Gravel Road
Voici le 146ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Entre Cornaux et les plaines de Pensylvanie
Gravel Road
Récit
Elle a dit, Holly Jane, elle a dit en fuyant les Amish qu’ici ce serait le calme, le calme par là-haut. Ce serait le retour aux sources, mais avant la Suisse allemande, elle avait crevé sa fatigue sur la route et atterri accidentellement contre les flancs de la Riviera romande aux souffles doux et parfumés.
Holly Jane avait dit là-bas, à Lancaster en Pennsylvanie, qu’elle retournerait vers le pays de Jakob Amann dans le Berner Oberland. C’est alors qu’en hoquetant comme haridelle à bout de souffle, la femme trouvait plutôt jolies ces grandes prairies de Chaulin-Cornaux, toutes parsemées de narcisses quand elle était débarquée. Puis la vie, parfois, vous détourne du chemin qu’on voulait préserver.
C’est qu’en cette période-là, il y avait ferme à remettre juste en face de la halte, alors en arrivant à pâtures, les nattes serrées et la coiffe luisant sous le soleil de midi, elle était tombée pile sur Monod qui s’en retournait à Chamby reprendre son quart sur le chemin de fer. Autant Holly Jane émergeait des vastes champs de blé sur lesquels dardaient tous les feux des étés américains, autant Monod semblait sortir de cavernes sombres, de tunnels profonds ou encore des soutes à charbon dont il avait maintenance.
Elle, sur son cheval de trait, lui sur sa vapeur ténébreuse au sirocco fouettant les bielles à vive allure.
Holly Jane, de son surnom, s’appelait Gâchette. On l’avait affublée de ce sobriquet car elle était devenue spécialiste du tir rapide et bien ciblé. C’est d’ailleurs cela qui fit qu’elle pouvait encore taquiner autour de sa taille les nombreuses bourses bien remplies d’écus sonnants, mais non trébuchants chez n’importe quel ladre.
La défense, elle la connaissait avec l’odeur de la poudre jusqu’aux bouts des doigts.
Un poudrier bien différent que ceux utilisés par l’élégance habituelle.
Quelques gars en avaient subi les conséquences; au Boulevard des Allongés, ils portaient désormais tous un joli petit jardin sur le ventre.
Holly Jane, on lui voyait le jour au travers. Taille de papillon, légèreté d’une luciole, toute aussi luminescente que les virevoltes du lampiridae sous les étoiles. Un front immaculé et lisse, une peau d’edelweiss, des bras si longs, des mains si fines, que de loin on croyait voir poindre entre les herbes une ruisselle de lait berçant des nénuphars.
Mais il fallait se méfier des apparences.
À elle seule, on l’avait vu monter des pans entiers de façades, comme c’est la pratique chez les Amish.
La belle église au bois clair, puis blanchie à la craie de chaux, c’est bien sa force qui l’avait érigée. Un toit pointu, un clocher fiché comme une flèche, deux coudées en arrière du perron. Des quintaux fondus de plomb trouvés partout dans les marchés, chinés chez quelques vieux chaudronniers ou autres brocanteurs des environs. Des années d’attente avant d’enfin forger une grosse cloche tintant à toute volée, loin à la ronde. Avec de beaux vitraux tout translucides, laissant s’imbiber la lumière comme des nuages en papier calque.
C’était au centre de la vue, parmi les litres d’horizon s’écoulant à l’infini, une grande voile brassée par les épis et vibrante de canicules.
Force et courage elle en eût, lorsqu’elle débarqua ce premier jour en agrippant le regard de Monod. Entre eux deux, entre les rails et le passage à niveau, quand vrombissait le train, que la vapeur plus dense et les volcans de charbon plus obscurs qu’à l’accoutumée masquèrent un instant le face à face de la roche et de la gerbe, cela lui laissa le temps de souffler aussi, au Monod, de reprendre crampon. Car, à force de vivre sur ces machines, on finissait par égaler leurs manies.
Qu’elle avait de l’allure avec sa frange délicatement ondoyante sur les tempes! Ses yeux bleus méthylène saturés d’espaces…
Il y avait eu derrière les épaules, des kilomètres d’impériales chevauchés depuis des mois! Des tas de diligences, de dangers sournois, de cris étranges frappant les carreaux dans la nuit; les camps voyaient folâtrer au travers leurs flammes quelques visages grotesques ou grimaçants. Des Peaux-rouges inoffensifs, dont on avait détruit les aïeux au colt et les descendants au whisky. Il y avait eu, jusqu’à l’Atlantique, ces voies éperdues ondulant de colline en colline parmi le maïs et les éoliennes. Elles louvoyaient telles des rubans, de temps à autres balisées par de hauts silos à grains ressemblant à des donjons.
Les châteaux forts de l’Amérique du nord.
Sur sa nuque, elle avait tout cela Holly Jane, tout un scintillement de poussières exotiques, venu de ce continent qui ne permet de s’y rendre que si l’on sache nager d’une navigation sophistiquée.
Perlant au lointain sur la terre des pionniers, elle – toujours et encore – l’Amérique fantastique et mystérieuse…
Alors Monod, il regardait cette étrange créature, ce ciel tombé bas en chair, qui s’en venait des côtés clos des Alpes butter sur ses labours. Cela avait consommé beaucoup de gravas sous les destriers, des chemins ardus où maintes fois diligences cahotèrent.
À quoi cela lui servirait-t-il de savoir d’où sont partis les Amish? Elle aurait très bien pu se heurter dans un coin d’Alsace ou de Bourgogne. Mais au passage, en grimpant l’Oberland, elle avait remarqué le petit train aux rideaux voltigeant à l’air libre, arpentant les vignobles semés d’émeraudes, et cette clarté vitrifiant les eaux du Léman jusqu’aux tréfonds de cette Genève maternant le Rhône avant la France.
Forte fermière, Holly Jane maniait le fléau comme l’éventail, la faux comme la pince à sucre. Du haut de sa galerie à colonnades, là-bas, coiffée du chapeau sombre à ruban blanc et la frange-rideau gracieusement plaquée contre la pureté des tempes, elle savait commander tout un domaine et guider l’eau des moulins pour les lessives et le grain à hacher menu. C’était aussi une intendante inébranlable, la besogne ne pouvait supporter d’attendre, c’est à celui qui finissait le premier aux torches, dans les nuits laiteuses de Pennsylvanie.
Quand enfin coulait le café âcre dans les godets de fer, on savait qu’on allait pouvoir se détendre. C’était ainsi.
Un matin on dressait la façade entière d’une école ou d’une grange, armés de cordes tirées par les chevaux les plus robustes du haras. Ça se placardait d’un coup avec fenêtres et vue en même temps, d’un seul bloc. Tout s’y accotait, les bruissements des champs, le grincement de la pompe, le tombereau crissant sur le gravier.
Toujours ce gravier et cette poussière crayeuse, sur les commodes, les faïences de toilettes, les motifs floraux de l’harmonium, les planchers reflétant la laque des cieux, puis les comestibles aux senteurs de savon, de mercerie et de réglisse.
Monod écoutait cela bouche bée. Il l’admirait, Holly Jane, la vénérait même lorsqu’il la voyait affairée dans la ferme, lorsque cette haute jonquille arquait gracieusement sa silhouette contre l’ardeur des champs.
Les prairies de Cornaux s’élevant vers l’orée des bois, devenaient une nouvelle Amérique avec des indiens de bois tendres frissonnant sous la brise. Des frênes ou des chênes, frayant jusqu’au Scex que Plliau.
Lui sur son train, elle en diligence, ils arrivèrent juste pour un jour, une seule fois, vers une église de bois claire et pochée en blanc.
Au sol, sous un grand cerisier, des draps éparpillés partout, des napperons, des champs de tissus, des paniers débordant de victuailles.
Dans les branches, des guirlandes, et ces autres fruits tombant en bouche comme des lèvres mûres.
Elle serait bien pour le Domaine Monod, la petite Amish, et proche de son Berner Oberland et de Jakob Amann.
C’était cela, au fil des saisons et comme en un jour, elle avait édifié son église pour les noces. Pour la vie. elle donna en pitance son artisanat au marché du vendredi.
Les Amish revenaient bénir la Suisse à leur insu, la boucle était bouclée entre le monde d’ici et la lointaine Pennsylvanie où après d’affreuses persécutions, il avait fallu migrer de force.
C’était vivre sous la misère des lanternes, ou à la pelle dans le charbon.
Ce fut pareil mais avec de la crème fraîche, du beurre tendre et du lait.
Cela défila jusqu’à l’orée du vingtième siècle.
Une nuit, juste avant de faner, sur son harmonica, elle avait sonné les complaintes mélancoliques de son pays, la petite américaine des USA mythiques.
Sa frange devenue grisâtre rejoignait les cendres de Monod. Sa coiffe devenue défraîchie reposait au pied d’une des premières lampes de chevet électriques.
La ferme avait bien donné, mais Monod était parti trop vite.
On ne couvrait encore pas les routes de graviers par du macadam.
C’est cela qui crissa aigre au passage du convoi funèbre, alors que le blé montait en herbe tout autour du Domaine, demeuré sans descendant.
© Luciano Cavallini juillet 2017 – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Gravel Road” – Tous droits de reproduction réservés.
Voyez ici l’article que 24 Heures a consacré à l’auteur il y a un an:
https://www.24heures.ch/vaud-regions/riviera-chablais/contes-legendes-montreusiens-luciano-cavallini/story/24138686