Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 15/05/2017

Le grand Chat-Chat

Genre: Nouvelle

À Philippe Blanc & la famille de Jean-Édouard Blanc.

À la mémoire de ce dernier, grand historien de Clarens-Tavel.

À la merveilleuse institutrice de Clarens-Vinet 1967, Jacqueline Zwahlen, jamais oubliée.

 

Chat-Chat.

C’était le surnom qu’on lui donnait. Allez savoir pourquoi. Sans doute parce qu’il se coulait en silence, avec la grâce d’un félin. Peut-être. Visage au teint cave et cheveux bouclés, bouche se rehaussant légèrement vers la commissure des lèvres. Un air à la Arthur Rimbaud. Il habitait Tavel et dès les premiers jours je le pris pour un aventurier tranquille. Qui ne disait rien, appréhendait la vie par gestes doux mais arrivait cependant à démontrer un grand courage, bravant certains interdits en chuchotant, sans prendre même la peine de se cacher.

 

Il demeurait sur la place pavée, face à la fontaine dont la porte d’entrée donnait sur le bas côté. Cela ne payait pas de mine, bien que la maison plusieurs fois centenaire semblait veiller le reste du hameau. Les ombres y régnaient en abondance, quelques secrets semblaient s’enfouir derrière les murailles cossues de la bâtisse.

 

Chat-Chat ne disait rien, ou parlait peu. Son front réfléchi pesait les mots, ce qui n’était pas sans accentuer l’effet mystique entourant le personnage. Il émergeait tout droit d’un de ces villages du dix-neuvième siècle français, entouré de vastes champs et de forteresses en ruine croulant sous le lierre et autres buissons y sommeillant depuis des lustres.

 

Je me rappelle encore de lui à l’école du dimanche, lorsque Mademoiselle Moreillon faisait criculer les cartes illustrées narrant les principales étapes de la vie du Christ, les analogies avec le blé et le pain, Saint Jean le Baptiste, les grosses jarres d’huile et les croix de sang maculées sur la porte des premiers nés. Les vitraux fusaient, leurs lames bleutées ou orangées changeaient selon la luminosité du dehors. Certaines frappaient les pages de la bible et l’index attentif de mon ami suivant les versets sans broncher. On sentait alors sourdre de toutes parts une paix profonde, elle diffusait des anges planant à mi-fresques, avec leurs trompettes claironnant dans ma tête, écartant chaque danger sans avenir. Je sentais et entendais l’haleine des souffleries vrombir sur les bords, des langes tièdes léchaient nos chevilles, tandis que j’espérais avec impatience les flux bénis de l’orgue, semblant pour moi, à l’âge que j’avais, être la voix même du Père Céleste.

 

Cela demeurait des illustrations d’enfants aux crayons de couleurs, composées par ces nombreuses interrogations auxquelles personne jamais ne fut capable de répondre; questionnements qui maintenant encore me déposent aux pourtours des Mystères. Je vécus alors entre la pierre jaunie du temple de Clarens et l’Égypte ancienne, la terre de Canaan, les psaumes entonnés par le choeur “L’espérance”, pour qui  bien des années auparavant, le poète régional William Thomi1 avait écrit: “La voile de feu”.

 

C’est en compagnie de Chat-Chat, sans bouger de mon banc ou de son village, que je commençai à voyager entre Nazareth, Bethléem, puis toute la Galilée. J’entrevoyais les dattiers, la poussière des sables ensevelir petit à petit les papyrus et autres tables révélatrices des montreurs d’âmes, des mulets passant sous des arcades érodées par les vents. Mais, en même temps, il y avait partout et en tous lieux de graves imprécations, des admonestations auxquelles il était interdit de faillir, que l’on ne pouvait contourner sans recevoir d’austères sentences par les gardiens même du Tabernacle.

L’imagination de l’enfance sculptait des réalités bien plus solides qu’en celles de ce fin réseau sur lequel nous marchons, manquant sans cesse de se déchirer.

Mademoiselle Moreillon fronçait du sourcil, haute comme une ogive. Elle semblait avoir les cheveux englués et le regard entier tenait serti derrière les prothèses de ses besicles.

 

C’était ainsi tous les dimanches et de même pour la Noël, quand on recevait des mandarines et une lampe de poche, après que l’institutrice – Mademoiselle Jacqueline Zwahlen – ait fait circuler un gros dragon de papier entre les jambes des fidèles. Magique, la lampe de poche, avec son embout bleuté, sa petite ampoule diffusant au fond d’un entonnoir réfléchissant. Le verre semblait une loupe, on sentait l’odeur rassurante du fer attiédi lécher le pourtour des doigts, tandis que son orbe virevoltait contre les murs et le plafond. La belle Zwahlen souriait toute seule, contemplait le bonheur qu’elle avait une fois de plus perpétué, tresse ballante sur l’échine, silhouette délicate hissée sur son “Solex“, lorsque qu’elle dévalait la route en fin de mission. Des missions heureuses, semblant légères mais néanmoins emplies de gravité. C’est qu’elle voulait au plus vite rejoindre sa Tour de Gourze, fixée en plein soleil au zénith de Lavaux.

 

Chat-Chat surveillait cela comme s’il en était le créateur. Un jour, en tapotant mon épaule, il me toisa gravement du fond des yeux.

– Il faut que l’on aille chez moi à 16 heures. J’ai un terrible secret à te révéler.

– Un secret… Quel secret?

– Tu verras. C’est un endroit. Connu de moi seul. Mais avant je te ferai goûter quelque chose. Il faudra prendre des forces. Nous en aurons bien besoin.

– C’est quoi ton endroit?

– C’est un secret je te dis. Faudra attendre.

– Ce sera dangereux?

 

Vers quatre heures moins le quart, coeurs battants, nous nous rendîmes côté Tavel. Une clarté dorée illuminait la rue. Il venait de pleuvoir et les trottoirs fumaient encore. L’odeur de jute prenait la gorge et sous les gouttières percées on tendait le bras, afin de recevoir l’eau douce tombée des tuiles. Les pavés de la cour luisaient, j’aimais l’âcre fragrance de tourbe s’y diffusant, les mousses émeraudes mouchetées de perles entre leurs amoncellements.

 

Sitôt la porte poussée on montait dans les étages, distribués d’escaliers biscornus et de terrasses en paliers geignant sous les pas. Des plantes vertes masquaient les lorgnettes à carreaux, semblant surprendre le jour à la dérobée. Le carrelage était finement ciré, il ressemblait à de petits biscuits octogonaux posés les uns contres les autres et déformés par le piétinement des siècles. Les étages s’escaladaient en enfilades, mi-balcons, mi-paliers. Les ombres bruissantes se renvoyaient en écho. Ça sentait l’encaustique, le soupir des végétaux partout omniprésents.

 

– C’est bon, on est arrivé.

 

Une belle cuisine, lumineuse, un point de vue sur les Collondales et le Châtelard, puis cette espèce de parapet devant les armoires coulissantes, sur lequel Chat-Chat devait grimper afin de saisir sa potion magique. Ça semblait être quelque chose à son image; du chocolat en poudre, onctueux et savoureux. Mais non. Désillusion. Juste une poudre orangée rendant une limonade mousseuse à peine cela fut-il en contact avec l’eau du robinet.

 

– Du “Perly“. C’est confectionné par la fabrique de mon père. Et ça c’est son chocolat. Tu peux en prendre, il dira rien.

 

Oh… tiens: maman? T’es déjà là?

 

Une dame que je vis progressivement apparaître fit son entrée.

Une dame ruisselante de douceur. Elle s’assit sur une chaise, prit la tête de son fils entre les mains.

– Dis-moi que tu n’es pas en train de fomenter des bêtises avec ton copain. Tu as fait tes devoirs? Qu’as-tu à me dire aujourd’hui?

 

Chat-Chat n’avait rien besoin d’accomplir. Les circonstances s’arrangeaient pour lui. C’était ainsi, cela ne coutait rien. On pouvait lui donner n’importe quoi à besogner, c’était exécuté manu militari par quatre ou huit paires de bras en même temps. À son insu. Il recevait une aide d’En-haut. Le cahier était là. Qui prouvait tout. Arithmétique et grammaire jouaient ensemble la farandole. Ce n’était pas plus compliqué que ça.

La mère caressa encore un peu les mèches de son cadet. Le visage grave. Puis elle reprit:

– Tu vas lui montrer ton secret, alors?

– Oui.

– Ça n’en sera plus un après, tu le sais?

– Oui.

– Ce sera dangereux?

 

Le long du sentier, en menant vers la piscine de la Foge, on forçait le pas, alors que les protubérantes fusées à vapeur du père Jacquot ne cessaient de stériliser la terre, en grondements lourds et vaporeux. Au loin les serres remontant la colline, telles des coquillages échoués miroitant sur les pentes des Riettes. Puis le silence de Chat-Chat durant le parcours, le craquement des branchages sous les pas et le bruissement incessant de la Baye dévalant direction le Pierrier.

 

– Suis-moi.

Toujours cette douceur de l’aventurier posé et calculateur. D’un Rimbaud sans Verlaine.

Il fallait grimper un talus, revers du chemin des Portaux. Puis c’était là. À l’époque fantastique cathédrale enfouie sous un tronc d’arbre, mais suffisamment large pour que nous puissions s’y accroupir ou s’asseoir à deux. Grotte profonde avec, sur la droite, un couloir enchevêtré se terminant par un cul-de-sac. Au loin les tuiles mousseuses de la rivière, cinglant l’ombrage d’argent vif. Puis les tiges creuses, celles que connaissaient Chat-Chat, que l’on pouvait fumer comme les indiens. Une fumée amère, pleine de noirceur qui s’étouffait sans cesse sous l’atmosphère saturée d’humidité. On était là dans cet igloo verdâtre empli d’ombres portées. Comme des hommes en modèles réduits. Puissants et forts, rois invincibles de la contrée, gars des cavernes.

Entre les relents d’ail des ours et la braise forcée de nos houkas improvisés, salive amère, on ne disait mot. Juché sur les hauteurs entre la patrie des humains, le monde des farfadets, avec toute cette flore bruissante et cette faune sous-jacente que l’on pouvait percevoir, sentir ramper, sautiller, ou voleter furibonde autour de nous.

 

– C’est ici. C’est mon secret. On pourrait y dormir une nuit, une fois, quand on sera plus grand.

Je revoyais la mère assise sur sa chaise, les cheveux éplorés, saisir délicatement une fois encore le visage de son garçon entre les mains. Nous, on voulait grandir, on voulait devenir adultes explorateurs de choses interdites aux enfants. Mais on ne se rendait absolument pas compte, sur l’instant, que toutes ces interdictions n’étaient que règles en lesquelles ces pseudo-grandes personnes soumises se laissaient ployer. Règles qui permettaient de bâtir un château fortifié, un refuge contre le prochain, une propriété recluse et clôturée, avec des panneaux d’interdictions ou bardés de: “Attention chien méchant”.

Les crocs du chien proviennent uniquement de la mâchoire des hommes.

 

Mais ça, on ne le comprenait pas encore.

 

Je ne sais comment il est parti, Chat-Chat. Ou si c’est moi qui m’en suis allé le premier. Je ne me rappelle pas d’un dernier jour. Je sais seulement que la crudité du lieu étendait son linceul humide autour de nos épaules. De la vaste grotte au centre de la forêt. De la maman entre les pierres de son rempart. Des plantes dans les escaliers, l’odeur d’encaustique. De tout ce qui, depuis, garda forme gothique ou romane. La voix décidée de Mademoiselle Moreillon. Les petites cartes emplies d’images de Galilée. L’index blanc entre les psaumes. La présence forte d’un araméen. Puis le goût de la dernière gorgée de limonade Perly, bien meilleure que la Tiki et le Colle-aux-Dents framboise de chez Pécochev.

 

Un jour, il avait refermé son livret à psaumes pour courir vers d’autres aventures, vers des contrées nébuleuses, en me laissant la grotte en héritage.

Un pays composé de majestueux sapins, de rudes forges flambant sous les intempéries, avec des fenêtres à hauteur d’essieux, du poêle à bois crépitant à plein régime, d’un tuyau recourbé louvoyant la gueule béante hors vasistas.

D’un atelier rougeoyant au fond d’une cour, avec un brave en tablier de cuir et les mains sur les hanches. Une gueule de Maréchal Ferrant, jurant contre le crachin et le gel entremêlé au mâchefer.

Sage comme une image, Chat-Chat. Propret, studieux. Même aux confins d’une rudesse de climat, ou de chair douce calfeutrée en secret.

Un Augustin Meaulnes retrouvant enfin son Yvonne de Galley.

 

Comme si c’était hier, de dos, je me rappelle Mademoiselle Zwahlen, gazelle saupoudrant légère son Solex à vents le long de l’avenue Gambetta, puis s’achetant un “nid d’abeilles” à la boulangerie Leutenegger, fredonnant le poème de Paul Fort par la bouche de Brassens qu’elle nous avait convié à découvrir avec Mozart et bien d’autres perles encore:

 

“Mais un jour, dans le mauvais temps, un jour qu’il était si sage,
Il est mort par un éclair blanc, tous derrière et lui devant.

  Il est mort sans voir le beau temps, qu’il avait donc du courage!
Il est mort sans voir le printemps ni derrière ni devant.”

 

La maison de Chat-Chat semble engourdie à jamais derrière la cour ombragée. Seule murmure encore la fontaine aux débits incessants.

Combien de fois depuis, l’eau est-elle remontée aux sources ?

 

– Je vais partir ailleurs, affronter d’autres aventures.

Je l’entends d’ici, avouer cela dans la plus grande sérénité, fixant par delà la colline du château des Crêtes.

 

– Ce sera dangereux, Chat-Chat ?

 

Mademoiselle Zwahlen répondait dans le lointain, sous le soleil de Gourze, par une autre chanson, qu’à la guitare ses longs bras gracieux accompagnaient:

 

“Le mousse est allé prendre un ris
Ah! Aah, Aah!
Un paquet de mer l’aura pris 

Ah! Aah, Aah!” 2

 

Ou alors, dans une séance de lecture, lorsqu’elle détachait les syllabes une par une, le front cadré par ses splendides cheveux noirs:

 

 – “Le vent tordait un long panache de fumée” 3

Reprend lentement avec moi, Jean-Pierre:

” Le – vent – tordait – un – long – panache – de – fumée. ”

Voilà. C’est bien…

Puis elle poursuivit, avec sa bienveillance coutumière :

 

– C’est dangereux que si l’on ne tente rien.

Vous avez déjà tous vaincu le dragon de papier au Temple de Clarens, l’autre soir.

– Oui mais il était en papier!

– Ce n’en était pas moins votre premier dragon.

Quand on tient le courage une fois, on le tient pour toujours !

 

Notes:

1 William Thomi est né en 1898. Il a travaillé comme instituteur dans le canton de Vaud et a publié des nouvelles et des romans dans les années 1930. C’était un auteur de littérature populaire, c’est à dire destinée à un vaste lectorat, avec des formules simples et éprouvées. Il a écrit notamment des romans alpestres, qui présentaient la montagne comme un monde idéal. Il a mené en parallèle une activité théâtrale à Montreux et a participé à la reprise d’oeuvres d’inspiration nationale et régionale. Il a été acteur, mais également auteur d’une demi-douzaine de drames populaires et historiques, ainsi que de comédies. Ses oeuvres théâtrales ont paru dans Le Mois théâtral. Il a été inspiré par l’auteur dramatique Fernand Chavannes, auteur de Guillaume le fou, mais ses intrigues étaient beaucoup plus conventionnelles et au service de valeurs plus conservatrices. William Thomi est mort en 1950. Il a été le premier lauréat du prix du livre vaudois qu’il a reçu à titre posthume.

Sources: Dictionnaire des littératures suisses, ss. dir. Pierre-Olivier Walzer, Ed. de l’Aire, Lausanne, 1991 ; Histoire de la littérature en Suisse romande, tome 3, ss. dir. Roger Francillon, Territoires,Ed.Payot, Lausanne In Éditions le plaisir de lire

2 Chansons de marins bretons: “Les trois marins de Groix” (NDA)

3 Phrase certainement tirée du livre scolaire: “Mon second livre”. Ed. Payot (NDA)

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch,  Le grand Chat-Chat” ,mai 2017- Tous droits de reproduction réservés.