Grand père et son Grand-bi
Voici le 106ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Aujourd’hui, il évoque son grand-père qui habitait Planchamp, puis Clarens.
Et vous allez découvrir du patois vaudois…
Grand père et son Grand-bi
Genre : Récit
À mon grand-père Charles-Louis Burdet
Le réveil sonnait à quatre heures trente du matin. On ne voyait d’abord rien, puis une vague lueur se promenant au plafond. C’était l’orbe d’une lampe de poche fouillant désespérément les strates nocturnes. Puis survenait ce grincement caractéristique de la poignée de porte, celle de la chambre à coucher. Si on osait regarder par le trou de la serrure, on voyait grand-père avec ses longues jambes, en caleçon blanc, tâtonner dans la pénombre, juste avant d’allumer le beau halo verdâtre de la salle de bain. Cela ne prenait guère de temps. On entendait ensuite la chasse d’eau, le tiroir de la pharmacie et toutes les autres manies auxquelles il s’adonnait, se poursuivant les unes derrière les autres. Je suivais l’aventure grâce au regard translucide et enchanteur de ma propre porte de chambre, mouchardant les moindres faits en témoin fidèle.
Grand-père poussait de gros soupirs, des indignations sortaient de sa bouche par marmonnements convulsifs, des hargnes contre on ne sait qui ou quoi. On entendait des: « Saloperies d’oiseaux!», « ru’d’charogne!», «Wouââh!», ou encore: «C’te pouette visagère»! 1. «Avec ses grands yeux en vitrines, faut que ça fouine partout c’te bedoume!» 2. Souvent dans les escaliers, lorsque la dite bedoume – car il devait bien s’agir d’elle – reluquait d’un peu trop près dans le filet à commission, il se retournait d’un à-coup raide en lançant: «Vous voulez que j’vous en serve une tranche?». Alors, après, ça faisait la gueule et c’était la rogne avec la grand-mère, qui voulait que tout soit toujours parfait en tout et partout. «La bourgeoise va sauter en l’air et m’en vouloir pendant la semaine entière, quand elle va savoir que j’ai claqué l’beignet de c’te mégère! Peuh… Elle s’arrangera avec sa mouquère! Chacun dans sa culotte, tudieu!». Le plus coloré: «Dommage que j’ grince pas du trombone à coulisse, sinon j’pourrais éclaffer 3 c’te punaise contre les catelles, de chien. Puis de rire et ricaner compulsivement sans discontinuer, jusqu’à ce que cela se termine en borborygmes vingt minutes après.
Parfois ce sont des gens importants qu’il avait rencontrés la veille et dont il rêvait encore la nuit, des personnes le mettant mal à l’aise, car il se sentait souvent infériorisé devant ceux: «Qui avaient bonne façon et une bonne situation dans la vie». Alors, avec des gestes gourds, les coudes repliés en bielles et accrochant les bibelots sur les étagères, il revivait les scènes, opinant du chef, voire en inclinant carrément sa grande boule sur le côté. On l’entendait murmurer des: «Mes biens chers collègues», «ces messieurs, bien le bonjour», «salutations», «mes hommages à Madame», et alors, un de ses longs sémaphores décochait un geste surprenant d’amplitude, devant l’épuiser pour le reste de la matinée! On avait l’habitude de «ses bruits», il faisait de même dans les lieux publics en s’asseyant sur une banquette de train ou dans le trolleybus. Une véritable soupape semblait vrombir une minute ou deux depuis ses entrailles, volant la concurrence aux purges des freins et aux cylindres à air comprimé enclenchant les portières!
Grand-père avait ses manies. Marié sur le tard comme il disait: «À la der des der, et c’était juste l’ultime, si on voulait pas se retrouver seul pour s’astiquer le linge!», «J’ai eu bien d’la chance avec la bourgeoise, la pension est bonne! T’as pas raté ton coup, vieux Charly, charrette va! Pile juste avant de devenir toujours plus vieux, pauvre et laid!».
Il finissait de se préparer dans la salle de bain. Un peu de coton et de l’eau de Cologne et surtout, matin et soir, important, frictions à l’alcool camphré, ça l’alcool camphré, il n’y a rien d’autre pour «le renfort», le vieux Raspail avait inventé une potion du tonnerre, y’a pas à dire! Puis l’on voyait ensuite les rebibes de ouate surnageant au fond des toilettes, au cas où on en userait trop!
Le rasage se pratiquait à la cuisine. On mettait à bouillir de l’eau dans une casserole. Une partie allait dans un verre à dent pour chauffer la lame, l’autre dans le filtre, pour le café chicorée. Puis à l’aide d’un comique blaireau, on triturait la crème à barbe dans un bol d’aluminium crevé par en dessous. Ça prenait peu de temps, le rasage en lui-même. Grand-père n’était pas un féru de toilette… Déjà le vendredi soir, le bain hebdomadaire, c’était toute une expédition! On risquait de se noyer! Accroupi dans la vasque, les genoux en sauterelle, grand-père envoyait plus d’eau contre les murs que sur son corps… On pouvait tout voir grâce au trou de serrure qui était généreux, même les besoins cahoteux et pendulaires sur le siège. « Saloperie de boyaux…». Que de buée ensuite sur la vitre, quelle bataille navale obligeant la grand-mère à fuir de l’autre côté de l’appartement!
– Tu veux pas venir voir le grand-père? C’est trop drôle!
– Allez donc. Laisse-le! Ça m’énerve ces maniaqueries! Il fera jamais rien comme les autres ce tâdier! 4. C’est qu’ensuite avec lui, la salle de bain ressortait toute épéclée de chenit! 5
Il finissait à sec avec son Gillette acier chromé. Tout un rituel «d’après avoir rasé le cochon». Le démonter, le passer à l’eau bouillie, l’essuyer avec un chiffon blanc réservé à cet effet, souffler dans les «tuyères» afin de provoquer un son strident! Je l’ai encore à l’oreille, les dimanches, quand il s’amusait à répéter l’opération, pendant que la grand-mère, grave en ses charges domestiques, rebedoulait 6 les matelas».
Il ne prenait pas beaucoup de temps pour déjeuner, mais c’était plutôt copieux de constater à quel point les semelles de beurre disparaissaient dans les trous de mie! Sans compter la confiture fraise-rhubarbe et les couteaux «embardouflés 7 » jusqu’aux manches, ce qui énervait grand-mère au plus haut point, pire encore lorsqu’elle retrouvait des restes de marmelades sur le beurrier.
– Ah mais c’est pas vrai, ça «pedze» 8 de partout!
Puis le bruit de succion qu’il faisait en buvant, le soin porté à tout bien racler la marchandise dans l’assiette, sur le papier, car on ne ressort pas indemne des rationnements et disettes sans garder quelques traces bien ancrées dans ses habitudes…
Alors après, tranquillement, on l’entendait prendre son képi de facteur, sa gabardine, puis ouvrir la porte et donner les deux tours de clé secs malmenant la serrure. La cage d’escalier pâlissait de son globe cyclope sur le palier. Petit à petit, les pas de l’aïeul descendaient les marches sur un deux temps bien sonné.
En arrivant au garage il retrouvait l’objet de toutes ses convoitises, de liberté absolue. Son Grand-bi. En fait c’était un vélo normal, mais en souvenir du tout premier vélocipède qu’il avait pu s’offrir chez Mourat, qui était effectivement un Grand-bi, il en avait gardé le nom. Tous les matins, dans un petit boîtier noir, il triturait pipettes, pinces et grosses graisses, des tas d’ustensiles empruntés tout droit d’un atelier à la Jules Verne. Il ne manquait plus que des hommes en queues d’hirondelles et monocles pour assurer le service. On enduisait la chaîne d’une espèce de crème onctueuse comme du caramel mou, mais qui, le soir, s’était transformée en bitume. Il accomplissait tout un cérémonial autour de la dynamo, de l’ampoule et du phare, éclairant jaunâtre à peine un mètre à l’avant du guidon. La grand-mère tempêtait en silence dans un coin de buanderie, lorsque triant les pantalons du bonhomme elle retrouvait de la vilaine graisse de doigts partout.
On l’entendait enfourcher sa bécane, les tours de torpédo résonner jusqu’au haut de ma chambre avec le claquement significatif de la porte du garage. Il partait en équilibriste habile de Clarens à la poste de Montreux, le plus lentement possible, afin de ne pas fatiguer inutilement le cœur. Ça cliquetait le long de l’avenue des Brayères, et parfois on poussait un peu sur l’Avenue Eugène Rambert, comme quand on allait porter les bouteilles de grapefruit vides à Montreux-Alcaline, et chercher le pain sec chez la Mère Wally, avec le petit char.
Ce vélo avait parcouru des kilomètres, rayons luisant au soleil, cadre noir comme du cirage. Le gros ventre de la dynamo bruissait tel un essaim, parfois la roue arrière semblait voilée, ou le guidon avait légère tendance à vouloir toujours tirer à gauche. Il fallait souvent changer la gomme des freins, la sonnette était fêlée, elle sonnait plein par temps de pluie, et peu les jours de froid. Ce bon engin avait ses bruits et son âme. Il était chéri et entretenu comme une petite reine. On les voyait toux deux, Avenue des Alpes, lui droit comme un “i” avec sa vareuse de postier et son képi à visière, pantalons enserrés de boucles, le matin tôt aux haleines de boulangeries, on entendait leurs échos contre les façades désertes. Il passait déposer un négatif chez Habicht, pour le Club Alpin section Montreux. Ce serait pour d’autres fugues, plus tard, vers Moiry ou La Planiaz ou, pire, sur le canapé du salon, avec un Conan Doyle. Poussant toujours plus loin, l’index grave posé sur le bouton de la TSF, surveillant la verdeur du trèfle, au cas où les liaisons deviendraient mauvaises. On voyageait ainsi, entre les évasions avec Nicolet côté Marseille et Paris, sur les cités scalariformes illuminées contre le tableau de bord; Beromünster, Sottens, Luxembourg, RTB, Monte-Ceneri, RMC. C’était aussi de l’alpinisme, ou simplement de la haute montagne avec les copains. Parfois du classique, «de la grande musique», Otto Held, le Quart d’heure vaudois, Romaine Jean, Catherine Michel, Georges Hardy, les voix revenaient, toutes, les unes après les autres, depuis le Discomatic de Raymond Colbert de dix-neuf heures quarante cinq à vingt heures, sur Radio Suisse Romande 1, puis aussi la pièce policière du dimanche soir, «Énigmes et aventures» avec le commissaire Picoche et Marcel Itten. Ou encore pour les enfants, vers les dix-huit heures: «Toutou Vina» ou le fabuleux voyage en ballon d’un petit garçon autour du monde. Mais grand-père, il ne fallait surtout pas le déranger lors du journal parlé ou « Magazine 67» et les jeux de Michel Dénériaz aux alentours des midis, juste avant «Les misérables».
Il finissait «gentiment» de boire le thé après le repas, tourné sur la chaise et posté en avant, les coudes sur les genoux, la langue continuant de tâtonner entre ses prothèses séchant accidentellement le sourire sur le menton, parfois agacé contre le commentateur dispensant les mauvaises nouvelles d’actualités.
– Bougre d’abruti tes colles, nom de nom! Il est tablard 9 ou quoi?
– Ça va Charly! Pas devant le petit.
– Mais maman, fais pas l’épouairée 10 ! Pis, si on peut plus rien braire sans que tu sautes en l’air!
– Y dit quoi grand-papa?
– C’est rien que du langage pedzou 11 de par Planchamp et Chernex. N’écoute pas. Si c’est tout ce que tu as à lui apprendre, au gamin!
– Calme-toi grand père. Ce n’est pas sa faute au speaker. Il en peut rien, lui…
Le réveil venait de sonner, il était quatre heures trente. Je cherche le Grand-bi de grand papa. Je recherche les endroits possibles, les frontières courbes et brumeuses où ils avaient disparu, où on pourrait aller les rechercher tous deux. Je recherche désespérément la faille qui me permettrait d’y rentrer sans perdre les pédales. Encore les longs après-midi oranges sous les tentures du balcon, les vêtements criards de la voirie jetant des points multicolores en bouts de balais, avec le cantonnier Vuichoud pétaradant ses mots. Mais je n’entends plus grand-père se lever. Je n’entends plus rien du tout. Peut-être est-ce au moment du grand coucher qu’on arrivera à tous les revoir à nouveau? Pourquoi faut-il les perdre constamment, quand les arômes de l’enfance reviennent nous poignarder par leurs souvenirs indissolubles?
Grand-père est reparti avec son vélocipède, vers la grande liberté en roues libres, mais il n’a pas réussi à m’emporter sur son porte-bagage…
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Grand-père et son grand bi», octobre 2016 – Tous droits de reproduction réservés.
Notes :
(1) Pouette visagère: sale tête, laide, comme munie d’un
masque grotesque (NDA)
(2) Bedoume: fille stupide, simplette, péjoratif. (NDA)
(3) Éclaffer: écraser, presser.(ND )
(4) Tâdier: fou. (NDA)
(5) Épéclé de cheni : dans un sale état de désordre. (NDA)
(6) Rebedoulait-Rebedouler: tourner, retourner. (ND )
(7) Embardouflé: maculé, sali de toutes parts. (NDA)
(8) Pedze, pedzé ou pedzer: ici dans le sens de “colle”
Se dit aussi d’une personne lente d’action;
Ex: Eele “pedze” des heures pour rien. (NDA)
(9) Tablard: simplet, fou. ( NDA )
(10) Épouairer: apeuré, être apeuré. (NDA)
(11) Pedzou: paysan, campagnard. (NDA)