d’elles mêmes, les fameuses fèves ne demandaient que peu de cuisson, devenues aussi tendres que le beurre issu du lait de la belle Pâquerette.
La terre si légère poursuivait sa course ailée dans l’air zéphyrien, on pouvait lui rendre grâce, les pieds bien arrimés au sol; non seulement elle nourrissait l’ingratitude de l’humanité, mais en plus, infatigable, elle reprendrait sa course sans s’arrêter ne serait-ce qu’une seconde pour souffler.
On pourrait se lever guilleret, suspendre ses draps à la fenêtre, qui serviraient de voiles à ce vaisseau sidéral, pour aller mieux, plus fort et plus loin encore.
Porte béante, l’aube pouvait entrer de tout son cours, on y plongerait à bras le corps, on devait être reconnaissant à chaque seconde de la destinée claironnant à l’horizon.
Le chalet ne saurait mieux se porter, ni les quelques poissons frétillant dans une eau de source des plus cristallines.
Il fallait honorer la patience qui nous était requise, avant de se jeter, tels des sauvages, sur tout ce qu’offrait Dame Nature, car rien n’était dû, tout provenait d’efforts, des puissants coups de reins engendrés par la magnificence des saisons.
Il n’y avait qu’à baisser la garde, délaisser armes, gourdins et clôtures, les légumes et ce que produisait les bêtes qui éclaircissait le sang, renforçait la chair et ennoblissait l’âme.
On n’avait qu’à tendre l’oreille pour entendre la vie gazouiller, car – du fond des ravins de Saumont – s’élèvent les oiseaux bigarrés et quelques arcs-en-ciel s’irisant devant nos cascades. Ainsi, chaque champ donnerait au centuple ce que l’on avait semé en céréales et obtenu en pains rassasiants!
Il ne fallait jamais cesser de rendre grâce et déposer un angélus sur les épis frissonnant au souffle du Jaman.
La vie était tendre, valeureuse, fournie, d’une luxuriante verdeur, donnant tout …sans compter la monnaie.
Vous l’avez compris, Bon-An voyait tout en blanc, Mal-An crayonnait tout en fonds noircissants.
Mais il fallait bien franchir l’an nouveau en tâchant d’établir l’entendement entre nos deux lurons. C’est que c’était difficile, surtout dans les travaux pratiques.
Cependant, un fait saisissant se déroula pile en ce trente et un décembre.
Mal-An avait craqué sa culotte ce qui aurait pu déboucher sur un terrible drame, si Bon-An, se ravisant, toujours affable, en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, installa une si belle rustine que la fesse gauche de Mal-An avait instantanément cessé de fuir, là où il ne fallut pas qu’elle fût…
C’est alors qu’au treizième coup de minuit, sonné au clocher de Clarens, il se produisit un miracle: avec treize coups on ne pouvait s’attendre à moins… Les deux compères venaient de saisir que l’entraide pouvait atténuer les différences de caractère et qu’en s’unissant les efforts s’égaliseraient.
Le blanc Bon-An pouvait venir au secours du noir Mal-An et le réconforter.
À l’inverse, le noir Mal-An pouvait empêcher le blanc Bon-An d’accomplir des bêtises par excès de zèle où d’enthousiasme, face aux méchants de ce monde qui, sans scrupule, n’auraient fait qu’une bouchée d’un trop bon bougre.
Lorsque deux forces s’opposent, elles s’annulent.
À eux deux dans dans la concorde, et peut-être un peu plus proprets, ils pourraient certainement mieux mener leurs affaires et qui sait, peut-être enfin trouver, chose sûre, un nouveau pied à installer dans un soulier neuf.
Qu’en pensez-vous ?
© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains ( AVE ) & MyMontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Saint Sylvestre”, “histoire des deux lascars Bon An et Mal An”, décembre 2017 – Tous droits de reproduction réservés .