Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 05/03/2015

DIAPHANE DE MONTARGIS ET LES ÂMES DAMNEES DE CHILLON

Voici le 19ème conte de Luciano Cavallini qui, tous, se passent à Montreux

DIAPHANE DE MONTARGIS ET LES ÂMES DAMNEES DE CHILLON
Genre: épouvante.

Le Comte Beauregard de Saint-Sivrac se retira dans la salle des chevaliers. Il y avait là des massues, des arbalètes, des gourdins, tout un chantier de guerre malsain, qu’il ne désirait plus côtoyer entre les heures de rondes. Pourtant, à part le bruit du vent gémissant dans la haute cheminée, cheminée qui aurait permis de rôtir six bœufs disposés les uns à côté des autres, il finissait par se sentir seul dans ce château ne contenant que d’épaisses murailles, entourant le piton rocheux sur lequel il fût bâti.

La nuit devenait pire encore, lorsque la Tour du donjon s’éclairait d’étranges regards derrière ses meurtrières. De loin cela donnait une espèce de rictus jaunâtre, fixé à trente mètres du sol par dessus les ténèbres.
Mais de Saint-Sivrac héritait de ce mastodonte, encore tout empli d’effrois, dont les souterrains d’antan servaient uniquement à enfouir les innocents torturés à mort.
Même si on ne les avait jamais retrouvés.
Il suffisait de détacher les liens d’acier autour des chevilles et poignets, de les assommer d’un bon coup s’ils ne mourraient sur le chevalet, puis de les balancer par un cloaque menant directement à l’endroit le plus profond du lac. De nuit, il semblait qu’on entendait des cris, des soupirs, refluant de ce siphon lugubre, gonflant la matière lacustre d’embruns vaguement humains.
Il n’y avait pas que des appels d’air, c’était certain!

La belle Diaphane de Montargis avait été, au large, emmenée en barque et menottée. On semblait apercevoir au loin sa haute silhouette se détachant sur l’encre vespérale, titubant debout et pâle au milieu de la barque. Les mains sanglées de cordelettes, la silhouette mordue par les profondes languettes de cuir, faisaient saillir plus encore ces voluptés de soie, la protégeant mal des frissons du large. Le père, depuis plusieurs jours en génuflexions ne pût rien implorer, bien qu’il le fît jusqu’à s’en démettre aussi les bras! Il la vit de loin, derrière ses ogives rocheuses, il vit l’instant où le corps fût fauché à l’eau, depuis la barque, contre le bois rêche, directement, pour enfin s’émécher tel un rayon de lune dans la froidure des reins lémaniques.

Que faire dès le crépuscule, planté au milieu des créneaux? La passerelle geint sous des pas que l’on ne connaît pas. Le clapotis de l’onde semble changer, parfois sourd, parfois plus profond, répondant en écho, comme si les douves s’approfondissaient plus encore.
Côté ouest, il y avait cette marée saumâtre, toujours refroidie par l’ombre même du château, rendant l’endroit lugubre, saturé d’algues et moisissures, de branchages visqueux s’effilochant sous les pas.

La ronde commencerait. Entre les portes basses, les chambres enfouies, ou les vastes espaces ouvrant sur une nuitée crucifiée contre les fenêtres ogivales. Pour se rassurer, on tentait de ciller, dans l’espoir d’apercevoir à l’arrière des écharpes de brume, les petits points lumineux de la Haute-Savoie.
Ensuite, il fallait contourner l’espace, préserver sa silhouette contre les froides arrêtes de pierre marquant les angles. Descendre quelques marches, remonter plus haut, sans ne jamais apercevoir ce que les plafonds recelaient. Côté montagne, c’était pire encore. La froidure empirait, léchant le pied des fortifications de soutènement, avec cette odeur douceâtre, refluant des ressacs impénétrables. Le rayon conique de la lampe électrique ne forait rien du tout, il ne faisait que s’entourer de halos, dès qu’il palpait de manières impudiques les nues saturant l’atmosphère.
Le pire arrivait, lorsqu’il fallait descendre comme à fond de cale sur la base même du rocher, cette espèce de cimetière archéologique sentant le tombeau, ou le vase d’argile rêche.
On se cognait aux voussures, le dos imbibé de frissons, de courants indistincts, cherchant à s’enfuir ou à forcer les fissures séculaires.

Puis elle. Toujours elle. Cette haleine suave et sourde, écumant la surface des flots à l’embouchure des oubliettes. Cette innocence pubère, sacrifiée en plein milieu des remous! D’abord debout sur la barque, ange lié, silhouette entravée, chair prisonnière et déjà périssable! Ah, ces yeux dans la brise… Ces yeux épouvantés tentant de chercher secours au cœur de la nuit impénétrable, ces expires, ces souffles mêlés aux frissons de terreur, l’odeur d’abysses liquides léchant ses chevilles ensanglantées! Cette barque aux fonds détrempés, les embruns engourdissant les franges du chemisier!
Elle allait, la gorge roide, le cou tendu, tout plein de vie encore, elle allait exténuer son dernier souffle à semi immergée puis, qui le sait, tenter de se débattre sous les fers, hurler dans le flux qui envahirait aussitôt sa bouche, froidures d’intempéries d’abord, puis bâillon sur les yeux où s’affaisserait la profondeur des cieux!
Les hommes la saisiraient par les bras, elle sentirait leurs mains, puis l’effondrement total des pieds coulant au large, vers les damnés sans prières ni sépultures, voyageant d’abord entier par courants contraires, puis s’embourbant ou se décimant par lambeaux pour, ensuite, squelettes blanchis par les siècles, errer entre deux mondes, âmes flottantes interdites aux séjours des morts !
Les cheveux de Beauregard de Saint-Sivrac se dressaient sur sa tête !
Il avait vu des représentations de la belle, il ne pouvait vivre hanté par ces images, ces sons l’étourdissant, de cette exécution, d’imaginer ce cierge blanc frissonner entre les froidures de l’hiver, à moitié nue dans la barque, avant, juste avant que la peau soit surprise par les eaux glaciales pétris de flux mortels! Et ces hommes! Ces bourreaux! Comment étaient-ils donc constitués, pour oser et pouvoir accomplir d’aussi basses besognes! À quoi pensaient-ils, au moment de saisir ce frêle fétu de chair, en quelles forces ont-ils puisé, pour oser la soulever, puis la suspendre au-dessus du bord, juste à ce moment-là, quand ils ont de concert, décidé de s’en dessaisir!

Retourner au rivage sains et saufs, eux, détrempés par ses débattues! Puis revivre, puis continuer de vaquer, l’instant d’après, les habits tout souillés de drames, tout transis d’éclaboussures! Il ne fallait penser à ça! Mais pourtant, c’est ce qui donnait cette incroyable force au vieux comte, de poursuivre la vengeance contre les descendants, contre les enfants des pères qui avaient commis un tel forfait!

Dans le secret le plus total, alors, il faisait mander son homme à tout faire, prenant des torches de survie, des couvertures, puis en scellant toutes les portes de Chillon, ils empruntaient les escaliers en colimaçon, qui s’enfouissent plus bas que terre, derrière une roche suintante d’humidité.
En un monde se mélangeant entre sables, ondes et tourbe.

Cette chose, ce secret, celui consistant à venger Diaphane de Montargis, se retransmettait de générations en générations, depuis l’assassinat accompli, jusqu’à l’époque actuelle, encore plus troublée, encore bien plus exécrable que du temps de Pierre de Savoie! Une fuite envers et contre tout! Fuite vengeresse remontant à l’innocence occise, fuite vengeresse allant vers ce monde encore plus douloureux! La Confrérie n’avait jamais relâché serments, au péril de sa vie, il fallait retrouver les rejetons de ceux qui avaient osé gifler le Créateur, en commettant ce blasphème! Oui, sous peine de mort, sous peine du même supplice infligé à Diaphane de Montargis, pour ceux qui seraient parjures, il fallait par tous les moyens anéantir les descendants, jusqu’à extinction totale du dernier bourgeon généalogique!

Le comte Beauregard de Saint Sivrac arriva au cœur de la roche. L’eau lui montait jusqu’aux chevilles, mais rien ne lui faisait plus peur, et sa torche soufrée suffit à éclairer sa calèche, ses deux destriers blancs et l’espace du cocher, son homme à tout faire, prenant déjà place et prêt à claquer le fouet pour s’élancer à vive allure dans un souterrain menant de Chillon à la rue du Port. Puis, après un virage fortement coudé, jusqu’à la tortueuse montée poursuivant son ascension jusqu’au château du Châtelard !
La voie était large, surmontée de flambeaux balisant tout le long parcours menant de Chillon jusqu’au Châtelard. Le jour, le cocher les entretenait, pour qu’au soir l’attelage puisse galoper sans entraves. Il fallait alors voir le spectacle! Galerie d’époque, entretenue par l’armée, parcourant les dessous profonds de Veytaux, courant sous Territet et le rocher de Toveyre, les grottes des Planches, et s’y abouchant dans le plus grand secret ! Cela louvoyait dans l’odeur âcre des ombres dérangées, dans l’humus poussiéreux de la paroi noirâtre, s’écartant un instant par une encoche lumineuse, pour se refermer aussitôt à l’arrière du carrosse! Puis, il fallait le savoir, s’insinuant entre le tunnel des Rochers-de-Naye et du MOB, incrustée bien plus profondément encore, avec cette souche matricielle, enduite de calcaire, manquant toujours de s’effondrer et donnant à goutter, une eau crayeuse et glaciale!

Ensuite, c’était pas encore gagné! Il fallait s’enfiler sous les voies de chemin de fer, et cela se rétrécissait cruellement au point que des excroissances affutées de lambris, encore plus mous, risquaient à tous moments d’efflanquer les reins des chevaux qui devenaient quelque peu nerveux à cet endroit-là.
Là on soufflait un instant, pile sous le chemin du petit Clos, afin de ravitailler la bête en eaux que la fontaine de la Place Alice Rivaz servait généreusement à la dérobée!
Après, l’effort devenait plus soutenu. Au pas, on commençait la remontée sous plafond bas et couloir encore bien plus exigu. On sentait les flammes des torches lécher le visage, tellement les murs de la galerie se resserraient en étau! Le carrosse cahotait, il filait sous l’avenue Rambert, les ossements du cimetière de Clarens, la route du château, avant d’oblitérer vers l’endroit où, en surface, on pouvait lire la stèle concernant les Gingin.
Enfin, on attaquait l’ultime ligne droite de plus en plus ardue, avant de déboucher à l’arrière du vieux pressoir du Château du Châtelard!

Afin de ne prendre aucun risque d’être découvert, le passage demeurait escamoté par un faux mur, constitué d’une lumière vacante entre l’entrée du souterrain et le vrai mur constituant la cave. Il fallait parcourir le reste à pied, pour finalement, après toutes ces péripéties nocturnes, déboucher juste contre le plus gigantesque tonneau du cellier. Il y avait, pour cette mission quotidienne, une imprécation à laquelle on ne devait jamais se dérober: prohiber toute forme d’arrêt à cause du manque d’oxygène créé par les torches du souterrain. On s’arrangeait pour provoquer un fort courant d’une part et d’autre de toute la galerie, afin d’avoir suffisamment d’air pour le voyage de retour. Cet assainissement provoquait une vaste plainte, risquant l’écroulement de la roche, et c’est avec circonspection que l’on s’employait à cette délicate opération.

Le cellier, les tonneaux, c’était là!
C’était là, à l’intérieur de l’un d’eux, qu’il fallait «travailler» le dernier des descendants des meurtriers de Diaphane de Montargis. C’était simple. Elle avait péri noyée, il devait à son tour mourir de faim. Rivé dans le bois et l’obscurité, avec une toute petite bougie pour compagnie. En gros, choisir entre ténèbres et lumière. Respirer ou étouffer. Ça pouvait prendre du temps, bien plus encore que d’agoniser sous des litres de liquides à cieux fermés!
Une putréfaction au cœur du bois, que le prisonnier devait affronter, suffoqué par son propre gaz! En cela la noyade était plus rapide, la noyade lavait, polissait, dégageait les plaques charnelles en les envoyant se balader, sur des fonds inaccessibles! Le Léman ne rendait jamais ses morts. Mais après avoir trouvé les outrageux criminels profanant leurs existences par les actes de leurs aïeux, il fallait les soustraire de la face de Dieu, puis de ce monde déjà vil, dans la combustion-même de leurs péchés! Qu’ils mourussent d’abord gazés par leurs fautes, sans personne pour les entendre hurler, sans salut, sans une âme compatissante qui eût pu achever leurs affres!
Non, en ces cercles côtelés de grands crus, enfouis en ces hanches noirâtres surplombées de plafonds aux clés de voûtes sans issue, ils devaient répondre de leurs chairs, aux bières de Bacchus!

Alors, alors à ce moment-là, au moment de l’ultime souffle qu’il fallait capter à bon escient, dans les ultimes savoirs et connaissances des alchimistes, on pouvait déverser l’alcool fort des dissolutions finales, avant que l’âme prisonnière ait pu s’échapper du corps entravé.
Le corps lavé de la noyée verrait son esprit s’élever vers les purs empyrées; cependant, les corps souillés par les âmes putréfiées, elles, damnées à jamais, ne pourraient échapper à la noyade de la damnation éternelle!
Elles demeureraient immergées, macérant dans les citernes du vice et de la criminalité!
Le souterrain reliant Chillon au Château du Châtelard, était ce couloir menant sans rémission les damnés du Styx, vers Charron le justicier!

© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), novembre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux. «Diaphane de Montargis et les âmes damnées de Chillon» – Tous droits de reproduction réservés.