Ground zero
Voici le 185ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Un tsunami sur le Léman? Il y a une part de vérité dans ce conte…
Ground zero
Anticipation.
Si vous soulevez une pierre, ce ne sera pas des insectes qui sortiront, mais autant de petits nazis se suivant les uns derrière les autres, autour des chalets, géraniums, Blanche-Neige et les sept nains.
Et tous leurs «bons» propriétaires bien-pensants dormiront en paix, avec en cachette, très bien conservé, le portrait original d’Hitler sous l’oreiller. (D’après Thomas Bernhardt, in «Des arbres à abattre»).
L’ardoise lacustre montait très haut contre le ciel, alors que celui-ci s’affaissait de plus en plus proche des rives, maculé d’une chaux vive scintillant de toutes parts.
On voyait se profiler un bras de rivière, entre les maisons et les roseaux apparaissant au loin. Il n’y avait plus que quelques pignons crevant les coiffes fauchées entre les épis de blé ou de maïs.
La tourmente s’intensifiait, malgré la fougue lumineuse embrasant les terrains.
Cela se passait au fond, du côté des Grangettes, mais on ne pouvait observer ce phénomène qu’avec l’aide de solides jumelles, depuis la terrasse de l’Hôtel de Belmont. Il fallait se faufiler entre les arbres abattus, les monticules de foins et de branchages terrassés au sol.
Quelque élément survenait, côté Genève, une espèce d’énorme vouivre de fonte, surdimensionnée, s’étirant tel un colossal velum d’amphithéâtre romain. On y voyait darder des éclairs, puis s’imprégner de je ne sais quelles fulgurations sanguines ne disant rien qui vaille. Le chenal lacustre, côté Territet, ne devenait plus qu’une mince coulée, encrée de noirs prémisses, prise entre les gouaches mobiles du Quai Ami Chessex.
Je vis Solange, sur la jetée, chemise bouffante de tempête, bras nus, lustrés de pluies ayant commencé de se déverser en grandes trompes. Seuls ses cheveux ancraient encore le col immaculé de cette chemise s’accouplant avec la peau. Elle n’avait pas à être là, que lui prenait-il donc de voguer si près des abysses bouillonnantes et des nues carnivores?
Jupe bleu marine et cintrée à la taille, elle virevoltait sous la tempête, disons que la tempête fouettait cet élan carné cherchant par toutes les manières possibles d’échapper au naufrage, rampant maintenant à deux pieds du port de Territet. Le kiosque fut englouti de franges laiteuses, par en dedans, et peu de temps après, on entendit le verre voler en éclats.
Cela fonçait droit à l’abordage, tel un vaisseau fantôme remonté du gouffre lémanique.
Les Grangettes mugissaient, puis plusieurs autres clameurs s’ensuivirent, toutes plus lugubres les unes des autres, du côté de la dense forêt gothique, joignant Port-Valais puis le Bouveret.
Des silhouettes verdâtres apparaissaient en nombre, gesticulant sous les actions des flagelles naufrageuses. On avait l’impression de revoir surgir les spectres des soldats français et des villageois de Saint-Gingolph, fusillés par les Allemands sur le pont de la Morge. Ce bout vrai devenait un radeau: s’était-il vraiment détaché de la plaine? Tiraillé par ces étranges cordages que multipliaient les nues torrentielles? On pourrait le croire, car on apercevait avec effarement, le village du Bouveret foncer droit contre le port de Territet! Cela se déchirait plus fort encore, s’arrachait comme de la chair tenaillée à chaud. Ce vortex entraînait à sa suite le serpentin tout entier de la Haute-Savoie!
Solange, la gorge miroitant d’embruns, glacée et trempée jusqu’aux os, semblait ne rien voir, ni ne rien ressentir de ces battues, mais on pouvait entrevoir son corps, transi de spasmes et prêt à se rompre, se courber de telle manière qu’il ne tiendrait plus longuement avant de céder aux rages tempétueuses détruisant la Riviera.
Les bateaux de la CGN, pris en ces mailles indomptables en lesquelles ils se fracassaient corps et biens, la proue en l’air comme de sinistres fantômes chahutant les éléments, jouaient encore des aubes, moulinant à vide l’espace cinglé par le grain. Puis ce fut tout le bâtiment qui s’engloutissait, vitrifié de lueurs saumâtres, éclatant les unes après les autres avant de disparaître sous les tessons liquides, pourvus d’autres phosphorescences plus sinistres encore; il y avait maintenant deux lacs superposés l’un sur l’autre avec un vide conséquent entre deux strates aqueuses et la peau des nues déferlant au-dessus comme une housse cherchant à tout submerger d’un coup.
Cet accouplement entre terres et cieux se poursuivait de manière inéquitable. L’épiderme lacustre cédait déjà, les cieux fondaient sur ces fissures amovibles aux lugubres sucions. L’espace disparaissait sous l’onde, puis les rives, les golfs principaux ayant donné au Léman sa forme si caractéristique de croissant rieur, au milieu d’une Suisse austère, bâtie de remparts montagneux et de pâtés médiévaux.
Le vieux Rhône s’était écartelé; quant au Rhône lui-même, après l’effondrement du pont menant de Vaud à Valais, il n’était plus qu’un dédale de troncs et de planches de toutes sortes dévalant à toute allure au large du Bouveret. On aurait pu marcher sur ces nacelles tant elles se scellaient entre elles, telles une piste de Schlitte devenue ivre folle.
Solange, la chemise déchirée, recouverte par les voiles d’une vieille caravelle, battait la mesure de cet orchestre démoniaque qu’elle semblait diriger à son gré. Ce n’était plus une victime inconsciente bravant la vie devant les furies des éléments; c’était une naufrageuse à part entière, et la falaise d’eau surgissant contre les quais en criblant le Gramont, s’élançait de St-Gingolph contre ce qui fut le parc anglais.
Les cheveux chargés de flots, bras cassés, striant l’espace lorsqu’éclatait un éclair, la créature recula dangereusement jusqu’au bout du débarcadère de Montreux. Puis une mousson l’aspira comme on gobe un œuf, avant de la fracasser contre les rochers, la chemise dégorgée de peau et la forme disparate, sans rien d’autre qu’un éclat mauve drapant les nuages d’une pourpre étole.
Un volcan s’était éveillé en équateur, c’est pour cela que l’été précédant la catastrophe, on vit un ciel caniculaire poudré de craies sanguines, s’étendant fiévreusement du Valais jusqu’au coucher jurassien. Ceci avait déjà empli d’ enchantement le peintre Turner, quand il avait reproduit les paysages de la Tamise, saturés de ces cendres donnant un teint si particulier aux toiles de cette bonne vieille Angleterre qui, hélas, cessa de coloniser Montreux au profit d’ articles ordinaires.
L’atmosphère devint souffrante, l’organisme terrestre réagissait en époussetant ses poux en surface de terrain, l’homme étant l’un des principaux parasites, le premier domino ayant entraîné la chute en cascades des pièces adjacentes.
Si Solange fut bel et bien une sirène annonciatrice de catastrophes et d’engloutissements, tout laisse supposer que la terre ne fit jusque là que de s’ébrouer calmement, par rapport à d’autres furies préparant l’avenir, tandis que l’humanité ne retenant aucune leçon du passé, continuera de ne songer qu’aux ravissements de ses propres pulsions.
C’est homme-là, si indignement préparé aux vicissitudes à venir, ne survivra pas un instant aux épreuves qui suivront les cataclysmes et, pour s’en sortir coûte que coûte, il n’hésitera pas à vendre ses semblables à tout va.
L’homme des barbecues et des apéros, régulant son existence sur l’esclavagisme d’une marmaille gâtée jusqu’à la moëlle et les bouchonnages d’autoroutes ruminant toutes les fins de semaine, afin d’emmener la «famille» au chalet, cet individu ne voit rien d’autre que la fin de son gazon domestiqué et le ciel d’un store clos devant son horizon.
D’autres vociféreront depuis la portière de leurs chars, enduits de testostérone, parce qu’une plaque de voiture hors juridiction «normale», vint à entraver un croisement en sens inverse, ce qui habituellement est considéré comme un dû inaliénable.
Petit nazillon transit de testostérone et faisant piètre figure au-devant sa masculinité remise en doute par son prolongement phallique bloqué au milieu de la chaussée, et de ses progénitures amorphes affalées sur le fauteuil arrière.
C’est ainsi que tous les gentils, entourés de mièvres potiches sur les fenêtres, révéleront leurs véritables visages, afin de survivre à quelques avantages en fin de flammes.
Il suffira de soulever une pierre pour voir les vrais monstres surgir de leurs antres.
Cette-fois, ce seront les montagnes qui s’ouvriront ou qui se percuteront entre plaines et vallées, avec bien plus de fracas et de convictions que celles qui ont englouti le village de Derborence.
Lorsque les accalmies arriveront, après le tabassage des vermines et des rats, la nature humaine continuera de vociférer au gourdin afin d’affirmer ses besoins élémentaires, tout cela sous un hiver impénétrable, empli de misères morales qui perdureront sûrement plusieurs siècles, avec les invasions diverses, dues aux changements climatiques, juste après l’inversion des pôles magnétiques et la perméabilité des anneaux de Van Halen.
Collège Champittet, septembre 2018
© Luciano Cavallini, & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Ground Zero», octobre 2018, tous droits de reproduction et de diffusion réservés.