Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 03/11/2014

Deuxième nouvelle: La Roche et le Lys Noir

Comme désormais chaque lundi, voici le deuxième conte fantastique de Luciano Cavallini, basé sur des faits réels. Quelle écriture!
LA ROCHE ET LE LYS NOIR
Basé sur des faits réels
À Geneviève Beaucage
On ne peut parler de Montreux, sans évoquer les narcisses parsemant nos champs d’une lactescence stellaire à perte de vue. La beauté s’offrait plus surprenante encore, lorsqu’on arrivait au sommet d’un Alpage, et que l’on voyait la côte offrir sa douce déclivité contre le tain du lac. 
Plus avant, on passait devant le «Manoïre», ce chalet rustique donnant un lait sucré, distillé par des animaux peu ordinaires, ayant brouté toutes les herbes aromatiques des pâturages et dont la quintessence se retrouvait désormais prise en de robustes meules de fromage. Si l’on désirait courageusement poursuivre, arpenter la route en direction de Jaman, on débouchait vers la droite, sur un étang empli de fleurs safranines, dont les dégradés nuançaient un cirque tout recouvert de mousses, racines, et moraine éparpillée. 
Sylvain Obret le savait. Il montait avec les bêtes au début du printemps, les laissait pâturer tout l’été, avant d’entamer la désalpe à la fin septembre. Il restait seul et immergé bien plus haut encore, entre les murs d’un cabanon de roche où deux rivières serpentaient d’un côté comme de l’autre. Seul le doux murmure de leurs ondes lui parvenait jour et nuit, avec les clochettes des chèvres et les vaches du père Favreau, paissant du côté aval de la Cape aux Moines. 
Rien ne pouvait le soustraire aux spectacles du couchant saignant sur les arrêtes de Naye, ni l’emmener loin des ces tièdes haleines, provenant des versants encore illuminés mais bataillant déjà entre l’ombre et l’éclair. C’est ainsi que souvent, peu après le crépuscule, on croyait voir se démêler d’étranges reptiles, qui semblaient grouiller entre la fange ou les alcôves d’anciennes marmites torrentielles. Mais, ce matin-là, il faisait un temps radieux; aucun nuage n’entachait l’azur, et la fine dentelle de la chaîne des Verraux se déroulait sans former une seule ride sur la surface zéphyrienne. 
Pourtant, depuis le chemin montant de la vallée, une ombre noirâtre se faufilait. Au début, et plutôt surpris, Obret pensa que l’avancée solaire provoquait cette noirceur peu commune, qui cependant ne pouvait se mouvoir seule, de manière aussi incongrue. La patience lui donna raison. Au bout d’un certain temps, cette ombre prit forme humaine, puis se précisa de plus en plus, jusqu’à dessiner très distinctement la silhouette d’un être féminin. 
Il dût attendre encore un bon quart d’heure, avant d’observer la femme, ou la jeune fille paraissant sans âge distinct et d’une maigreur exacerbée. Bien que gracieuse, souple, en tous points à l’aise sur ces sentes accidentées, elle n’en dégageait pas moins une allure très austère. Peut-être était-ce sa longue robe noire lui enserrant le corps, ce chapeau plus obscur encore, le tulle de crêpe enveloppant le visage, le brouillant quelque peu.
Parvenue à hauteur du chevrier et le toisant timidement, elle lui demanda – le plus simplement possible -, la permission de se délasser quelque peu sur la devanture du chalet. Son accent trahissait une origine germanique. 
 – Je vous en prie, prenez vos aises ! Attendez, je reviens… Juste un instant… Voici ! Mon pagne de laine crue sera plus confortable que ces maudites pierres ! Vous pensez si je les connais ! Mieux que personne ! La montée est dure pour une jeune fille si frêle ! Vous avez bien du courage ! 
Elle ne répondit pas. Se sentait exténuée. Se contentait de sourire, tout simplement. 
Sylvain Obret, tandis qu’elle contemplait le panorama, alla traire sa chèvre « Fleurette », la plus domestiquée et qui paissait toujours à proximité de lui. 
 – Tenez, ceci vous remettra. J’espère que vous aimez le lait de chèvre ? 
 – J’aime tout ce qui vient de la haute-montagne, car c’est proche de Dieu. Elle hésitait sur certains mots, peu sûre de son français.
 – Vous y croyez-donc, au bon Dieu ? Pour moi il est ici, partout. Y’a pas besoin d’aller le chercher plus loin ou plus haut. Puis, après un instant de pause, il reprit : « pourquoi ne resteriez-vous pas, ce soir, après votre excursion ? Il y a une petite pièce, là-haut, qui pourrait vous convenir… Venez je vais vous montrer… 
La jeune femme suivit sans mot dire. Elle pénétra dans le chalet, d’une rusticité crue, avec sa table biscornue, son chaudron à bois, ses colonnes de bûches et son échelle accidentée menant au premier étage, qu’ils escaladèrent tout deux en silence. 
 – Voilà. C’est ici. C’est un peu chiche, j’en conviens. Vous n’aurez qu’à vous installer comme il vous plaira. J’ai une lampe à pétrole qui peut fonctionner toute la nuit de manière sourde, à condition qu’on la dispose correctement sur le rebord de la fenêtre. Par temps de pleine lune, on n’en a pas besoin, le globe s’appuie sur tous les carreaux à la fois. Faut dire que c’est pas compliqué ; ceux-ci sont tellement malingres ! Ça ira ? 
 – Si ça ne dérange pas… Sinon une fois en haut, je redescends sur Territet par les rec… les recou… 
 – Les Recourbes ! Oui… Mais par les Recourbes vous arriveriez sur Caux. Il faudrait plutôt obliquer vers Sonchaux, dès que vous serez parvenue à l’entrée des hauts de Caux ! Ou redescendre par où vous êtes arrivée, direction Les Avants. Enfin, c’est entendu. Ma porte restera ouverte ! Je vous laisse un instant, mes bêtes s’impatientent, sans vouloir vous offenser. On sait jamais… 
Il s’effaça discrètement. Combien de temps ? Il ne le savait pas. Quand il vint la retrouver, voyant qu’elle ne redescendait pas, il la trouva profondément endormie sur la paillasse. Belle. Le pouls des poignets battant sous la collerette serrée des manches, la gorge luisante offerte au jour. Sylvain Obret sentit son cœur faiblir. Il voyait ce névé ténébreusement recouvert, s’offrir simplement au repos, à l’aise, en toute confiance ne plus bouger, pas même frémir. 
Elle dormit ainsi pendant trois heures. Avant qu’il la retrouve, droite et diaphane, fendant le cadre de porte, telle une ogive d’ardoise. 
– Excusez-moi. J’ai abusé. Je n’avais plus dormi comme ça depuis tellement longtemps.
Obret lui servit un deuxième bol de lait, une généreuse tranche de pain avec un morceau de fromage. Elle but seulement une demi-ration du breuvage, ne toucha ni au pain ni au fromage. 
Elle tendit sa main, qu’elle avait entretemps gantée, sous les lèvres du chevrier. Qui ne sut quoi en faire. Elle sourit. Lui tint une conversation en allemand qu’il ne saisit absolument pas. 
En souriant elle le regarda, longuement, nuançant ce sourire d’une profonde mélancolie, avant de s’éloigner aussi simplement qu’elle était apparue. 
Le paysage la rogna, petit à petit. Un cygne noir s’élevant à hauteur de glacier, se détachant contre un névé récalcitrant et le cyan profond du ciel. 
Il avait trouvé deux cents francs, laissés en gros écus sonnants, et tout luisants d’argent. 
Depuis ce jour-là, Sylvain Obret scruta sans répit les combes de l’Alpage de Jaman, les Crêtes de Naye, la chaîne des Verraux, la Cape aux Moines, la glissière de Manoïre dévalant jusqu’au vallon brumeux des Cases. En vain. Il n’aperçut jamais plus le grand Lys noir onduler sur les contreforts de roches, impénétrables comme des remparts.
Encore moins une aube pareille à celle-ci, et qui changea le cours de son existence. Son cœur veillait derrière une meurtrière, et lorsqu’il contait son histoire, on se disait qu’il était devenu un peu « bobet », à force de rester tout le temps tout seul là haut, une vie entière. Alors il se tut définitivement, à tous et à tout le monde. 
Bien des années plus tard, blanc comme un linge, les sanglots accrochés derrière les dents, il vit par hasard le portrait de son inconnue sur un journal abandonné, qui traînait non loin de Manoïre. Avec la légende suivante sous la photo: « Elisabeth de Wittelsbach, l’épouse de François Joseph, Empereur d’Autriche-Hongrie, est morte assassinée par les mains de Luigi Lucheni, un anarchiste italien, ce 10 septembre 1898, sur le Quai du Mont-Blanc, à Genève, Suisse ».
 Luciano Cavallini
Membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains, (AVE)
© Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux. « La roche et le lys noir » – Tous droits de reproduction réservés .