Fin de cours de répétition
Comme chaque année, la Compagnie Lourde Fusillers Montagne (Cp Ld Fus Mont IV/8) termine son cours de répét. au Collège de la Gare à Clarens. Sous-off mat de la compagnie, c’est à moi qu’incombe la reddition du matériel avec mon petit groupe de “spécialistes”.
Samedi, cinq heures du matin. Il fait encore nuit et frisquet en cette fin avril quand je sors de chez moi. Je me serais bien passé de cette diane avancée, mais je me console en pensant que dans quelques heures je vais pouvoir reprendre le rythme normal d’un mec normal habillé normalement. Dès que j’aurai rendu le matériel “propre en ordre” à l’Arsenal d’Aigle mes hommes pourront rentrer dans leur foyer (et moi de même).
D’un pas rapide, je me dirige vers la boulangerie Leutenegger qu’une bonne odeur de pain fraîchement préparé annonce à mon nez. Le magasin n’est pas encore ouvert mais je signale ma présence en frappant à la porte. La dame qui m’ouvre tombe des nues en voyant ce soldat qui débarque aux aubes, mais elle en a probablement vu d’autres et m’accueille gentiment, d’autant plus gentiment que je dévalise sa réserve de croissants encore chauds et délicieusement odorants.
Muni de cette ample provision, je prends la direction du Collège. C’est dans le local aux instruments de musique que les membres de mon équipe de choc ont passé cette dernière nuit. Les bruits bizarres que j’entends, cacophonie nocturne aux accents alcoolisés, ne me laissent aucun doute sur l’état de mes gaillards. Ils ont fêté jusque tard dans la nuit et ne s’attendent pas à être remis sur pieds aussi tôt.
Je m’arrête à l’entrée du local et je découvre ma fine équipe. Allongés sur des paillasses à même le sol, mes guerriers endormis ronflent à qui mieux-mieux. Un gros costaud surpasse tous les autres avec ses vrombissements de basson. Un petit fluet l’accompagne par un sifflement régulier. Plus loin, un troisième distille un ronflement saccadé, la bouche grande ouverte… la nuit a dû être chaude si j’en juge par le désordre qui règne dans la chambrée.
Lorsque l’odeur des croissants que j’amène estompe celle du dortoir, je pénètre dans l’antre des braves. Là, je vais de l’un à l’autre en laissant quelques instants les croissants diffuser leur parfum sous leur nez.
Ils doivent se dire qu’ils rêvent, qu’ils sont déjà chez eux, que leur bourgeoise a préparé le petit-déj du soldat exténué rentrant de sanglantes campagnes. La dure réalité les rattrape. Ils sont encore à l’armée. La distribution de croissants les requinque. Ils retrouvent la parole, péniblement, la bouche pâteuse.
Quand ils auront pris le café, ils seront d’attaque pour commencer le boulot, vite et bien s’ils veulent être licenciés avant midi.
Ils ont bien apprécié le coup des croissants. Tout le monde sait qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.
Pierre-André Schreiber