Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 24/12/2018

«Fort Alamo»

Voici le 184ème conte de l’écrivain montreusien Luciano cavallini. Des souvenirs d’enfance au Chemin du Petit Clos à Clarens.

«Fort Alamo»

Récit d’enfance. 

Dédié à la famille Solis.

Je ne sais pas comment cela s’est passé, je ne me rappelle plus de quoi que ce soit, ni comment tout cela cessa définitivement. On ne se rend compte que des années plus tard, des moments bénis de l’enfance devenus inexistants. On ne se rappelle jamais de l’instant précis ni du jour où cela cessa définitivement.

Chemin du Petit Clos, chez la famille Solis. Avec cette odeur de gomina dans les cheveux, le bon père, le matin, le visage bouffi dans le miroir, se préparait à partir chez Weber & Rollandin, l’entreprise de bâtiment.

Fallait-il qu’il ait pris à la lettre l’imprécation de l’employeur: «Bâtis ton avenir, deviens maçon.» Dans le cas présent, il sembla que le fil à plomb fût rattaché à la cheville.

Solis était puissant, semblait toujours guerroyer pour le bien-être de sa famille. Une puissance décochée à chaque instant.

Je me rappelle au matin…
Les languettes de margarine étalée sur le pain, il y en avait des paquets entiers dans l’armoire, celles au papier d’argent, puis un pot de confiture à la framboise, plus énorme encore, que tout le reste.

Tout y était volumineux: l’appartement, les enfants aux nombres de cinq, quatre filles, un garçon, Jean, plus fragile, pâle, sensible, avec sa mèche bien disposée sur le front, puis la mère, Madame Solis, une couturière hors pair, celle de grand-mère. Elle avait des fils partout sur la boutonnière, des filins de raccords, on ne voyait plus la différence entre les pelotes de bobines et les nœuds capillaires de sa veste en mohair.
Une sacrée fratrie, mais avec toujours ses fils à la patte !

Solis, le Solaire. Aux mains larges comme des plateaux de marbre.

Le soir, lorsque je restais chez eux, on dormait tous derrière un rideau vert avec des croisillons de bois habillant le haut et une tringle affleurant le plafond. On entendait les films qui passaient à la télévision, en majeure partie des westerns, avec la belle voix française de John Wayne: Raymond Loyer.

Les images défilaient dans notre tête, car on devait absolument dormir à huit heures sonnantes, il n’était aucunement question de regarder ce qu’il se passait de l’autre côté de la toile, de «cinéma».
Avant, en fin de journée, nous avions regardé Zorro. Zorro sort vraiment de cet appartement, je revois le puissant cheval aux reflets d’ébène, la silhouette longiligne du héros surpuissant, l’acteur Guy Williams, le seul, avec son masque et son épée n’en finissant pas de scarifier son sigle justicier au pourtour de la pègre.

 

Solis c’était Garcia, alias Henri Calvin, alors que je demeurais muet, comme Bernardo, Gene Sheldon. Nous vivions dans la maison du héros et l’entreprise Rollandin, rue du Port, avec sa vieille remise de planches disjointes, devait bien avoir encore quelques calèches à purs sangs, qui nous permettraient la poursuite des épopées, de nous emmener vers une Californie que les palmiers de Clarens imitaient à bien des égards, mais comme des reproductions poussives de plastique, impeccablement astiqués.

Nous étions vraiment en sûreté.
Les cow-boys en figurines de Jean étaient tous là, vers l’entrée de sa chambre, où fort Alamo était dressé, plus haut, au sommet d’une commode dominant tout notre univers. Mais il fallait ranger tout cela, le soir, car le père, bien que bonhomme et rigolo à sa manière, avait plutôt le ceinturon facile contre son fils, sans cartouchière pour autant.

La sœur Biki demeurait en retrait, alors que Cecilia, l’ainée, plus dure, plus massive par devoir et surtout obligations, prenait à la fois le relais de père et mère. Souvent, c’est elle qui préparait le lourd cacao des quatre heures, renfoncé sous une peau épaisse que nous appréhendions tous de prime abord. C’est elle aussi, qui changeait de cartouches dans les plumes «Pélican» à réservoir, derrière lesquelles on regardait un jour mystérieux filtrer en bleu de méthylène, provenant d’un monde à part, celui qui serait décrit ennuyeusement sur des pages rigides, plombées par l’écusson de l’État de Vaud, ce qui n’arrangeait rien à l’affaire, vous pensez bien.

Je regardais souvent Marie-Neige rédiger ses devoirs, à la dérobée, d’une écriture fine et délicate, si sage, alors que Rose-Marie, la petite dernière, jouait avec un bébé de bakélite et chiffon, en se laissant aller elle-même en régression sur les genoux de sa maman.
Il y en avait une ambiance, à Fort Alamo!
Quand il partait, ce Père toujours aussi énorme dans le froid, allait brasser son ciment, tenant dans chaque main les larges encolures brunâtres des bières Boxer!

Oui, une drôle d’atmosphère de ruée vers l’or.

Courageux géant près de la bétonneuse, lui qui avait commencé la médecine au Costa-Rica, et qui avait eu l’audace de pouvoir la terminer en Espagne! Un Hercule…

Il avait pourtant dû quitter le fort et s’éloigner sur les chemins difficiles et tortueux, truffés d’Apaches belliqueux. On voyait ça ainsi. Tout ce qui n’était pas dans cet appartement sûr et renforcé, hors des tourelles de gardes, c’était des réserves d’Indiens. Loin des murs vigies de la famille Solis, on risquait sa vie à tout bout de champ.

Pourtant, le brave avait quitté les siens, parti loin, dans les plaines de l’Arizona, pour mieux survivre et entretenir ses rejetons.
Médecine en Espagne, à l’époque, c’était endosser la mission de chasseur de têtes.
Cette nouvelle était tombée un soir chez grand-mère, par la bouche même de la placide épouse. Le père Solis, le Patriarche, désertait le domaine familial pour devenir médecin, après n’avoir été qu’un simple ouvrier cimentier en Suisse.
Une belle gageure!

Le ciment s’était fissuré, les pierres disjointes commençaient à tomber en ruine, puis Zorro ne passait plus à la télé, ni Gérard Majax, le magicien, nous apprenant comment rendre un crayon aussi souple que du latex entre le pouce et l’index, ou encore, tordre le manche d’une cuillère, sans que cela ne l’abîmât pour autant.

Il n’y aurait jamais plus ces grandes tablées, à flanc de la rue du Port, ce mélange de tartes aux pommes mélangées à du pain mouillé et à des raisins secs, sortant toute fumante du lèchefrite.
La cuisine s’embuait des premières crudités d’octobre. Il y avait aussi cette grande carafe emplie d’un épais breuvage anthracite, récipient en lequel le café chicorée, saturait l’appartement d’âcres fragrances.
Un trait d’onyx sur le formica blanc.

Fort Alamo battait de l’aile, on ne trouvait plus d’Améridien pour se flanquer la frousse au cœur de la nuit.

Je me rappelle avoir vu passer Rose-Marie et Biki pour la dernière fois dans le vestibule, en chemise de nuit et parfum à la fleur d’oranger. Le même que celui du patriarche Solis. Je revois toujours le néon, la salle de bain, la pharmacie du miroir nimbant sa lumière rêche sur les objets et la dureté des travaux à accomplir.
Puis Madame Solis, constamment de bonne humeur, lâchant prise devant les éléments de la vie, en regardant Dechavannes pérorant ses débuts télévisuels.
Ils étaient tous bien protégés, bien au chaud, dans le confort rudement acquis de Fort Alamo. Toujours emplis de nouvelles aventures à partager, toutes plus incroyables et inédites les unes des autres.

Qu’allait-il donc se passer de nouveau,

Chez la famille Solis,

De solstice en solstice,

Jusqu’au Renouveau?

Père était devenu médecin, il avait passé tous ses examens haut la main. Fini les chantiers Rollandin, l’odeur forte du béton armé fraîchement coulé entre les coffrages et le bourdonnement des vibreurs.

Fini tout court.
Alors que la famille se retrouva disséminée entre la Suisse et Granada, le Père Solis fut traîtreusement attaqué par un infarctus.
Une attaque surprise de l’ennemi. Par derrière.
Quelque chose devant ressembler aux ruses des Navarro de Santa-Fé.
On avait eu beau résister, Fort Alamo avait été pris corps et bien.
Alors il avait bien fallu s’exiler du côté de l’Alhambra, on changeait juste de Fort, une fois rendu plus faible, plus vulnérable.

 

Papa Solis sortait de sa salle de bain, robuste comme un roc, fraîchement gominé d’une graisse de toilette sentant l’oranger. L’arbre générationnel. Le visage large, poupin, alors que la famille endormie ni ne le voyait ni ne l’entendait encore. Excepté une seule personne, une seule l’apercevant en train de louvoyer discrètement dans le corridor après avoir embrassé ses enfants en douce: moi-même, toujours aux aguets des bruits nocturnes.

Il avait cependant oublié Jean Solis, je crois, dans la hâte de ne pas arriver en retard au labeur…

Que deviennent donc les bontés passées et les personnes rencontrées, aussi frêles que des géants aux pieds d’argile ?

 

Collège Champittet, octobre 2018.

© Luciano Cavallini, & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Fort Alamo», octobre 2018. Tous droits de reproduction et de diffusion réservés.