Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 23/01/2017

Exil

Voici le 115ème conte fantasmagorique de l’écrivain Luciano Cavallini. L’histoire d’une Rose fanée…

Exil

Genre: Récit

Le jour tombait par la lucarne et c’était comme qui dirait un carré de ciel sans plus d’endroit ni terre. La neige se fanait petit à petit, sous les combles il ne restait rien qu’une blancheur apparente.
Rose sommeillait; à la voir si blanche et si paisible dans le lit, on avait peine à croire que la cire pouvait prendre forme humaine. Le souffle demeurait imperceptible, le visage reposait sur l’oreiller auréolé de points de croix.

Dans le lointain on devinait Clarens, le lac remontant petit à petit contre les croisées de fenêtres sous le levain des nues. Quelque présence animale se mouvait sur le toit, des petits sautillements. Les choucas descendaient de Naye par nuées, s’égayaient en tous sens, froissant un instant la clarté sous leurs larges ailes noires. La faim les tenaillait, la faim tenaillait le monde et les hommes, munis de leurs panses prédatrices, avec le froid, le manque de couvertures, de duvets sur la peau. Eux, les volatiles, ils s’en allaient picorer les pommes et les graines jetées sur le toit, ça tombait du ciel. Puis, ils se dispersaient aux alentours avec de gros morceaux fichés dans le bec. On pourvoyait à leur manne d’en haut, ils avaient nullement besoin de s’en soucier.

Le froid dénudait les sentiments. Rose ouvrit les yeux, de grands bleuets égarés contre le plafond colorant l’albâtre de son faciès. Sur la table de nuit, un photophore se consumait, de couleur identique, avec au fond une étincelle reprenant en bouquet le cyan des veines s’écoulant sous la peau.
Le café gouttait plus loin, vers la cuisine, créant de belles plages luisantes et houilleuses. On distinguait la mouture gonfler, créant de toutes petites bulles en lesquelles s’irisait l’aube. Ça prenait du temps, mais l’arôme se développait avec corps, ils se faufilait partout, jusqu’à atteindre les narines frémissantes de Rose.

La jeune femme demeurait immobile. Seuls les yeux restaient fixes, cloués jusqu’aux draps après avoir traversé les orbites de part en part. Les mains croisées sur le ventre avec les arêtes des poignets saillantes et roides. Le petit lit de fer semblait glacial, mais il n’en était rien, pas encore. On tentait d’attiédir la pièce par tous les moyens possibles, en disposant une belle petite chaufferette à pétrole, au travers laquelle une flamme rougeoyait. 
On n’osait pas éveiller la jeune fille, ni frôler ses hanches en remontant l’édredon. On changeait juste de temps à autre une gerbe de sauge asséchée, servant à assainir l’air, avec un bol de benjoin disposé sur le marbre d’une table de nuit austère. Elle ne voyait pas les oiseaux passer, ni la pluie ou la neige griffer les carreaux. Pour elle le printemps resterait éternel, car les fleurs épanouies composant les motifs des grands rideaux, donnaient à la chambrette des allures de vastes prairies s’immisçant à marée haute jusqu’au pied du lit.

La vie n’avait pas été facile; difficile de la saisir, Rose, de la tenir même en ses bras. Elle conservait une rigidité glaciale, ne disait rien, devenait dure et gercée. On devait chercher le coeur sous le torse, on ne voyait que ce poitrail de petite fille à peine formé, délicat, exsudant une blancheur excessive que la lumière jaunissait en ambrant la face. L’existence la rendait froide, calculatrice, intéressée. Ce visage, cette allure si pure, si frêle, prenait des mimiques reptiliennes, au point que les lèvres s’affrontaient en deux stylets d’acier antagonistes. Rien ne parlait ni ne s’exprimait plus; les cloisons des chairs, comme inspirées sous vide, muraient le moindre sentiment humain ressemblant à une quelconque empathie ou compassion. Nos pensées dévalaient des champs contraires, nous nous regardions d’une vallée à l’autre, séparés par une espèce de torrent profond et ombrageux, dont seuls les murmures menaçants sourdaient jusqu’à nos oreilles. On ne voyait jamais rien de cet abysse, nous le sentions, nous percevions ces haleines froides et tourbeuses nous envelopper le corps, mais rien d’autre.

Les soupirs devenaient convulsions fiévreuses, et l’on était transi de lourds secrets tourbillonnant entre ces fonds impénétrables et les frissonnements s’y rattachant.
Rose reposait. Le jour s’arrêtait sur le corps, y demeurait, comme de la cire. La chevelure s’éparpillait, condensant un cadre moussu au pastel du visage. La bouche entrouverte et luisante laissait filtrer une suave odeur de lait et de pommes vertes. Il en est des profondeurs ensommeillées comme des chais retirés du monde: il y fermente la part des anges que nul ne peut appréhender sans la permission divine d’entrouvrir le scellé.
Elle dormait Rose. Le fer du lit posait un masque mortuaire sur son être.

Le café reposait aussi. Il faudrait incliner la tête en arrière et disposer du velours onctueux comme des ténèbres sur la voie lactée; les voir diffuser entre le lait charnel que le nuage absorberait de tout son long. Rose alors, sur l’ardeur torréfiée du breuvage, semblerait en ressentir les nuées, elle convulserait légèrement. La vigueur s’épandait, virile, prenant de l’intérieur toute l’inflorescence, depuis la tige jusqu’ à la sommité éclose.
Rose s’éveillait. La solitude qu’elle avait imposée aux autres se dissolvait un instant comme de l’encre dans un verre d’eau. La craie sur la neige n’était pas plus indifférente et le monde, ceux qui l’aimaient, apparaissait un instant au travers d’un papier carbone. Le buvard retenait ce qu’elle avait laissé perdre, car la nature généreuse dans les chairs, inscrit les hiéroglyphes du Mystère. Le buvard retient, oui, mais à l’envers.

Un rais de soleil vivifiant vint épouser les couvertures, en y arpentant la soie, jusqu’à mouiller le visage.
L’hiver marquait cruellement son enseigne loin à la ronde. Par la lucarne, on vit qu’il recommençait à neiger. Mais dans la chambre, jaunie par les heures longuement déambulées dans l’angoisse et l’obstination, on ne voyait plus que toutes ces fleurs brodées, la gerbe de tilleul, le bol de benjoin et le lit de fer s’harmoniser ensemble. Les bras, devenus des ruisselles, semblaient s’écouler malgré leurs courants cruciformes soudés à la poitrine. Les seins frémissaient à peine, on les devinait, deux lotus secrètement bouturés au-dessous de boutons de roses. Ils se pressaient contre la robe, peut-être afin qu’on les devina, en tous les cas ils transparaissaient; la fille, devenue rapidement femme sans en constater les effets, était révélée pudiquement pubère pour ne plus pouvoir à éclore. 

Il neigeait de plus en plus fort; sur la lucarne le ciel s’emplissait de blanc silence. Rose n’avait bu qu’une seule gorgée de café, on se demandait d’ailleurs pourquoi il fallait ajouter autant de noir en tout ce blanc. On pensait au moins que cela l’aurait revigorée, le temps de retrouver un peu de conscience, le temps de voir ce regard s’éclairer encore aux halos du monde. Combien de fois n’avait-elle pas affirmé qu’il ne tenait à rien d’autre qu’à un mince nerf chagrin? La peau se perd ici-bas, se fait dompter par des études n’en finissant jamais, toute une préhension standard et mécanique lui passant dessus, la modelant aux formes dont elle avait obligation de se départir, empêchant de voir la véritable réalité derrière un masque carnavalesque. Il faudrait ne jamais avoir reçu un coup sur la tête, le choc de l’éclair qui fissure le macadam, vous laissant entrevoir l’autre côté du passage. Le bout contraire. Lorsque cela arrive, même par accident, on demeure entaché de brûlures, des espèces de gruaux entremêlant les épidermes aux substances plus fines, recouvrant l’univers en parallèle. C’est ainsi, on connaît des enfants en bas âge qui ont ces étranges expressions lumineuses sur la face; on pressent d’avance qu’ils ne seront pas longtemps avec nous, ils ont des douceurs de légers mieux, que laisse entrevoir quelques instants avant le trépas, le spectre du léger mieux.

Rose s’assoupissait. Bleus ses yeux, juste avant de souffler la lumière de sa chambre. Blancs ses flancs sous les draps confondus. Statufiés sur le même marbre que la pierre l’ayant vu naître.
Il y eut un tremblement dans la pièce, puis des dames sœurs toutes revêtues pareil, une grande cornette sur la tête avec une petite croix rouge et un crucifix autour du cou, qui s’en venaient en pas de soie. Elles avaient des voix d’enfant Jésus compatissant. D’un air las, repris depuis – paraît-il – des années durant, elles tentèrent une fois de plus devant l’armoire emplie de linge propret sentant la lavande, d’expliquer au vieillard esseulé que sa chère femme, veillée ainsi depuis tant d’années, était morte depuis longtemps et dormait désormais sous un jardin de roses.

«Merci ma femme, tu m’as donné des forces et le don de ta personne. Je pardonne à ce père qui t’a rongée, ce bœuf élancé dans ta maigre existence et qui par son dictat jouait plus les amants prédateurs que la paternité bienveillante. Ce fut lui l’homme de ta vie, le seul et unique amant encombrant, vivant par procuration tes éphémères exodes sentimentaux.
Toujours entre deux lits.
Je n’aurais pas su par le licol, tirer le bœuf hors de tes carrés intimes, te soustraire une fois pour toutes aux agapes d’Œdipe Roi.»


Mais flamme vacillante retenue au fond du falot, perçoit encore l’âme de l’aimée s’agiter dans le lit-cage.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX,«Exil », MyMontreux.ch – janvier 2017 –Tous droits de reproduction réservés.