Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 13/07/2015

Eden au Lac

Voici le 41ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, dont la trame – comme pour tous les autres – se déroule sur la Commune de Montreux.

EDEN AU LAC
Genre: Amour
à Jenny B.

Ils se voyaient régulièrement, hésitant entre Wall Street et la mode yé-yé. On servait le thé dans le parc, ou à l’arrière de la grande orangerie des tentures.
Il avait tout pour plaire; charme, carrière, argent. Elle hésitait encore, en se protégeant les bras croisés, mais en souriant ouvertement vers des promesses inavouées, qui certainement se produiraient un soir, proche du Casino. 

La voiture attendait, la brillance concave et le paysage mouillé se baignant en plein sur le capot. Il faisait chaud. A l’arrière-plan, le jardinier rafraichissait les haies et l’on sentait la poussière surchauffée, humidifiée par son odeur de jute, le paysage saturé de clarté. Il devait faire bon aux confins de cet oriel prometteur de quiétude, derrière les fenêtres, sur les balcons siégeant en impériales contre la psyché lémanique.
Que lui disait-il? Ressentait-il sa chevelure attiédie embaumer d’une vague fragrance de fleurs d’oranger?
Tout de chrome et de velours vêtu, il l’emmènerait certainement sur les fauteuils de skaï – le délicieux chatouillement du moteur flattant les hanches – voguer entre les hauteurs de Glion et Caux, entre ces Palaces toujours plus flamboyants et élevés, goûter aux quatre heures de pâtisseries raffinées. Ou encore à quelques cocktails bien frappés, avec des zestes d’agrumes trompant l’âcreté des liqueurs, couchés sur les granitées cristallines. 

Il la faisait Jet-Set, après le Ski nautique et le court de tennis. Courant aussi sous les haleines perdues des inflorescences de Territet, jusqu’à elle, pourquoi pas, qui l’avait aperçu déjà lors de son premier séjour à Montreux.
Il l’ignorait certainement, mais elle avait figuré dans un film de Hitchcock. Pas grand-chose, juste une scène d’arrière-boutique, alors que le Maître, lui, sortait d’un bazar, accompagné de chiens multiples et tenus laborieusement en laisse. (1)
Fils de diplomate, elle ne savait rien du personnage, ils s’étaient juste frôlés un matin alors que lui, à peine astiqué d’un coriace After Shave, se pavanait élégamment devant le buffet.

Les stores étaient déjà baissés, on entendait les gazouillis d’oiseaux s’égayer par effractions entre les baies entrouvertes, toute bleuies de lumières vives se déposant sur les couverts.
Elle avait fière allure, juste ce qu’il fallait de décontracté, ceinturée dans son jeans bleu et son chemisier rose épousant ses formes.
Les manches relevées rehaussaient le ton de sa peau laiteuse et, lorsque qu’elle se déplaçait, on sentait l’arôme d’un lait d’amandes douces accompagner ses gestes.
Ça l’intriguait. Elle était visiblement seule, et ne possédait en tout et pour tout qu’un petit sac de crocodile beige contenant un portefeuille, un poudrier, ainsi qu’un mince stylet de rouge à lèvres.

Lui, c’était à New-York qu’il se levait tous les matins. Lavé par la brique tannée et les réservoirs crénelant l’horizon des autres gratte-ciel barrant encore son regard. Mais il avait bien l’intention de gravir les échelons de la banque qui l’employait, afin de parvenir seul dans un bureau en enfilade, tout au sommet du dernier ascenseur, avec des espaces dégagés de tous obstacles!
Pour l’instant on l’avait chargé de représenter la “General Motors” en Europe, et c’est pour cela qu’il avait garé sa protubérante scintillance devant la promenade menant à Territet.

Radiateur puissant aux naseaux de mercure, habitacle cossu, pare-brise épais et fauteuil sans fond dont le cuir neuf sentait encore le lendemain de chasse.
Ça coulait profond, tout en le maintenant, le bassin gracieux d’une femme, avec toute la place qu’il fallait pour croiser les hauts collants de soie ou les jeans délavés, contre l’arrière-gorge chaude du radiateur.
Mais voilà, en homme d’affaire confondu en toutes sortes d’implications, il n’avait pas le temps d’apprécier le teint orangé que diffusaient les soleils d’aubes sur les grandes boiseries encaustiquées. Ni d’apercevoir les agates miroitantes des verres d’eaux minérales frissonner sur les nappes immaculées.
Les confitures multicolores et autres pâtes de fruits, mouchetant de vitraux colorés tout un dressoir chargé à cet effet, passaient et repassaient devant lui, sans qu’il ne songe à relever les yeux de son journal.

Le bruit tintant des services affairant le petit déjeuner, de temps à autre le faisait changer de position sur sa chaise. Mais le bel américain, enfoui sous le cours de la bourse, ne voyait pas la dame étrangement seule, trempant avec hésitation le bout de sa rôtie dans un puissant Earl-Grey.
Pourtant. Ses longs membres en ailes de cygne, se détachant sur l’azur entrouvert d’une baie, l’élégance de la silhouette et le visage quasiment translucide à mi-hauteur des céramiques et des pots argentés, ne pouvaient laisser insensible un observateur de passage, même distrait, même pris au-devant de convenances dont il ne pouvait, ou ne devait, se soustraire.
C’est un trio de violons, entonnant une valse viennoise, qui sortit notre américain de sa torpeur.
Il avait bu son café d’un trait, et s’apprêtait à fumer une cigarette, lorsque leurs regards se rencontrèrent, ou que celui de la jeune femme vint glisser sur les lunettes fumées du Monsieur.
Ils ne se dirent rien, alors qu’elle demeurait suspendue en l’air, avec le rouge à lèvres brandi au bout de ses doigts délicats, dont on aurait dit une éclosion en deça d’un bouton de rose.
Elle se figea, l’autre poignet planant en col de cygne, arrêté sur le froissement des serviettes et autres viennoiseries éparses qu’elle s’apprêtait à cueillir, un peu gênée d’être surprise.
Son assise se trouvait délicatement lovée contre une table ovale, alors que lui, éloigné de son plateau carré et ayant besoin de place pour remuer ses jambes, semblait à tout instant vouloir se lever.
Ce qu’il fit.
Ayant peine à y croire, il se dirigea vers elle. Non. Fausse alerte: il la dépassa. S’agenouilla et ramassa au sol la serviette qu’elle dut laisser tomber par mégarde.
 – Désolé. Vous n’auriez pas dû…
Elle avait une voix douce, avec un léger accent germanique.
 – Vous êtes allemande?
 – Non, de Stockholm.
 – Ah. Suissesse alors?
 – Suédoise! Et vous?
 – New-York.
 – Vacances?
 – Non. Voyages d’affaires. Je travaille pour la “General Motors”.
Il fallait qu’il la place, cigarette au bec, smoking tendu et main gauche en poche.
 – Et vous?
 – Je suis ici avec mon père. Villégiature.
 – Ah, je vois. Il est âgé.
 – C’est l’Ambassadeur de Suède en Suisse.
 – Oh, sorry!
 – C’est rien.
 – Si nous sortions. Il fait chaud ici, et je voudrais monter vers Glion, Caux, pour prendre de l’air. Voudriez-vous m’accompagner?

Elle parut hésiter.
 – Je dois aller voir mon père d’abord, en chambre, être sûr qu’il n’a pas besoin de quoi que se soit.
 – Ok, je peux attendre un peu. J’ai fait tout ce que je devais, je repars demain.
 – Déjà?
Pourquoi donc avoir sorti cela. Elle se ravisa.
 – Je comprends les affaires reprennent leurs cours.
 – Oui. New-York, puis le New-Jersey. J’étais juste là pour deux jours.
 – Je vois.
 – Je vous attends en bas, devant la voiture.
C’était impératif. Les hommes, il fallait les faire attendre. Surtout lui.
 – Trente minutes, ça ira?
Il ne répondit pas de suite. Un décideur, ça s’installe pas en salle d’attente.
 – Je vais vite acheter du champagne à ramener aux States, puis je reviens.
Un coup monté, n’importe quoi, pour dire que chez lui on ne s’arrêtait pas involontairement.
 – D’accord, je vous retrouve au parc. Comme convenu.
 – Ok. Trente minutes.

Ils se voyaient régulièrement, une ou deux fois par année; ils venaient ainsi, confondant les dates, mais finissant toujours par les faire coïncider à chaque été.

La montée fut soufflée légère, par la grande voiture aux allures spacieuses, avec son capot laqué et généreux comme une terrasse entrainant l’avant-poste.
Le paysage illuminé s’inclinait fortement sous les degrés de la route.
Le ciel devint énorme. Noueuses comme des courbes féminines, les berges au loin s’enfuyaient brumeuses, recouvrant leurs nudités de tulle finement saupoudrées entre Suisse et Haute-Savoie.
Montreux s’épandait comme de l’ivoire, délicat, gardé par des cyprès le long de ce golfe s’élevant avec audace en direction de Glion. Sur la droite, il y avait cette enfilade en arceau, ombragée de rosiers géants diffusant une pénétrante odeur de miel citronné.
 – La promenade de Sissi, fit la dame.

A Caux, la vue s’en allait plus loin encore, presque ronde et bleue comme une grande sphère lazuli.
Ce paysage, profondément féminin, louvoyait aussi loin que le ciel pouvait le soutenir, par ses rais de lumières encordant les nuages. Comme un grand voilier sustentant la conque des terres et flottant à mi-hauteur en prenant bien garde de ne pas heurter les montagnes.

Il la vit, approchant la dentelle de son corps contre les barrières à claire-voie, finement ouvragées d’espaces cherchant à envahir le moindre interstice.

Lui, le grand pressé, encore proche de sa voiture crépitant sous le moteur qui commençait à se refroidir, senti la mince ligne des iliaques effleurer ses propres hanches.
Le jeans accrochait son smoking. Le chemisier de la fille bâillait son amande douce, et ses bras infinis se déroulaient hors bords, par-delà la balustrade, mêlés aux rubans de condensation laissés par des vols long-courriers noués entre eux.

Il sentit qu’il s’imbibait de ses chairs, en passant au travers comme le ferait l’encre sur un buvard.
Elle était classe, la bouche ouverte, ses baisers sentaient le lait et la pomme verte.

Deux jours seulement, comme chaque année, tous les étés, un hasard répété passant incognito.

On dut secouer le bonhomme plusieurs fois de suite.

Les copains se marraient, comme à chaque fois qu’il se mettait à délirer devant une vieille affiche publicitaire.
 – Rêve pas mon vieux! Tu pourras jamais te la payer cette bagnole! Oublie!

Comme toujours, les jardins secrets piétinés, la finance permettant d’accéder à la beauté, aux finesses de ce monde, aux sensations troublantes que laissent profondément enfouies les pierres et les bosquets humides des Grands Palaces européens.
Et les femmes qui claquent entre les doigts, comme les chiquenaudes d’une étincelle.
Aimer ne sert à rien qu’à attacher des haubans de condensation aux empennages des avions.
Une fois de plus on jetait l’Eden au Lac.

(1) “Les oiseaux” ( NDA )

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, «Eden au Lac», tous droits de reproduction réservés – avril 2015